Allocution de M. Philippe Seguin, président de l'Assemblée nationale, sur la coopération France - Allemagne et la construction européenne, à Bonn devant le Bundestag le 8 décembre 1993.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réception de M. Philippe Seguin devant la commission des affaires étrangères et des affaires européennes du Bundestag, le 8 décembre 1993

Texte intégral

Madame la Présidente du Bundestag, Madame la Présidente de la Commission des Affaires européennes, Monsieur le Président de la Commission des Affaires étrangères, Mesdames et Messieurs les Députés,

Il y a bien longtemps que j’attendais ce jour : en m’accordant le privilège de vous rencontrer, il me permet en effet d’exposer devant vous quelques-unes de mes convictions les plus profondes. C’est donc un très vif sentiment de gratitude qui m’anime aujourd’hui et je veux sans attendre, remercier ceux auxquels je dois le grand honneur qui m’est ici donné : Mme SUSSMUTH, Mme HELLWIG, M. STERCKEN, mais également l’ensemble des députés dont la présence n’est pas seulement un signe d’intérêt pour ma personne, mais surtout un témoignage de l’importance qu’ils accordent à la France, à la représentation nationale française et, par-dessus tout, à l’amitié de la France et de l’Allemagne.

Je suis d’autant plus heureux de me trouver au Bundestag que cette assemblée constitue à mes yeux un modèle, un véritable modèle pour tous les Parlements des nations libres. Votre mode de fonctionnement, vos méthodes de travail, les règles très précises et très claires qui régissent la vie et l’activité des députés allemands sont en tous points remarquables. Je suis très heureux de les connaître mieux, car ils constituent une excellente source d’inspiration, pour nous, élus français, et particulièrement pour moi qui ai entrepris un effort de rénovation de notre institution parlementaire. Sont notamment remarquables les règles qui assurent à vos députés une grande disponibilité pour le travail parlementaire et les méthodes de communication très ouvertes que vous avez su mettre en place vis-à-vis de l’opinion publique, et d’abord des jeunes. Ce sont là d’incontestables réussites que j’ai à cœur d’adopter et d’adopter en France.

Mais évidemment, les relations qu’entretiennent nos deux Assemblées ne portent pas seulement sur ces différents points. Elles doivent s’inscrire dans un cadre politique plus large, le cadre franco-allemand.

Immense question que celle des liens noués entre nos deux peuples ! Question si riche et si complexe que l’esprit humain, comme toujours en pareil cas, est porté à chercher dans l’histoire des références pour le présent et des repères pour l’avenir. Ce réflexe, cependant, je voudrais m’en garder pour plusieurs raisons. D’abord parce que, s’agissant des rapports entre la France et l’Allemagne, les exemples qui viennent à l’esprit sont toujours contradictoires. Il y eut entre nous bien des guerres, des déchirements et des drames ; mais il y eut aussi, au fil des siècles, d’heureux épisodes, l’ordre carolingien, le Roi Louis IX arbitrant en faveur de l’Empire germanique contre le Pape, l’alliance de la Couronne de France avec les princes protestants, notre amitié constante avec la Bavière, nos liens si étroits avec des villes comme Brême, et ces contrées où sont nés les ancêtres de nos rois, et même ceux, d’ailleurs, de Charles de Gaulle, j’en passe tant et tant, jusqu’à la page lumineuse qu’ont écrite quelques années après la seconde guerre mondiale deux grands Hommes d’État, Konrad Adenauer et Charles De Gaulle. Saluons cette “idylle franco-allemande” qui servit de prélude à la longue période d’amitié, d’entente et de coopération poursuivie jusqu’à nos jours et qu’il nous revient de rendre irréversible.

Mais ne nous laissons pas obnubiler par le passé, cessons de chercher ces fameuses constantes de l’histoire dont les esprits rudimentaires font un peu vite des fatalités, c’est-à-dire de faciles prétextes à la paresse, à l’abdication des volontés et des imaginations. Rien n’est écrit, tout est toujours à faire, et tout dépend des peuples ! Si la très rapide internationalisation des activités humaines a posé avec acuité le problème des identités nationales, nous ne devons pas oublier pour autant que toute identité est en devenir, se métamorphose au fil de l’expérience historique, et l’on peut appliquer à chacun de nos deux peuples la fameuse formule d’Engels : “faire, et en faisant se faire”, qui ouvre indéfiniment, pour chaque peuple comme d’ailleurs pour chaque homme, le champ des possibles.

Il est d’autant plus vain de chercher dans le passé les clefs de l’avenir que le nouveau contexte de l’Europe et du monde diffère en tout point de ce que nos ancêtres ont pu connaître jusqu’à ce jour. L’Allemagne et la France ne sont pas seules sur terre, dans un perpétuel “face à face” où seuls ont pu les enfermer l’ignorance ou l’incompréhension dont nous avons longtemps fait preuve, avouons-le, à l’encontre de la plupart des autres pays du monde. Aujourd’hui l’Allemagne et la France sont deux voisins, certes, mais des voisins qui, d’abord, mesurent l’étendue de l’univers autour d’eux, la multitude de leurs partenaires, l’importance des défis à relever au grand large, bref ils mesurent dans le monde changeant et à bien des égards menaçant qui les entoure, tout ce qui les rapproche en fait de valeurs, d’intérêts et d’espérances.

L’avenir ne se formule plus dans les termes de la paix ou de la guerre, ni même de la détente ou du conflit ; la question d’aujourd’hui, la question profonde posée à notre génération est de savoir si nous restons dans le tête à tête franco-allemand, dans la vieille problématique du voisinage heureux ou malheureux, dans les cadres étroits d’une diplomatie qui se borna trop longtemps aux rivalités d’intérêts régionaux ou si, regardant enfin l’univers dans son entier, nous parvenons à couler notre alliance, une fois pour toutes, dans une vaste ambition qui la dépasse, un même évangile de l’homme, de la société, de la civilisation ? Nous avons toujours un combat à mener mais c’est un combat plus vaste que jamais pour aider le monde à trouver un nouvel équilibre, conforme aux valeurs de l’Europe. La question est de savoir si nous sommes capables de faire subir à notre amitié, finalement ancienne et désormais solide, l’épreuve suprême, celle du service commun. Car l’Allemagne est un grand peuple, comme la France est un grand peuple ; grands cependant, nous ne le resterons qu’en cherchant la grandeur non pas dans la puissance, mais dans le service des valeurs qui nous dépassent.

Soyons les uns et les autres ce que nous sommes, recherchons nos complémentarités, et n’oublions jamais que nous pouvons ensemble faire beaucoup ; ce dépassement, vous devinez que je le crois possible ; mais c’est plus encore. Je le crois nécessaire, au sens où les Anciens disaient que ce qui est nécessaire ne peut pas ne pas être.

Tout nous pousse à œuvrer ensemble : au sein de l’union européenne d’abord, mais aussi dans l’Europe toute entière, et enfin à l’échelle du monde entier. Passons donc en revue ces trois grandes scènes où notre amitié, s’éprouve, et commençons par notre communauté européenne devenue Union que nous avons portée ensemble sur les fonts baptismaux et qui doit à présent atteindre l’âge adulte.

Une Union européenne libre, sûre de ses valeurs démocratiques, et capable de rayonner dans le monde : tel est le premier des services que nous pouvons rendre, non seulement à nos peuples, mais aussi, à tous les peuples attachés à un certain équilibre du monde – je dis “équilibre” par opposition à ce que serait un monde unipolaire –.

L’entreprise communautaire, chacun le sait, n’a connu de succès, et je crois n’a évité d’erreurs, que par l’impulsion qu’a su lui donner ce qu’il est convenu d’appeler le couple franco-allemand. Ce couple doit rester la locomotive de l’Union européenne. Plus précisément, il doit savoir imprimer deux orientations majeures qui s’inspirent l’une et l’autre d’une évidence : au point où nous en sommes arrivés, l’entreprise communautaire ne peut être seulement économique, ni même monétaire, elle doit être essentiellement politique, c’est-à-dire se fonder très résolument, non sur le volontarisme technocratique mais sur une volonté politique.

Volonté des États, volonté des peuples. Insistons quelques minutes si vous le voulez bien, sur les deux volets de ce nouvel élan politique si nécessaire.

Volonté des États disais-je. Car s’il est une réalité qui s’avère plus têtue que l’ont cru bien des fondateurs, c’est que les États et les nations demeurent des cadres de mobilisation sociale, de participation politique et d’identification culturelle indépassables à ce point de l’histoire où nous sommes parvenus. Partout renaissent les nations et les États, et partout ils s’affirment par la volonté des peuples.

Eh bien ! Cet état de choses ne me fait pas peur, aucune nation ne me fait peur si elle est démocratique.

On sait que je me suis opposé au traité de Maestricht. Des esprits stériles ont même pu dire que je l’ai fait par peur de ce qu’ils ont appelé, d’une formule toute faite, l’“Europe allemande”. Ineptie profonde à laquelle je dois cependant, je le sais, d’être précédé ici d’une réputation peu flatteuse… Si j’ai parié sur l’Europe des États, sur l’Europe comme volonté politique et non comme une succession de petites constructions économiques ou monétaires, c’est bien parce que je fais confiance à la maturité, à la responsabilité, au sens de la mesure de chacun des États membres, et d’abord aux plus puissants d’entre eux, au rang desquels je compte évidemment l’Allemagne.

Et d’ailleurs ! Je ne suis pas loin de penser qu’en France, du moins, les tenants traditionnels de l’Europe supranationale ont été habités d’arrière-pensées obscures, notamment sur la prétendue nécessité de “ficeler” l’Allemagne, d’entourer son Gouvernement de contraintes si nombreuses qu’elle ne puisse jamais être pleinement elle-même. Ces arrière-pensées furent dites, quelquefois, dans les premiers temps de l’Europe : ce fut par exemple le cas lors de la Conférence de la Haye en 1954 ; elles ne le sont plus aujourd’hui que rarement – cela arrive – mais il ne faudrait guère insister pour que de nombreux thuriféraires de l’Europe de Maestricht avouent qu’il y a dans leur empressement à construire une Union politique dépassant les nations la crainte que l’Allemagne, rendue à elle-même par sa réunification, ne vienne à dominer tout le continent en suivant la pente de je ne sais quels démons ; en sorte qu’ils ont cherché, par un ensemble de contraintes juridiques, à l’entraver, entravant d’ailleurs avec elle tous ses partenaires, et finalement l’Europe entière. Oui, ce raisonnement caché et peureux fut celui de nombre des partisans français de Maestricht ! Ce ne fut pas le mien.

Je l’ai dit il y a quelques jours à Paris, et je le dis à nouveau ici : il était regrettable de vouloir priver à toute force et sans délai l’Allemagne de cet instrument essentiel de son identité qu’est le Mark, sous le couvert d’anticiper des solutions monétaires dont il n’apparaissait pas que la faisabilité fut immédiate. À trois reprises, avec le Zollverein au XIXe siècle, avec la Trizone en 1949 et plus récemment en 1990 avec la parité des deux Marks Est et Ouest fondant l’unification monétaire, votre monnaie a joué un rôle clef dans l’histoire de votre pays. De même que la France s’est construite autour de son État, je crois que l’on peut dire que l’Allemagne s’est construite autour de sa monnaie. Cela doit être respecté et je ne crois pas que nous servirions l’Europe en privant chacun de ses piliers de ce qui constitue le cœur même de son identité politique.

Priver les peuples européens de leurs instruments et de leur génie propre : c’est là tout le contraire de ma démarche. Je crois au contraire que l’Allemagne et la France, comme tous les autres peuples, ne rendront service à l’Europe et au monde, que s’ils sont libres, responsables, fidèles à eux-mêmes. Une Europe libre, formée d’États libres, c’est exactement ce que nous voulons, et les vrais Européens n’ont pu que se féliciter au mois d’octobre dernier de ce que la Cour de Karlsruhe ait estimé, ce fut le fond de son jugement, je la cite : “que le traité d’Union européen réalise une organisation toujours plus étroite des peuples de l’Europe, mais sans bâtir un État qui serait appuyé sur un peuple européen”. Autrement dit, pour l’Allemagne, plus précisément pour sa Cour suprême, il n’y a pas de transfert de souveraineté au profit de ce qui serait un État européen supranational. C’est là l’essentiel, et qui rectifie très avantageusement, à mon sens, les dérives de l’Europe et les chimères maestrichiennes.

Sur ces points nous sommes donc d’accord, la clarté se fait peu à peu, au-delà des manichéismes et de la caricature permanente des positions des uns ou des autres ; et je souhaite seulement que nos Gouvernements à l’avenir demeurent inébranlables sur le point précis des souverainetés.

Nos Gouvernements, mais aussi nos peuples. Car si l’Europe doit être une volonté des États, elle doit être aussi une volonté des peuples, et pour commencer, de leurs représentations légitimes, je veux dire leurs Parlements ! Il nous appartient d’associer de mieux en mieux les Parlements aux étapes futures de l’Union européenne. Comment ? Je reprendrai ici les propositions que j’ai déjà eu l’occasion de formuler ces derniers mois, et dont j’aimerais très vivement discuter avec vous.

La preuve a désormais été apportée que le seul Parlement européen, tel qu’il est actuellement organisé, et même s’il était renforcé dans ses prérogatives, ne peut se charger de redresser les choses. L’Europe ne doit pas être organisée comme un super État, avec son Gouvernement, son Parlement, mono ou bi-caméral, ses contre-pouvoirs. Il faut sortir de ce schéma de pensée qui ne peut aboutir qu’à une impasse !

L’Union, instrument de coopération entre les États, doit, au contraire, être dirigée par des mécanismes originaux, associant les institutions légitimes de ces États : d’une part le Conseil Européen et les Conseils des Ministres qui représentent les Gouvernements ; d’autre part, les Parlements nationaux, et plus précisément les chambres basses, car les Parlements sont les seuls détenteurs de la légitimité démocratique, et il leur revient par conséquent d’élaborer collectivement et solidairement la législation européenne.

En réalité, ce qu’il faut, c’est trouver des mécanismes permettant à nos Assemblées d’élaborer solidairement la loi européenne. Quant à l’Assemblée de Strasbourg, telle qu’elle est aujourd’hui, elle pourrait jouer le rôle d’une sorte de Sénat constitutionnel qui aurait pour mission de faire respecter les souverainetés des nations.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que le transfert progressif des compétences nationales vers les institutions européennes s’est accompagné d’un recours de plus en plus systématique à des directives qui ne laissent aucune liberté aux autorités nationales chargées de les transcrire en droit interne. Les Parlements se transforment ainsi (moins en Allemagne qu’ailleurs, c’est entendu), en “chambres d’enregistrement”. C’est pour limiter les conséquences de ce dessaisissement progressif de la représentation populaire qu’a été introduite dans la Constitution française, avant même le référendum sur le Traité de Maastricht, une réforme obligeant en principe le Gouvernement à soumettre aux Assemblées les propositions communautaires relevant de la compétence législative, et cela dès leur adoption par la Commission.

Il y a là un léger progrès. Léger dis-je, car, en France, le Gouvernement, dans la négociation, n’est pas juridiquement lié par les résolutions de l’Assemblée Nationale ou du Sénat. Eh bien, sur ce premier point, je pense que nous pourrions aller plus loin. Parlons-en !

Il y a un second point : certains avaient suggéré la création d’une commission permanente de l’Assemblée chargée des affaires communautaires. Cette idée n’a pas été retenue lors de la réforme constitutionnelle. La place et le rôle des délégations de l’Assemblée Nationale et du Sénat, qui siègent à côté des commissions permanentes, n’ont pas été modifiés. Je pense que nous pourrions, nous devrions asseoir plus solidement leur rôle et leurs prérogatives. De cela aussi nous devons débattre ensemble.

Voilà quelques premières idées pour ce qui est de nos Parlements, pour remettre la Communauté européenne sur ses bases qui sont des bases avant tout politiques. Mais nous pouvons faire aussi, vous Allemands et nous Français, beaucoup de choses pour l’Europe tout entière.

Les piliers de l’Europe ce sont les peuples, c’est-à-dire, comme le disait le Général de Gaulle, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, la France avec ses Français : mais ce ne sont pas douze peuples qui font l’Europe, aujourd’hui, mais plus de quarante ! L’Europe c’est aussi la Pologne et ses Polonais, la Hongrie avec ses Hongrois, la Russie avec ses Russes ! C’est ici que se situe notre deuxième grand défi, qui consiste à arrimer le centre et l’Est du continent aux valeurs de la démocratie pluraliste, de la liberté et de la paix, bref, de réussir les retrouvailles de toute l’Europe autour de ses fondements politiques les plus anciens. Dans ce sens, le grand événement qui s’est déroulé dans votre pays en 1989 a autant d’importance pour notre continent qu’en a eu jadis, en Europe, la Révolution française de 1789. Or, sur ce second défi aussi, l’Allemagne et la France se retrouvent naturellement côte à côte.

Seule la division idéologique du continent explique que l’on n’aie pas été en mesure de réunir d’emblée toute l’Europe. Dans les années 50, nous n’aurions certainement pas refusé leur place à la Pologne ou la Hongrie si leurs peuples avaient été libres d’adhérer à notre Communauté : pourquoi le faire aujourd’hui, à moins d’admettre l’inadmissible, c’est-à-dire de considérer l’Union européenne comme une sorte de syndicat de pays riches ? Ce qui ne serait pas seulement scandaleux d’un point de vue idéologique mais aussi hautement dangereux d’un point de vue politique !

En réalité, les seuls critères sont l’appartenance au continent, le choix de la démocratie et la volonté d’adhérer à une entreprise commune. Trois critères et aucun autre ! C’est sur ces bases que nous avons accueilli, dans les années 70, le Portugal, la Grèce et l’Espagne, une fois closes les périodes de dictature que ces pays ont traversées. Nous l’avons fait alors sans délais. Ce n’est pas un signe de santé ni de confiance en l’avenir que donnent aujourd’hui nos pays en tergiversant.

Il nous faut prendre conscience des risques qu’un splendide isolement à l’abri de notre tarif douanier commun, ou ce qu’il en reste, de notre système monétaire européen, ou ce qu’il en reste, et de tous nos instruments de défense commerciale feraient courir à l’ensemble du continent. Les menaces de conflits ethniques, religieux ou nationalistes ne sont pas circonscrites à l’ex-Yougoslavie ou à la mer Adriatique. Dans toute l’Europe centrale et danubienne, sans, parler de l’ancien empire soviétique, c’est-à-dire aux frontières même de l’Union, les rivalités entre communautés peuvent se transformer en véritables guerres.

Que faire, me direz-vous ? Augmenter les programmes d’aide communautaire, oui, mais cela n’est pas suffisant. Il nous faut prendre des initiatives plus ambitieuses, des initiatives politiques, et construire cette Europe à large échelle qui est inscrite dans les nécessités de l’heure. Ce que vous avez entrepris avec tant de courage, ces dernières années, vis-à-vis de l’Est de votre pays enfin retrouvé, entreprenons-le ensemble sans tarder davantage vis-à-vis de l’Est de notre continent. Car cette Europe nouvelle, je crois que nos deux peuples sont excellemment placés, par leurs traditions propres, pour la vouloir et la construire, jour après jour. Nous pouvons en être le moteur politique, culturel, économique. Politique surtout, car ce qui doit nous inspirer avant toute chose c’est d’assurer la sécurité et l’équilibre de notre continent afin d’en prévenir les conflits potentiels. Dans cet esprit, j’ai récemment proposé la création d’un Conseil de sécurité qui agirait dans le cadre d’une organisation régionale conforme aux principes de la Charte de l’ONU et notamment de son chapitre VIII. De même, des initiatives sont à prendre dans le domaine économique pour relancer la croissance chez nous et dans toute l’Europe par une entreprise volontaire de relance, comparable à ce que fut au sortir de la seconde mondiale le Plan Marshall. Car l’Europe ne peut se faire, je crois, qu’en luttant contre son grand ennemi commun, le chômage.

De cela aussi je suis venu débattre avec vous car il y a certainement lieu d’associer sous une forme ou sous une autre, l’ensemble des Parlements des nations européennes du Nord, du Sud, de l’Ouest ou de l’Est du continent pour affirmer la solidarité de tous les peuples européens. Peut-être avons-nous ici une autre initiative à prendre en commun.

 

Mesdames et Messieurs, ce que nous pouvons faire pour la communauté européenne ou pour l’Europe dans son ensemble, n’est pas encore suffisant : n’oublions pas aussi ce que nous pouvons faire pour le monde ! Car c’est bien là, comme je le disais tout à l’heure, la grande nouveauté des relations franco-allemandes : elles s’inscrivent et s’inscriront toujours plus, au cours du XXIe siècle qui s’ouvre, dans une perspective large, celle du monde et de ses évolutions. C’est alors qu’apparaîtront en pleine lumière notre communauté de vues, de conceptions de l’homme et de la société, et aussi, pourquoi ne pas le dire, notre communauté d’intérêts. Nous sommes indissolublement liés face à l’immense défi de la pauvreté du Tiers-monde, à l’immense défi du développement durable, je veux dire à la capacité de notre planète à recréer à mesure les ressources naturelles dont elle use et abuse ; et nous sommes indissolublement liés aussi face aux grandes questions de l’équilibre géostratégique dont les glissements actuels ne nous sont certes pas favorables.

Je ne peux ici traiter de tous ces points mais j’aimerais que nous parvenions à nous rendre les uns et les autres conscients qu’aucun de ces défis économiques, militaires, géopolitiques, environnementaux, et j’en passe, n’est à la hauteur d’aucun pays pris isolément. Unis, nous pouvons créer, je crois, une dynamique féconde pour l’univers entier.

Qu’il me soit permis simplement de citer à nouveau Charles de Gaulle disant à la jeunesse allemande dans la cour du château de Ludwigsburg le 9 septembre 1962 : “Si nos pays ont aujourd’hui une mission, celle-ci ne peut que consister à aider les milliards d’hommes vivant dans les pays pauvres à vaincre la faim, la misère, l’ignorance et accéder à une pleine dignité”. Telle est, mes chers amis, l’étendue de nos responsabilités communes ! Ne nous y dérobons pas.

 

Mesdames et Messieurs les députés, je souhaite ardemment vous avoir convaincus de l’immensité des tâches qui nous attendent. C’est dans le cadre de notre mission universelle que notre amitié prend, à mes yeux, tout son sens : or, si l’amitié franco-allemande est bonne, je pense aussi qu’elle pourrait être meilleure.

Ce ne sont pas nos échanges commerciaux qui pêchent, puisque nous sommes chacun le premier partenaire de l’autre ; c’est bien plutôt nos relations politiques et culturelles. Ces relations, j’y insiste, se fondent sur une même conception de l’homme et de la société, et des nécessités de l’organisation sociale. Nous avons donc le socle : il est possible par conséquent, d’aller plus loin !

Permettez-moi à ce sujet de rappeler un épisode riche d’enseignements, connu sous le nom des “serments de Strasbourg”. Il eut lieu il y a 1151 ans, en 842 : les deux fils puînés de Charlemagne, Charles, qui avait reçu en partage la “Francia occidentalis”, et Louis le germanique, inquiets des prétentions de leur frère aîné, Lothaire, à recréer à son seul profit l’Empire carolingien, décident de faire alliance et jurent de se prêter chacun assistance au moindre signe d’agression de Lothaire ; ils se déplacent à Strasbourg avec leurs troupes et les deux chefs lisent, devant elles, un long serment, chacun dans la langue de l’autre : Louis, en vieux français – c’est d’ailleurs le premier texte qui nous soit resté en langue française – l’autre, en langue tudesque. Épisode remarquable, disais-je, car nous voici déjà réunis près du Rhin pour imposer un ordre respectueux des singularités, déterminés à combattre tout empire, non pas en se fondant en une entité unique mais en reconnaissant mutuellement notre originalité. C’est la fondation de la logique des nations, pure et parfaite, telle que l’Allemagne et la France peuvent à nouveau en donner l’exemple.

Je veux m’arrêter là et vous laisse méditer les profondes résonances des serments de Strasbourg. Oui ! Il est temps de reprendre nos coopérations, il est temps de faire mieux connaître à chacun la culture de l’autre, de rapprocher nos conceptions du monde et de parier que, grâce à cela, les générations futures fonderont une indéfectible alliance politique. Échangeons nos films, nos étudiants, nos écrivains, les œuvres de l’art et de l’esprit, apprenons davantage chacun la langue de l’autre – et l’on sait combien l’ancien volontarisme des années 60 manque, aujourd’hui, dans ce crucial domaine ! Bref, essayons de redonner un élan à la compréhension entre nos deux peuples, et utilisons pour ce faire les ressources qui sont celles de Parlements, le Bundestag comme l’Assemblée nationale française.

L’enjeu est grave : il faut donc, avec méthode et détermination nous mettre à la tâche. C’est dans cet esprit que j’ai conçu ma visite ici, c’est dans cet esprit que je vous remercie du chaleureux accueil que vous me réservez et c’est aussi dans cet esprit volontaire et déterminé que j’agirai, avec vous si vous le voulez bien, dans les mois et les années à venir, pour que chaque Allemand et chaque Français, d’une manière ou d’une autre, sachent toujours se donner la main.