Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur et président du Mouvement des Citoyens, dans "L'Alsace" du 12 juin 1998, sur la délinquance des mineurs, le bilan de la politique gouvernementale, le TGV Rhin Rhône et le Mondial.

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Circonstance : Signature d'un contrat local de sécurité à Mulhouse le 12 juin 1998

Média : L'Alsace

Texte intégral

Q - Vous signez, ce vendredi, à Mulhouse, un Contrat local de sécurité, qui permet une meilleure mobilisation de tous les intervenants : police, municipalité, justice… Le ministre de l’Intérieur est toujours un élu de Belfort. Les problèmes de délinquance sont-ils très différents entre les deux villes ?

Belfort a également des problèmes, mais elle est une petite ville si on la compare à sa voisine alsacienne, dont l’agglomération compte 200 000 habitants alors que l’agglomération belfortaine compte un peu plus de 80 000 habitants.
Mulhouse est une ville difficile, mais la typologie de la délinquance est comparable à celle que l’on rencontre dans d’autres grandes zones urbaines.
Jean-Marie Bockel a beaucoup tenu à ce que l’on prépare un bon contrat local de sécurité. Il met par exemple l’accent, à juste titre, sur la délinquance de voie publique. L’objectif est atteint et ce document est de très grande qualité. J’annoncerai aussi lors de ma venue des moyens nouveaux.

Q - Les contrats locaux peuvent être bons… ou moins bons ?

Les premiers n’avaient pas procédé à un diagnostic suffisamment approfondi. À Mulhouse il y a eu un travail sur l’insécurité et sa localisation. Mais aussi sur le sentiment d’insécurité, un élément qui n’a pas toujours été pris en compte ailleurs de manière satisfaisante.

Q - La police, selon une idée communément admise, ne va plus dans certains quartiers : réalité ou fantasme ?

C’est excessif. La police va toujours dans un certain nombre de quartiers « difficiles » mais sa présence sur la voie publique n’est pas toujours assez forte. Une patrouille automobile ne suffit pas. Il faut mettre l’accent sur la proximité. Pour cela, les adjoints de sécurité, pour lesquels le Haut-Rhin est prioritaire, et le renforcement nécessaire des effectifs en gardien de la paix, permettront d’être d’avantage au contact de la population. Il ne doit pas y avoir de quartiers où la police ne soit pas maîtresse du terrain. Il ne faut pas accepter que des petites bandes sanctuarisent non pas un quartier mais tel ou tel territoire à l’intérieur duquel pourraient s’opérer toutes sortes de trafics.

Q - De telles dérives existent donc aujourd’hui ?

C’est la tendance qui se développerait naturellement si nous n’y prenions garde. J’ajoute que tout n’est pas dans l’action de la police. Certains quartiers ont le sentiment d’être abandonnés à eux-mêmes. On ne peut pas mener une politique en matière d’ordre public indépendamment d’une politique de la ville, de la population, une politique de la mixité sociale.

Q - Y a-t-il une exception française, en matière de délinquance juvénile, ou s’agit-il d’un problème européen, voire planétaire ?

Il n’y a pas d’exception française.
La délinquance des mineurs représente 23 % du total de la délinquance et 37 % de la délinquance de voie publique. C’est beaucoup.
Notre pays se situe pourtant dans une relative moyenne, à un niveau voisin de celui de l’Allemagne, de la Suisse et des Etats-Unis. La délinquance y est nettement supérieure à celle connue en Autriche, ou en Grèce, mais nettement inférieure à celle connue en Grande-Bretagne, au Canada ou en Finlande. Ce qui est préoccupant c’est la croissance très forte depuis 1993 de cette délinquance des mineurs. C’est ainsi que le nombre des violences urbaines a quadruplé.

Q - Tony Blair, Premier ministre britannique, a un slogan en ce domaine : celui du « zéro tolérance ». Reprendriez-vous cette formule à votre compte ?

Ce slogan, né aux Etats-Unis au milieu des années 80, constitue une déclinaison de la théorie de la « vitre cassée ». Fondée sur le constat qu’un environnement urbain dégradé participe de la montée de la violence, cette théorie préconise un renversement des priorités de l’action policière qui a toujours tendance à se focaliser sur la criminalité la plus grave, indépendamment des attentes de la population. Selon cette théorie, il s’agit, au contraire, d’agir très en amont et de traiter tous les actes de délinquance, y compris les moins graves, notamment ceux qui sont l’expression d’un comportement incivique. Ces « incivilités », selon une expression aujourd’hui consacrée, constituent autant de nuisances de la vie quotidienne (cages d’ascenseurs dégradées, fauteuils de bus « tagués », éclairage public brisé) qui alimentent le sentiment d’insécurité.
Bien appliqué, ce système a l’avantage de mieux coller aux attentes de la population en matière de sécurité au quotidien.
Selon le principe du « zéro tolérance », aucun acte de délinquance ne doit demeurer sans réponse, ce qui ne signifie pas que ce soit nécessairement une réponse judiciaire lourde. C’est le sens de l’engagement pris par le gouvernement dans son plan de lutte contre la délinquance des mineurs, adopté, ce lundi au Conseil de sécurité intérieure : chaque acte de délinquance commis par un mineur doit recevoir une réponse systématique, rapide et compréhensible pour la population.

Q - Souhaitez-vous un abaissement de la majorité pénale ?

Il ne faut pas confondre majorité pénale et responsabilité pénale.
La majorité pénale est l’âge à partir duquel un jeune délinquant ne relève plus du régime spécial applicable à l’enfance délinquante, mais peut être renvoyé devant les tribunaux de droit commun : le tribunal correctionnel ou la cour d’assises par exemple. En France, la majorité pénale correspond à la majorité civile (ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays européens : en Suède, par exemple, la majorité pénale est fixée à 15 ans, en Grande-Bretagne, à 17 ans).
En France, le mineur de moins de 18 ans relève de juridictions spécialisées (les juges et tribunaux pour enfants) et d’un régime spécial qui impose que toute sanction ait une dimension éducative.
Je ne suis pas favorable à l’abaissement de l’âge de la majorité pénale.
Mais minorité pénale ne signifie pas irresponsabilité pénale. Le mineur délinquant est responsable de l’acte qu’il a commis et il en rend compte devant la justice. Ce principe, qui « se déduit des textes en vigueur », vient d’être rappelé par le Conseil de sécurité intérieure. Il était temps. Car ces textes étaient souvent appliqués à contresens, comme si les mineurs étaient irresponsables. C’est pourquoi il fallait que le Conseil de sécurité intérieure mette les points sur les i. Pour autant, l’affirmation de ce principe de responsabilité individuelle n’est pas un obstacle à la prise en compte de l’ensemble des facteurs sociaux entrant dans la commission de l’acte délinquant.

Q - Quelles réponses à la délinquance des mineurs ?

Nous devons faire face à deux types de délinquance complètement différents.
A un bout de la chaîne, il y a une délinquance peu grave, mais massive. Pour y répondre le gouvernement entend favoriser le traitement des procédures en temps réel, développer les mesures de réparation et accroitre le volume des travaux d’intérêt général applicables aux mineurs.
À l’autre bout de la chaine, il faut faire face à des actes graves, à des mineurs beaucoup plus ancrés dans la délinquance. Ici, le problème est différent car il ne s’agit pas d’un contentieux de masse, mais d’un petit nombre de mineurs très déstructurés. Dans la plupart des cas, il est opportun d’éloigner ces jeunes qui pourrissent la vie de leur quartier et qui ne sont qu’une poignée. Il faut les enlever des quartiers où ils jouent les caïds en les plaçant dans des établissements adaptés, à la fois contraignants et éducatifs. C’est le sens des mesures validées par le CSI : il est prévu de spécialiser des foyers pour les moins de 16 ans, pour accueillir, notamment, les jeunes délinquants des 26 départements jugés les plus sensibles (parmi lesquels le Haut-Rhin). Dans ces établissements, ils pourront bénéficier d’une scolarité adéquate (l’Éducation nationale étudie cette question).
La prison n’est malheureusement pas à exclure pour un petit nombre de mineurs multirécidivistes. Actuellement, il y a environ 750 mineurs incarcérés (sur 55 000 détenus au total). Il est certain que cette solution ne doit être utilisée qu’en dernier recours. Par ailleurs, les établissements pénitentiaires qui accueillent ces mineurs doivent être adaptés : ils doivent par exemple, comporter des surveillants spécialement formés, des enseignants, des moniteurs de sport…

Q - Comment agir sur les responsabilités des familles ?

Il est temps de responsabiliser les familles. En ce sens, une campagne nationale va être lancée sur le rôle éducatif des parents. Ceux-ci seront mieux associés à la vie scolaire de leurs enfants par une information systématique concernant les règles de vie des établissements.
Par ailleurs, les parents des mineurs délinquants doivent être systématiquement convoqués à tous les stades de la procédure concernant leurs enfants.
Les parquets seront engagés, par de prochaines directives pénales, à poursuivre les parents particulièrement défaillants ou responsables de faits susceptibles d’être qualifiés de recel.
Enfin, pour chaque acte de délinquance, l’utilisation des prestations familiales au profit des mineurs concernés sera vérifiée. Dans le cas contraire, et conformément aux textes déjà en vigueur, des mesures de suspension ou de mises sous tutelle pourront être décidées.

Q- Vous avez retrouvé le pouvoir depuis un an. Sur les problèmes de sécurité – immigration, famille… –, le message de fermeté est beaucoup plus fort que sous les précédents gouvernements de gauche. Est-ce un changement majeur ?

Je ne le pense pas. Nous menons une politique républicaine, qui associe la sureté et la liberté, deux notions affirmées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Une société où les gens ne se sentent pas en sécurité est une société où ils ne peuvent exercer leur liberté. Et, souvent, ceux qui souffrent le plus de l’insécurité sont les plus démunis, Voilà pourquoi, un gouvernement de gauche doit apporter une réponse prioritaire à ces problèmes… Il faut cesser d’opposer de manière stupide la répression et la prévention. Or, dans la situation actuelle, il y a tout de même le legs d’une permissivité excessive.

Q- Autre anniversaire : celui de mai 1968. Le slogan le plus célèbre de l’époque – « Il est interdit d’interdire » – était-il stupide ?

C’est la première fois, dans le cours de l’Histoire, qu’une génération a renoncé à transmettre à la suivante, la distinction élémentaire entre de qui est licite et ce qui ne l’est pas. Au vu des résultats, il est temps aujourd’hui de redresser la barre.

Q- Une révolution culturelle pour la gauche ?

La gauche a appris depuis 1981, c’est clair. Il ne faut pas réduire la gauche à la prévention. Quand la prévention ne marche plus, il faut savoir sanctionner. C’est encore une façon d’éduquer. Par ailleurs, la droite a souvent fort de tenir seulement le langage de la répression. Opposer prévention et répression, c’est une opposition absurde qui relève du cliché.

Q- L’électeur pourra-t-il encore faire la distinction, sur les problèmes de société, entre la gauche et la droite ?

L’électeur est intelligent et il faut toujours faire appel à cette intelligence des citoyens : tel est le point de vue républicain, par-delà les notions de gauche et de droite.

Q- Le bilan du gouvernement peut-il se résumer en quelques mots ?

Le gouvernement est très pragmatique mais il n’a pas perdu le fil de son discours. D’une manière générale, les Français ont conservé leur confiance à un gouvernement composé pour l’essentiel de gens rigoureux, travailleurs et qui conçoivent leurs tâches comme un service.
Il y a toujours des exceptions qui confirment la règle.

Q- Vous ne donnerez pas de nom…

Bien évidemment… non.

Q- Le conflit Air France se termine plutôt bien pour Lionel Jospin. Le gouvernement continue d’avoir la baraka.

Ce n’est pas une question de baraka. J’ai mal ressenti, tout de suite, l’initiative du SNPL (syndicat majoritaire des pilotes). On n’a pas le droit de prendre la France en otage, quand il y a le Mondial. Je suis toujours favorable au dialogue, mais il y a des circonstances où il faut savoir dépasser le syndrome des tribus gauloises. Le gouvernement a montré que, les Gaulois étant toujours les Gaulois, on peut néanmoins raire régner un minimum d’ordre.

Q- Premier flic de France est un titre que vous revendiquez ?

Je n’aimais pas cette expression quand je suis arrivé ici, parce que j’ai toujours considéré qu’un ministre était d’abord un homme politique. Évidemment je le pense toujours. Mais j’ai fait mieux connaissance avec la maison et j’apprécie beaucoup les qualités humaines et professionnelles des policiers, affrontés à souvent à ce qu’il y a de pire dans la société et suffisamment aimés de la population. Eh bien aujourd’hui, si vous voulez m’appeler « premier flic de France », j’accepte et j’assume de bon cœur.

Q- Êtes-vous un ministre heureux ?

Dans la mesure où le bonheur est dans l’action, oui.

Q- Et le chef de file heureux du Mouvement des citoyens ?

Le Mouvement des citoyens reconnaît dans l’action du gouvernement et pas seulement dans la mienne, l’application de son logiciel républicain.

Q- Votre mouvement a voté contre le gouvernement sur plusieurs questions européennes. Vos relations avec Lionel Jospin en ont-elles souffert ?

Le Premier ministre met l’accent autant qu’il le peut sur la nécessité d’un gouvernement économique, d’un contrepoids à l’influence d’une banque centrale qui a été conçue sur le modèle de la Bundesbank allemande. Cela dit, c’est un homme d’Etat qui sait que la diversité des points de vue est un enrichissement pour tous.

Q- Le MDC est-il le moins turbulent des partenaires de la gauche plurielle ?

Il est le plus soucieux de la cohérence de la gauche plurielle. Nous mettons davantage l’accent sur le service de l’intérêt général, sur ce que doit être la gauche pour inscrire son action dans la durée, c’est-à-dire une gauche républicaine. C’est plus important que de faire prospérer notre fonds de commerce.

Q- Les campagnes électorales, lors des prochaines échéances législatives ou présidentielles porteront-elles à nouveau sur les problèmes de l’immigration ?

Je pense que la loi RESEDA (relative à l’entrée et au séjour des étrangers et au droit d’asile), devenue la loi de la République, ne sera pas fondamentalement remise en cause. Ce sujet, qui a empoissonné notre vie publique pour le plus grand bénéfice du FN, devrait être traité, à l’avenir, de manière responsable et relativement dédramatisé.

Q- Durant ces douze premiers mois, le Premier ministre a-t-il rendu des arbitrages vous ayant été défavorables ?

Je ne peux pas toujours avoir raison sur tout mais j’arrive à me faire entendre et dans l’exercice de mes fonctions je travaille en parfaite harmonie avec le Premier ministre.

Q- Et sur le TGV Rhin-Rhône ?

C’est un projet d’un intérêt décisif pour l’avenir du Haut-Rhin, mais aussi bien entendu de l’aire urbaine Belfort-Montbéliard. Le fait que les études d’APS (avant-projet sommaire) portant sur le tracé Mulhouse-Dijon aient été approuvées dans leur ensemble va nous permettre de travailler dans de bonnes conditions et j’espère que les travaux pourront commencer vers 2001. C’est un sujet sur lequel je me suis particulièrement battu avec Jean-Marie Bockel et Jean-Paul Marbacher et je reste très vigilant au sein du gouvernement pour déjouer toutes les embûches qui sont nombreuses.

Q- Vous avez assisté au match d’ouverture du Mondial, Brésil-Ecosse. Avec une préférence pour l’équipe européenne ou sud-américaine ?

J’étais un fana du Brésil ! Savez-vous pourquoi ? Parce que le drapeau du Brésil figure la devise du Français Auguste Comte : Ordem e Progresso (Ordre et progrès). C’est naturellement la mienne au ministère de l’Intérieur !

Q- Jean-Pierre Chevènement a-t-il été footballeur ?

J’ai joué dans l’équipe de Science Po, comme ailier.

Q- Ailier gauche ?

(Rire…) Non. Ailier droit. C’était la question piège, mais j’y réponds volontiers.