Déclaration de M. Michel Rocard, ministre de l'agriculture, sur la politique agricole et les syndicats agricoles, Paris le 15 novembre 1983.

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Circonstance : Centenaire du syndicalisme agricole à Paris le 15 novembre 1983

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs,


Il y a deux ans, c'était le centième anniversaire de l'existence du ministère de l'agriculture en tant qu'administration autonome. Il y a quelques mois, c'était au tour de la CNMCCA de fêter les 75 ans de la coopération et de la mutualité agricole. Et nous voici aujourd'hui rassemblés pour célébrer la création, de la période contemporaine, moderne héritier des corporations confréries et fruitière du moyen-âge, dont nous avons entendu évoquer le souvenir.

Voici donc au total, un peu plus d'un siècle que l'agriculture a trouvé, au sein de la société française, les formes d'organisation professionnelle, administrative, syndicale autonomes, d'où sont directement dérivées les structures que nous connaissons aujourd'hui.

Mais à réfléchir ensemble sur ce que représente le chemin parcouru, et sur les adaptations nécessaires, une première observation s'impose car ces trois anniversaires que j'évoquais n'ont pas tous la même signification : qu'une institution, qu'elle soit administrative ou professionnelle, atteigne l'âge respectable que justifie l'hommage exceptionnel d'une manifestation de centenaire, cela n'a après tout rien de bien étonnant. Car c'est un peu le propre d'une institution, et peut-être en France plus qu'ailleurs, que de porter en elle ce que le poète appelait « le dur désir de durer ».

Mais qu'un mouvement qui repose au contraire sur la libre association de ses membres, comme c'est le cas d'un mouvement syndical parvienne à atteindre son centième anniversaire, et manifeste à cette occasion sa vitalité et sa puissance témoigne à la fois de son utilité sociale, au service de ceux qu'il représente et de son aptitude à grandir et à évoluer avec le monde dans lequel il agit. Le rappel de cette histoire, la vigueur de ces traditions, la modernité de cette action collective pour la défense d'une profession et d'un mode de vie économique et social, voilà qui, à mes yeux, met quelque peu à mal - et c'est une bonne chose - l'imagerie d'Epinal sur l'individualisme forcené dont seraient atteints les paysans ! Y-a-t-il beaucoup de catégories sociales dans notre pays qui peuvent se prévaloir d'une telle ancienneté dans l'organisation d'instruments d'assurances mutuelles, de vulgarisation technique, de financement de l'activité économique, de formation professionnelle et de défense économique et sociale ? Je ne le crois pas, et ne serait-ce qu'à ce titre, c'est un hommage mérité qui aujourd'hui rendu à ces précurseurs d'il y a un siècle à ces paysans du Loir et Cher dont il faut imaginer - même avec le recul - ce que pouvait représenter l'acte d'organisation, d'émancipation et d'affirmation de leur dignité collective, dans une société où pesait - et de quel poids ! - La puissance de la naissance, de la fortune et du savoir ; oui, un hommage mérité, auquel je suis venu associer le Gouvernement de la république.

De l'histoire du syndicalisme agricole, dont les grands traits viennent de nous être rappelés en images et dans votre intervention, Monsieur le Président, je voudrais tirer quelques enseignements. Le premier tient au fait que c'est un fonctionnaire, et qui plus est un professeur d'agriculture, M. Jules Tanviray, qui a aidé ces agriculteurs du Loir et Cher à former le premier syndicat agricole.

N'y a-t-il pas, à la vérité, dans cette anecdote, un extraordinaire raccourci historique de ce que devraient être les relations entre l'administration et les agriculteurs ? Non pas une tutelle, au sein étroit et tatillon du terme, non pas une tentation de se substituer aux paysans dans la conduite de leurs exploitations, mas une fonction de conseil d'encouragement, et d'appui pour mieux prendre en main leurs affaires et mieux conduire leur destin puisse l'exemple de M. Tanviray rester dans la mémoire administrative, c'est en tout cas le voeu que je forme en tant que ministre de l'agriculture !

Par les relations confiantes dont il témoigne entre un professeur départemental d'agriculture et le milieu rural où il exerçait son métier, cette histoire apporte une illustration supplémentaire - s'il en était besoin - de la nécessité de garantir la spécificité de l'enseignement agricole. Ce n'est ici ni le moment, ni le lieu de développer par le menu la façon dont nous entendons assurer les évolutions dont chacun convient qu'elles sont nécessaires. Je veux cependant vous confirmer que les harmonisations souhaitables, que la cohérence souhaitable entre l'enseignement agricole et l'enseignement général d'une part, entre l'enseignement agricole public l'enseignement agricole privé d'autre part, ne se traduiront pas - le Premier ministre s'y est engagé - par une intégration qui ferait disparaître la spécificité d'une structure d'enseignement qui a servi le monde agricole et rural jusqu'à susciter à naissance du syndicalisme en son sein.

La deuxième leçon que je voudrais tirer de ce siècle d'histoire que nous venons de revivre en résumé touche aux rapports entre le syndicalisme paysan et l'Etat.

Si c'est un fonctionnaire qui aidé à la création du premier syndicat agricole, c'est aussi l'Etat qui a poussé - et je crois même qu'il faut dire parfois qui a imposé - mais c'était en 1940, et un parrainage de cette époque est ambigu - qui a imposé l'unité des organisations syndicales et professionnelles agricoles.

Et à dire vrai, les rapports entre l'Etat et le syndicalisme agricole ont toujours été empreints de l'ambiguïté que traduisent les évènements. Ainsi, par exemple, de la méfiance et des résistances que suscita la création par Georges Monnet, en 1937, de l'office du Blé. Pourtant, l'insuffisance des formules utilisées précédemment comme la loi de 1933 sur le prix minimum, était flagrante. Mais le monde agricole faut d'abord réticent à l'égard de cette immixtion de la puissance publique dans la production et la commercialisation des céréales, même si, comme le rappelle Eugène Forget dans ses souvenirs « dans nos villages, nous jugions les choses sur les résultats ».

Ainsi également de l'adoption en 1946, grâce à Pierre Tanguy-Prigent, du statut du fermage et du métayage qui suscite d'abord de lourdes réserves en raison des limitations qu'il apportait au droit de propriété, même si on se rendit vite compte - « sur les résultats » - de sa valeur sociale et de sa portée économique.

Ainsi encore, mais il est vrai à un moindre degré, des lois d'orientation de 1960 et surtout 1962 des à l'initiative d'Edgard Pisani.

Si l'on peut comprendre ces réticences initiales à l'égard de l'action de l'Etat, je crois néanmoins qu'elles doivent conduire à un constat lucide et réciproque, et je le formule d'autant plus que vous avez convié à cette manifestation ‘anniversaire, Monsieur le Président, tus ceux qui m'ont précédé dans les fonctions que j'occupe aujourd'hui. Alors, l'espace d'un instant, ce n'est pas votre intermédiaire à eux que je souhaiter m'adresser : sachons reconnaître, messieurs, qu'il n'y a pas d'un côté les libéraux, et de l'autre les collectivistes. Sachons reconnaître qu'en agriculture, ni le libéralisme absolu, ni la socialisation intégrale, n'ont jamais fonctionné nulle part. Là où l'on tente le premier, ce fut vite l'asphyxie des producteurs, et dans les deux cas, le marché triomphe sous la pire force qu'il connaisse : le marché noir.

Oui, sachons reconnaître que, dans la tradition de notre pays, l'action publique en agriculture a toujours été la recherche d'un point d'équilibre entre l'intervention de l'Etat et le jeu du marché, ce point d'équilibre ne s'est pas toujours trouvé au même endroit et cela relève de différences normales et légitimes en démocratie, quant à la politique agricole qui même un Gouvernement. Il est des moments où l'intervention de l'Etat, l'action de la loi, sont indispensables car, selon la célèbre formule de Lacordaire, il arrive « entre le faible et le fort, c'est la loi qui protège et la liberté opprime ». J'ai évoqué quelques unes de ces circonstances : la création de l'office du blé, le statut du fermage les lois d'orientation de 1962 - dont les résultats ont fait revenir sur les préventions qu'elles avaient pu susciter à l'origine. Et il est d'autres moments ou l'Etat doit se souvenir […] pas fait pour produire ni pour gérer les  marchés aux lieux […] producteurs.

La place du point d'équilibre entre l'intervention de l'Etat et le jeu du marché, voilà donc à quoi se résument, à la lumière de l'histoire d'un siècle de syndicalisme agricole, des différentes que l'on a forcées. Les uns se drapant dans les plis des couleurs de la justice, les autres dans celui de l'étendard de la liberté - comme s'il s'agissait du combat du jour et de la nuit.

Sachons reconnaître, messieurs qu'il peut y avoir des différences d'appréciation légitimes sans qu'elles soient extrêmes, sans que les uns soient immédiatement voués aux gémonies libéral ni les autres précipités dans l'enfer collectiviste et totalitaire, et alors je suis certain que nous aurons fait faire à la vie publique des progrès de tolérance, de dialogue et d'efficacité et que l'agriculture qui - si elle permet cela - aura ainsi rendu une fois de plus - un grand service à la démocratie française, ne pourra que s'en porter mieux.

Je l'ai dit l'autre jour de la discussion budgétaire, à la tribune de l'Assemblée nationale : le métier de ministre de l'agriculture, tel que je l'exerce depuis neuf mois, est une extraordinaire école de réalisme et d'humilité, qui n'est pas fait pour les doctrinaire de tous bords, et c'est sous ces auspices : tolérance, dialogue, efficacité, que je souhaite que nous puissions continuer à aborder dans les prochaines semaines les lourds dossiers qui nous attendent, ceux de la politique agricole commune, de l'enseignement agricole, de la réforme du développement et du foncier.

Car il y a un troisième et dernier enseignement que je souhaite tirer des rappels historiques que nous avons entendus : c'est celui que le monde agricole a renforcé son organisation et son unité chaque fois qu'à l'occasion d'une grande épreuve nationale - la première guerre mondiale, la seconde guerre et la reconstruction de la France, l'entrée dans le marché commun - Il s'est trouvé brutalement arraché au confort relatif de son isolement, confronté au reste de la société civile et contraint, pour sauvegarder son identité, de réaffirmer son autonomie.

Aujourd'hui, nous sommes de nouveau dans la zone des tempêtes et la guerre qui se livre est une guerre financière contre les dérèglements du système monétaire international, une guerre commerciale contre ceux qui prétendent tirer profit des avantages que leur procure cette situation pour nous chasser de nos marchés traditionnels, une guerre économique contre l'effroyable absurdité qui fait cohabiter, sur la plaît, les excédents agricoles des pays industrialisés et la famine pour le deux tiers due l'humanité. Le seul vrai problème de la politique agricole commune, c'est l'insolvabilité à laquelle sont condamnés les pays du tiers-monde par la politique économique d'un monde qui se veut libre et qui ne le sera pas tant qu'il permettra cet asservissement-là.

Que dans une pareille épreuve et devant d'aussi lourdes turbulences, le syndicalisme agricole cherche à resserrer les rangs, à renforcer sa puissance et son unit », comment ne pas le comprendre.

Je prends le monde agricole tel qu'il est, avec les organisations qu'il s'est données et les dirigeants qu'ils s'est choisis. Je connais à la fois sa diversité de composante - entre les chambres d'agriculture et les associations spécialisées, ou entre le syndicalisme et la coopération) et sa diversité d'inspiration. Je ne confonds pas l'aspiration à l'unité et je ne sais quelle revendication au monopole : bref, je ne considère pas que le pluralisme soit une vertu exclusivement réservée à l'enseignement.

Dès lors, je crois que deux règles simples peuvent éclairer les rapports entre les organisations syndicales et la puissance publique.

Premièrement, partout où il s'agit de lieux de réflexion, de propositions, d'orientation la diversité de représentation doit prévaloir - sans exclusive - car toutes les idées, même minoritaires, ont également doit à être examinées et débattues.

Deuxièmement, partout où il s'agit d'instances chargées de la gestion de l'action quotidienne, c'est la représentation de la responsabilité qui doit s'imposer, car le Gouvernement a besoin de partenaires professionnels capables de s'engager au nom du plus grand nombre.

C'est donc à la fois en fonction de la réalité d'aujourd'hui et de l'histoire d'hier que je ne laisserai ni exclure quiconque des organes où l'on débat et où l'on réfléchit ensemble, ni éparpiller la responsabilité professionnelle qui doit s'exercer dans les organismes chargés de la gestion au jour le jour.

Telles sont, Monsieur le Président, mesdames, messieurs, les réflexions que je souhaitais partager avec vous à propos de cette histoire du syndicalisme agricole à laquelle cette journée est consacrée.

Mais cette histoire n'est pas seulement celle d'un mouvement social, c'est aussi les deux sont indissolublement liés, l'histoire de l'agriculture que ce mouvement a contribué à façonner.

Le bilan n'en est pas seulement social et politique, il est aussi économique, et de de point de vue, quel bilan !

Nous ne pouvons malheureusement pas affirmer qu'aujourd'hui. Malgré le degré de développement de la France, tous les besoins alimentaires de toutes les catégories de la population sont convenablement satisfaits. Il n'en reste pas moins vrai que, dans l'ensemble, les habitants de ce pays ne savent puis, depuis trente ans, ce qu'est la pénurie, au point même que certains d'entre eux se sentent actuellement plus préoccupés par les conséquences de l'abondance.

L'habitude rend banales les choses les plus extraordinaires, mais comment ne pas voir à quel point cette situation de la France et aussi de l'Europe tranche aujourd'hui par son caractère privilégié sur celle de la plupart des pays du monde.

Celle des plus déshérités d'abord, l'alimentation demeure un enjeu vital pour près de la moitié des habitants de cette planète et elle constitue, de ce fait, une dimension essentielle de l'ordre économique international. Dans ce contexte, je n'ai cessé, et je ne cesserai de répéter que la capacité qui désormais la nôtre de dégager des surplus de production constitue, pour la France et l'Europe, une responsabilité et un atout, beaucoup plus qu'une charge.

Mais ce n'est pas seulement par rapport aux plus démunis que les Français peuvent se sentit aujourd'hui favorisés nous voyons bien aussi comment d'autres pays industrialisés, pour avoir voulu forcer exagérément la nature et les hommes, ne parviennent pas à mettre leur population à l'abri des ruptures chroniques d'approvisionnement, et comment d'autres enfin, pour n'avoir pas, ou pas voulu, épargner à leur agriculture les excès de l'organisation libérale s'imposent périodiquement des fluctuations de prix agricoles et alimentaires que nous trouverions, nous intolérables.

Cette situation, nous ne la devons pas seulement à la nature, elle y a sa part, certes. La qualité des sols, la variété et la douceur de nos climats font de la production agricole notre principale ressource naturelle.

C'est en ce sens que je comprends ceux qui ont les premiers parlé à ce propos de « pétrole vert ».

Mais c'est en ce sens seulement, cette ressource naturelle n'est pas un gisement qu'il suffirait d'exploiter. Le caractère habituel, au point d'être banal, de notre situation alimentaire ne doit pas faire oublier le gigantesque effort, toujours renouvelé, dont elle est l'aboutissement.

Cet effort, l'Etat en a bien sûr pris sa part, financière en particulier, faut-il rappeler que les dépenses en faveur de l'agriculture entendues au sens large, atteignent 100 milliards de francs, mais là n'est sans doute pas l'essentiel. Les conditions du succès ont résidé bien davantage dans la capacité qu'ont eue les agriculteurs à définir eux-mêmes les voies et les moyens de leur évolution et dans la capacité qu'a eue l'Etat à les comprendre et à les y aider.

C'est l'originalité de votre mouvement syndical que d'avoir su saisir dès le départ, l'ensemble des contraintes économiques et sociales qui pèsent sur la situation de l'agriculture, et d'avoir compris que l'avion revendicative ne pourrait pas être, par elle-même, une réponse suffisante, à toutes les étapes du développement de vos organisations l'action purement syndicale et l'effort d'organisation économique sont simultanément présents, au point que l'on ne saurait aujourd'hui séparer leurs histoires et comprendre l'un sans l'autre.

C'est à travers toutes ces étapes que s'est progressivement construit le modèle agricole qui fait l'originalité t la force de notre agriculture. Dans ce modèle, vous avez su aller au mieux la capacité d'initiative et d'adaptation d'exploitants restés individuellement libres de leurs choix essentiels, la force commune que leur donnent leurs groupements et leurs organisations coopératives et mutualistes, et le soutien que leur apportent les règles que l'Etat a fixées.

C'est ce modèle que vous devez, que nous devons ensemble aujourd'hui préserver en l'adaptant.

Les évolutions qui se sont produites depuis la création du premier syndicat agricole, et plus particulièrement depuis trente ans, ne se sont pas faites sans difficultés et sans effort.

Le moment n'est pas venu de relâcher cet effort, même si vous êtes fondés à le trouver déjà bien lourd.

Le poids de la crise, ses conséquences sur les prix, sur les ressources des ménages et sur l'emploi, l'évolution des marchés alimentaires, tout annonce que les prochaines années seront difficiles en tout cas que celles qui ont vu certains ‘entre vous s'engage avec ferveur, avec audace, dans un effort de modernisation et d'adaptation sans précédent. Vous le savez, vous savez donc aussi que ce serait vous tromper, que d'affirmer le contraire.

Vous le savez d'autant plus que vous l'avez vécu, depuis déjà près de dix ans, au travers d'une dégradation de vos résultats économiques et de vos revenus dont aucune autre catégorie sociale, dans ce pays, n'a connu l'équivalent, je sais, pour ma part, que cette évolution ne peut pas se poursuivre sans affecter profondément, non seulement vos conditions de vie, mais aussi l'équilibre économique et les chances de notre agriculture.

L'action de mon prédécesseur confortée par la clémence du ciel, a permis depuis deux ans de stopper, puis d'infléchir ce mouvement. Mais la partie n'est pas gagnée, et je partage certains de vos motifs d'inquiétude sur les résultats de cette année.

Nous disposerons, dans les prochains jours, d'une première estimation de la situation sur laquelle j'aurai l'occasion de m'entretenir avec vos représentations, l'expérience nous a appris à ne pas tirer de ces estimations provisoires des conclusions trop hâtives, nous pourront reprendre cet examen lorsque nous posséderons, au début du printemps, des évaluations plus complètes et pus solides.

Le moment viendra alors d'en tirer les conséquences.

Le Gouvernement, à l'occasion du conseil des ministres qui a suivi la dernière fixation des prix communautaires, s'est engagé à organiser un rendez-vous avec les organisations professionnelles agricoles pour examiner les résultats de l'année 1983 et les conséquences qu'ils convient d'en tirer.

Je l'ai dit récemment devant l'Assemblée nationale : c'est, entre autres choses, à l'évolution des résultats économiques de l'agriculture que se mesure la considération que les pouvoirs publics portent à ce secteur. L'engagement pris par le Gouvernement sera tenu.

L'attention du Gouvernement ne se mesure pas, bien sûr, à ce seul critère, la préservation des priorités essentielles (dans le projet de IXe et dans le budget de 1984 : installation, enseignement et formation, recherche, organisation économique, industries agricoles et alimentaires) malgré le poids de la rigueur nécessaire, le nombre et l'importance des chantiers législatifs ouverts depuis deux ans, l'attitude de la France vis-à-vis de l'adaptation de la politique agricole commune, en portent également témoignage.

Mais là n'est peut-être pas encore l'essentiel à mes yeux, le plus grand service que la puissance publique peut rendre au monde agricole, dans l'immense épreuve que représente la crise économique pour l'ensemble de la société française est de rapprocher davantage l'agriculture du reste de la Nation, en brisant les mythes qui subsistent et en faisant disparaître les tabous.

Sur ce plan, heureusement, les mentalités évoluent. Un sondage récent, dont un grand journal agricole a pris l'initiative, nous montre que les autres catégories de Français sont, dans l'ensemble, conscientes de l'importance de l'agriculture pour l'équilibre économique et social de la Nation, et des contraintes spécifiques de votre profession.

J'ai accueilli ces indications avec plaisir. Elles confirment que l'effet malencontreux qu'avaient pu produire certains impôts exceptionnels s'est maintenant estompé, et que l'état d'esprit actuel de la majorité des Français et de nature à faciliter ma tâche et la vôtre.

Je ne suis pas naïf cependant au point d'espérer que tout sera simple. Si, par malheur, je l'avais été, les premiers mois de mon mandat auraient suffi pour me rappeler aux réalités.

Dans cette période de crise ou s'exaspèrent - et parfois dans des proportions dramatiques - toutes les incompréhensions et les blocages sociaux, il faut, à ceux qui ont en charge l'Etat, beaucoup de lucidité pour ne pas céder aux pressions des uns et des autres et pour empêcher que ne se raniment nos vieux démons, car, si j'ai pu dire tout à l'heure, Monsieur le Président, que le métier que j'exerce m'a appris l'humilité et la patience (cela, et les traverses de la vie politique, bien sûr) je n'ai pas voulu dire que je ne me faisais pas une haute idée de la tâche qui est la mienne, et, fût-ce avec obstination et au risque de déplaire, je la remplirai.

Cette tâche, elle est tout simplement de dire et de faire entendre la vérité au pays sur l'agriculture et les agriculteurs ainsi, sur les prix agricoles j'entends dire, ici ou là, que le prix des denrées alimentaires, seraient fauteurs d'inflations. Mais faut-il rappeler que le « circuit » agro-alimentaire s'est gonflé d'intermédiaires de toutes sortes, et que les prix à la production - vos prix, mesdames et messieurs - évoluent moins vite que la moyenne des prix depuis plusieurs années ? Que le prix du porc est en dessous de son cours de l'année dernière, que celui de la viande de boeuf plafonne à 4 % au-dessus de l'an dernier, et que les flambées enregistrées en matière de fruits et légumes sont le fait de récoltes médiocres voire mauvaises, faisant suite à des prix en baisse sur 82 !

J'ai porté la plus grande attention à ce que l'agriculture apporte sa pierre à la lutte - décisive - que le Gouvernement entreprend contre l'inflation : qu'on lui ne demande pas trop ! Que l'on juge par exemple du revenu des agriculteurs. On oublie trop facilement qu'il doit couvrir non seulement les dépenses familiales mais aussi le coût du renouvellement du capital et de l'investissement nouveau. Dans une situation d'endettement élevée puisque, qu'on le veuille ou non, l'agriculture est aujourd'hui « une industrie boude » ? Je revendique donc l'effort de transparence que nous entretenons sur la fiscalité agricole. Mais j'ai veillé personnellement à ce que celui-ci soit équitable et économiquement réaliste : c'est sur ce critère qu'il faudra juger la réforme qu'examinera tout prochainement le parlement. Je n'en attends pas en ce qui me concerne que le rendement discal en soit considérable : tel n'était pas l'objet de la réforme au demeurant. Il s'agissait de réinsérer l'agriculture, en tenant compte de ses spécificités, dans le droit commun fiscal, en n'exigeant plus de l'impôt qu'il fonctionne comme un bouclier ou comme une arme offensive mais qu'il restitue la vérité des situations économiques et permette une meilleure répartition des charges sociales.

De la même façon, il faut en finir aussi avec l'image d'Epinal du paysan rusé, matois et pourquoi ne pas le dire, archaïque ? Celle que véhiculait certain sketch d'un grand comique aujourd'hui disparu et dont le talent a fait des ravages ! Elle est aux antipodes de la réalité : l'agriculteur aujourd'hui doit être à la fois météorologue (et il n'a pas le droit de se tromper), économiste, réparateur de véhicule, un peu ingénieur, un peu généticien, beaucoup gestionnaire, en perpétuel recyclage…

La capacité professionnelle de l'agriculteur son aptitude à vulgariser les connaissances nouvelles, tout cela est devenu un enjeu du maintien de notre potentiel productif et des exploitations.

C'est la raison pour laquelle, nous engagerons dans les semaines qui viennent la réforme de l'enseignement agricole que j'ai évoquée toute à l'heure, c'est aussi pourquoi nous allons relancer le développement agricole en recherchant une meilleure adaptation de ses structures et de ses moyens.

Enfin, l'image globale du secteur agricole, comme d'une activité déclinante, qui perd ses actifs, jusqu'à ce mot de « secteur primaire » qui court nos manuels scolaires comme si toute la noblesse se concentrait aujourd'hui dans le secondaire ou le tertiaire : quelle erreur de perspective ! Point fort de la balance commerciale - c'est-à-dire de l'indépendance nationale - point d'application de la recherche de pointe, secteur ou la régression des effectifs s'est notablement ralentie malgré des progrès de productivité spectaculaires, base avancée de la croissance du PIB, élément décisif de l'équilibre social et du pays, l'agriculture a plus que jamais besoin d'être encouragée malgré la difficulté des temps. Certes, le Gouvernement lui demande de participer à l'effort des Français, en retour. Il ne lui sera pas garanti de privilège social, mais ses droits en tant qu'activité économique.

Mais il me n'appartient pas seulement de dire aux Français la vérité sur leur agriculture. Cette vérité, je me dois de vous la dire également.

Vous avez devant vous aujourd'hui les plus redoutables défis que vous ayez dû affronter depuis longtemps. Vous en avez déjà pris la mesure, pour l'essentiel : la confrontation indispensable avec le marché internationale, l'adaptation a une évolution des techniques que la crise accélérée, sont depuis longtemps prises en comptes dans vos réflexions, dans celles de vos organisations et dans les actions de l'Etat.

Permettez-moi de m'attarder un peu sur l'un de ces enjeux, peut-être moins immédiatement perceptible, mais tout aussi décisif, qui concerne vos exploitations.

L'exploitation familiale, par sa souplesse, par ses capacités d'adaptation à la diversité des régions et des conditions naturelles, par son aptitude à réagir face aux fluctuations du climat ou de la conjoncture, a été l'un des facteurs essentiels de votre succès.

Fondée sur cette cellule de base, l'agriculture a pu jusqu'à présent échapper aux engorgements, aux paralysies ou aux crises qui bloquent périodiquement le fonctionnement des grands systèmes.

Tout le monde le sait, ce n'est pas par hasard que la défense de ce type d'exploitation a constitué pendant longtemps un thème central des discours sur l'agriculture.

Mais - nous pouvons bien nous le dire entre nous - ce thème était sans doute d'autant plus facile à traiter que l'exploitation familiale n'était pas véritablement menacée.

Aucune force politique conséquente dans ce pays n'a jamais propos d'organiser l'agriculture autrement, même s'il vous a fallu parfois réagir face à des propositions qui visaient à accélérer l'évolution au-delà du raisonnable, et aucun mouvement économique spontané » n'a jusqu'à présent fait peser des menaces réelles sur l'agriculture familiale.

Je ne suis pas absolument certaine qu'il en aille encore de même aujourd'hui. Comme beaucoup d'oeuvres humaines, les exploitations familiales sont actuellement affectées par leur propre réussite.

Le niveau du capital, foncier et d'exploitation, que nécessite une exploitation moderne a cru dans proportions considérables, en même temps que la productivité du travail. La transmission de ces moyens de production, de génération en génération, pose de toute évidence, des problèmes de plus en plus graves.

L'Etat s'en est préoccupé depuis longtemps, ses actions ont connu dans les années récentes, et vont connaître encore de nouveaux développements productifs, avec l'accroissement des aides à l'installation et avec les dispositions foncières qui seront prochainement proposées au parlement. Mais il ne pourra pas tout faire, et il ne pourra certainement pas, en tout cas, aller jusqu'au point où il prendrait en charge, à chaque génération l'essentiel du désintéressement des cohéritiers.

C'est un problème difficile, et lourds d'enjeux économiques et sociaux. Je sais que vos organisations l'ont pris en compte. J'espère que, avec l'appui de l'Etat, vous saurez trouver des réponses dans l'inspiration associative qui a déjà largement contribué à faire l'originalité et la force de votre secteur.


Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

L'agriculture française est donc rendue à un moment clef de son évolution.

Nous sommes entrés dans un défilé dont Athènes sera peut-être la porte étroite, mais dont nous devons tout faire pour qu'il ne ressemble pas au combat des Thermopyles.

A chaque moment important de son histoire, l'agriculture, à travers ses organisations, a su trouver le souffle nouveau, l'imagination et l'audace qui permettaient de rebondir et de reconquérir.

J'attends de vous cette lucidité et cet esprit de renouvellement qui seront particulièrement nécessaires dans la période, spécialement dans les négociations internationales dans lesquelles la France est impliquée.

Pour ma part, j'y fera appel. Je suis sûr que vous m'entendrez.