Article de M. Brice Lalonde, président de Génération écologie, dans "Le Monde" du 22 novembre 1993, sur le projet de loi Bosson sur la suppression des blocages procéduraux en matière d'urbanisme, intitulé "Carton jaune".

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Média : Le Monde

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Carton Jaune

Par Brice Lalonde, ancien ministre de l'Environnement, président de Génération Écologie

Si nous n'y prenons garde, nous risquons d'assister à un retour en force des bétonneurs sur tous les secteurs sensibles du paysage français que les associations, les juges et l'État ont eu tant de mal à protéger. Je m'inquiète ici, en particulier, du projet de loi Bosson visant à supprimer des blocages procéduraux en matière d'urbanisme, adopté par les sénateurs dans la nuit du 14 au 15 octobre dernier.

Si l'on en croit les débats et les amendements qui ont occupé les sénateurs, cette loi va entamer le travail du juge administratif mené depuis près d'un siècle pour protéger les droits des citoyens en matière d'environnement et d'urbanisme. Justifié par la volonté de "faciliter le travail des opérateurs et des collectivités locales", ce texte conduit tout bonnement à adapter l'urbanisme et l'environnement à la situation du bâtiment.

Ainsi, au moment où ce métier connaît des difficultés, il faudrait pouvoir construire vite et partout en diminuant les règles de protection de l'environnement et en bridant les possibilités de recours des citoyens. Une telle démarche signifie que tout ce qui touche à la conception de nos villes, à l'évolution de nos paysages, à la gestion du littoral, devrait être soumis aux besoins du bâtiment et, ainsi, le cadre de vie serait déterminé car la conjoncture économique d'aujourd'hui.

En huit ans, cinq millions de mètres carrés de bureaux ont été construits en région Ile-de-France. Ils sont vides. Ainsi que des milliers de maisons et d'appartements neufs qui ne trouvent pas preneurs. À ma connaissance, ces constructions n'ont pas été entravées par les règles d'urbanisme. Au contraire. Faut-il rappeler qu'entre 1985 et 1988, on a supprimé l'agrément des bureaux en région Ile-de-France, et que l'on n'a pas appliqué la loi littorale ? Les résultats sont là : engorgement du marché et désastreuses conséquences sur les bilans des banques. Pour dire le vrai, chacun sait qu'il n'y aura aucune relance de la construction sans une amélioration significative des perspectives économiques et politiques.

Le droit a donc bon dos et les règles d'environnement n'ont rien à y voir. Pourtant, pour donner un semblant de justification juridique à ce qu'il faut bien appeler une entreprise de démantèlement, on met avant les excès de procédure de certains requérants. Les pauvres. Ils seraient moins portés au contentieux si la participation à l'élaboration des POS leur était ouverte et si le contrôle de légalité était exercé par l'État comme la loi de décentralisation le prévoit.

Quand le contrôle de légalité fonctionne mal, il ne reste aux citoyens que le recours devant la juridiction administrative qui n'a pas hésité à censurer des décisions illégales durant ces dernières années. Voilà qui a inquiété tous ceux qui considèrent le droit comme un ensemble de formalités inutiles et non comme notre règle commune.

Pour les rassurer, on va mettre en cause les principes fondamentaux du droit. On utilise un rapport récent du Conseil d'État en prenant soin de cacher à l'opinion toutes les mesures qu'il proposait pour renforcer les contraintes de l'urbanisme. En effet, pourquoi ne pas retenir, par exemple, la limitation légale du nombre de révisions du POS pendant un mandat municipal ?

Les "nouveautés" de la loi Bosson, copieusement agrémentées des amendements des sénateurs, sont dangereuses :

Les citoyens et les associations ne pourront plus invoquer l'illégalité du POS pour des motifs de forme ou de procédure contre un permis de construire. Il s'agit d'un recul sans précédent depuis qu'existe cette garantie fondamentale des citoyens de pouvoir invoquer l'illégalité d'un acte réglementaire par voie d'exception.

La loi prévoyait des règles claires : "pas d'opérations lourdes autour des lacs de montagnes, pas d'aménagement en site vierge sur le littoral des départements d'outre-mer s'il n'y a pas d'abord un schéma d'aménagement d'ensemble publiquement débattu et approuvé. Ces deux règles sont désormais contournées par la possibilité d'accorder des autorisations ministérielles au coup par coup.

On revient aux pratiques d'urbanisme négocié hors de l'information du public, avec l'affaiblissement de deux articles importants de la loi anticorruption (loi Sapin) : l'un touchant aux participations liées aux ZAC, l'autre relatif à la transparence sur les ventes de terrains communaux aux particuliers.

Je passerai sur les menaces proférées au Sénat contre l'usage du contentieux par les associations ainsi que sur les tentatives de mise en échec de l'admirable travail que les architectes des Bâtiments de France effectuent dans nos départements pour protéger le patrimoine. Ainsi, même si certaines des mesures adoptées par le Sénat, telle que la motivation obligatoire des décisions de sursis-exécution sont bienvenues, il reste que l'esprit général consiste à "alléger" très vite les législations protectrices de l'environnement, du patrimoine, du paysage, à réduire les droits que les citoyens ont conquis pour participer aux décisions prises dans ces domaines et, éventuellement, à les faire censurer.

De la sorte, le gouvernement et le Sénat ne font que s'inscrire dans un mouvement bien organisé : il n'est plus de mois sans que des colloques d'élus ou d'aménageurs soutenus ou inspirés par des lobbies ne demandent l'abolition de la loi littoral ou l'arrêt dans les meilleurs délais du processus qui a conduit les tribunaux administratifs à sanctionner les décisions illégales en matière d'urbanisme et d'environnement.

Que le nouveau gouvernement applique le programme sur lequel il a été élu, même si l'on n'en approuve ni les termes ni certaines modalités, n'est après tout que la règle démocratique. En revanche, organiser "en douce" la régression de la politique d'environnement alors qu'on avait annoncé une grande bonne volonté pendant la campagne électorale est plus surprenant.