Interviews de M. Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, dans "Actuel" de novembre 1993, "Le Point" du 27 novembre, à TF1 le 29 et dans "Globe Hebdo" du 8 décembre, sur son engagement politique, sur l'aide humanitaire en Bosnie-Herzégovine et le droit d'ingérence, et sur ses propositions d'une nouvelle réglementation en matière de toxicomanie.

Prononcé le 1er novembre 1993

Intervenant(s) : 

Média : Actuel - Le Point - TF1 - Globe Hebdo

Texte intégral

Actuel : 4 novembre 1993

Actuel : Quand vous vous êtes lancé dans la vie publique, vous étiez un idéaliste. Il en reste quoi, après cinq ans passés dans un gouvernement ?

B. Kouchner : Je reste un idéaliste ! Mais je me suis lancé dans la vie publique il y a trente ans, pourquoi votre question n'agresse-telle que les hommes politiques ?

Actuel : Je ne vous agresse pas !

B. Kouchner : Attendez ! Pourquoi n'avez-vous pas la même exigence vis-à-vis des autres ?

Actuel : Quels autres ?

B. Kouchner : Vous ! Ceux qui lisent ! Tout le monde ! Ma génération ! On était des milliers d'idéalistes, dans les années soixante. Où sont-ils passés ? Pourquoi ont-ils fui ? Que reste-t-il de leur idéalisme ?

Actuel : La politique les écœure.

B. Kouchner : Pourquoi ? Parce qu'ils ont été mortellement déçus dans leurs croyances. Moi j'ai gardé le romantisme. Je ne sais pas si c'est ce que vous appelez idéalisme.

Actuel : C'est quoi, votre définition du romantisme ?

B. Kouchner : Une action, une recherche de fraternité, de justice qui procure un peu plus d'espace, d'oxygène, de rêve. Le romantisme, c'est introduire dans la vie quotidienne une dimension d'exaltation, chercher la satisfaction de soi-même, poursuivre sans honte une ombre d'immortalité. Se dépasser dans la construction de nouvelles frontières, voire dans l'illégalité. Trouver beaucoup de rigolades, on en a bien besoin…

Actuel : Et c'est dans la politique que vous trouvez tout ça ?

B. Kouchner : Non, pas assez. En trouve-t-on plus dans les ONG (1) ? Ou dans un journal ? Ou dans une usine ? En évitant la politique, on serait moins sectaire ? Allons ! Quelle différence ? La politique sert à faire passer un certain nombre d'idées dans la loi, elle tente de contrôler la violence. Mais d'où ces idées sont-elles nées ? En général des militants, de la vie associative, au contact de la réalité. Qu'est-ce qu'un homme politique ? Un type qui a, en permanence, à son revers un pins avec marqué dessus homme politique ? Où s'agit-il d'un type qui se bat pour ses convictions, ou les idées qu'il apprécie chez ceux qui n'ont pas les moyens de les traduire en actes ?

Actuel : Et vous allez le ressourcer dans les guerres, votre romantisme ?

B. Kouchner : Oui ! Lutter ensemble contre le mal, c'est plus facile que construire un bien hypothétique. J'assume. Je ne vais pas mentir. Évidemment qu'on y trouve de l'exaltation. J'appelle ça faire le malin, figurez-vous ! L'impression d'avoir brisé la routine. C'est la vie risquée aussi, donc beaucoup de sel et de piment. Avez-vous réfléchi à cela : pourquoi emploie-ton le mot mission pour parler des activités de MSF et MDM ? Où est passé cet appétit, cet élan, ce formidable mouvement qu'avait notre génération vers les autres ? Rappelons à ceux qui s'en souviennent la force qu'ils avaient lorsque toutes nos énergies se tendaient au service des Algériens pendant la guerre ou contre la guerre du Vietnam.

Actuel : Vous venez d'annoncer à « l'Heure de Vérité » que vous entriez on politique et que vous vous présenterez aux élections européennes…

B. Kouchner : Mais non, je n'entre pas en politique, j'y étais déjà ! J'ai parlé trop vite, c'est ça la télé. Je voulais répondre à Albert du Roy pour qu'il saisisse ma détermination… D'accord : phrase idiote. Je fais de la politique depuis que je suis tout petit ! Vie civile, vie politique : je n'ai jamais fait la différence et je ne la fais pas. Sauf raison d'État, comme on dit.

Actuel : Vous n'ignorez pas que plusieurs sondages vous conseillaient vivement de ne jamais vous présenter aux élections…

B. Kouchner : Je le sais. Et alors ?

Actuel : Vous allez décevoir certains de vos fans…

B. Kouchner : Ça c'est sûr ! Le meilleur moyen d'être populaire toute sa vie, c'est de ne jamais faire de politique. Le commandant Cousteau, ça dure depuis cent ans !

Actuel : Tant pis ?

B. Kouchner : Vous n'avez pas compris le problème ou quoi ? Si officiellement je débarque aujourd'hui sur ce terrain, c'est pour demander à notre génération si elle veut, oui ou non, prendre son destin en charge avec un bout de l'avenir du monde. Il est juste temps. Nous vieillissons. Si oui, on y va ensemble. Si non, interrogeons-nous sur la mort de cette génération : pourquoi refuse-t-elle d'assumer son destin ? Pourquoi refuse-telle de prendre le pouvoir ? Pourquoi le choc sur la tête de l'idéologie communiste brisée, du rêve de changer le monde par un grand soir qui ne viendra jamais, a-t-elle fait reculer et rouler vers Deauville en 4x4 le week-end ?

Actuel : Ça dépend qui.

B. Kouchner : C'est vrai. D'autres sont allés dans les communautés du massif central, « faire ça tous ensemble, nus comme des bêtes » comme disait France Dimanche aux débuts d'Actuel ! Je suis entré en politique vers 1957-1958, contre la guerre d'Algérie. Depuis, que ce soit à l'union des étudiants communistes (et jamais au Parti communiste !), au Biafra, à Médecins sans Frontières, à Médecins du Monde où au gouvernement, je fais toujours la même chose, sous des habillages différents : je rêve de justice ! À une époque, on appelait ça « justice sociale », et nous étions des millions. Où sont passés mes amis ? Où sont passés les fêtards du 10 mai 1981 ?

Actuel : D'accord, on va en parler.

B. Kouchner : Il vaudrait mieux : c'est le plus important ! Ça fait trente ans que nous nous heurtons à d'inusables ringards ! Ils se renouvellent par scissiparité ! Alors quoi ? Trouverons-nous dans nos tombes le même œil qui fixait Caïn et qui nous suit depuis trente ans pour nous ordonner une dernière fois : ne bouge pas ?

Actuel : Désolé, mais l'UEC, ce n'est pas le gouvernement. Vous avez exercé le pouvoir pour de vrai pendant cinq ans. Qu'y avez-vous trouvé ?

B. Kouchner : L'isolement.

Actuel : L'isolement ? C'est gai ! C'est quoi ?

B. Kouchner : On n'arrête pas de s'assassiner. Surtout entre amis. Les haines étaient trop souvent plus fortes que les complicités. Tant qu'on pratiquera cette chasse à courre, la politique ne sera pas ce que j'en attends. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il est bien plus facile de parler avec ses ennemis supposés qu'avec ses amis théoriques.

Actuel : On passe son temps à viser la place de l'autre ? …

B. Kouchner : Ça s'appelle le goût du pouvoir. Comme si c'était différent dans les banques, les bureaux, les PTT ou les hôpitaux… Pourquoi la politique y échapperait-elle ? On veut plus d'espace, on se veut immortel, on passe son temps à vouloir prouver que l'autre est un con et on essaie de le tuer.

Actuel : Fatal ?

B. Kouchner : Rien n'est fatal. Regardez comment travaillent d'autres gouvernements, ils ne sont pas plus bêtes que nous. En Espagne, où les ministres sont plus jeunes, le conseil des ministres débat. À la fin, Felipe Gonzalez donne son avis et tranche s'il n'y a pas de majorité claire. Ça change l'atmosphère d'un gouvernement, et celle d'un pays.

Actuel : Comment ça marche en France ?

B. Kouchner : Le conseil des ministres ? Une caisse d'enregistrement. Rarement des échanges d'idées. De toute façon, on a l'impression de ne pas faire de politique au gouvernement. Demandez aux autres ministres de la « société civile ».

Actuel : Ah bon ? Alors qu'est-ce qu'on fait ?

B. Kouchner : On se retrouve pris dans des réseaux d'une complexité sans nom, dans des fils qui se nouent entre des cabinets ministériels qui changent à chaque gouvernement, face à des services immuables avec lesquels il faut négocier tous les jours sous peine de paralysie. Cet écheveau quotidien laisse peu de temps à la réflexion. On a le nez sur le guidon. On se met en colère, puis on négocie.

Actuel : Ça vous a étonné ? Ça vous a déçu ?

B. Kouchner : Je voudrais que ce soit différent. Qu'on ne se perde pas dans la quête quasi permanente de l'entregent. Que le ministère des Finances arrête de toujours mettre des bâtons dans les roues de l'action. Surtout quand il s'agit de 0,01 % du budget de l'État pour sauver des milliers de vie. Si l'on veut faire renaître un minimum de respect pour la politique, il faut que le travail administratif se dispose plus facilement au service de la chose publique et non l'inverse. Il faut donc de la durée.

Actuel : À part ça, que retenez-vous de votre expérience de ministre ?

B. Kouchner : Une exaltation bien sûr pour ce qu'on a réussi à faire quand même. Et puis la rigidité : le fonctionnement de l'État ne peut être transgressé parce qu'il mettrait la République en danger ! Un conformisme dont les grands commis de l'État tirent leur légitimité.

Actuel : Normal.

B. Kouchner : Il ne s'agit pas de remettre en cause l'État de droit, mais de le faire progresser. Le fonctionnement républicain s'est mis en place dans l'illégalité.

Actuel : Vous voulez dire la révolution, 1789 ?

B. Kouchner : Entre autres ! Toutes les avancées du droit se sont faites par la transgression des lois en vigueur. La jurisprudence ne fait qu'entériner ce que d'autres ont osé faire, qu'on jetait parfois en prison. Je l'ai tellement vécu avec le droit d'ingérence où droit d'urgence humanitaire. Bref, la tentative de prévention des guerres. Voilà pourquoi je fais en permanence l'éloge de l'illégalité !

Actuel : Carrément !

B. Kouchner : Si nous n'avions pas osé passer les frontières clandestinement, nous n'aurions jamais fait Médecins Sans Frontières. Si nous n'avions pas bousculé la frontière du droit international, nous ne serions pas allés sauver les boat people avec Médecins du Monde. Si je n'avais pas forcé illégalement le blocus du Liberia en étant ministre, le devoir d'ingérence aurait perdu son sens et ses prolongements : diplomatie préventive, la guerre à la guerre, etc. Maintenant, l'illégalité du futur droit d'ingérence devient presque la loi à l'ONU. Je fais l'éloge de l'illégalité parce que c'est en dépassant les lois que l'humanitaire devient un humanisme dont nous avions perdu le sens véritable. L'humanitaire est, pour le moment, codifié comme l'adoucissement de la guerre acceptée, ou tolérée. Pansement sur jambe de bois ? N'empêche qu'il y a quelque chose d'immoral : un homme casse la gueule à un autre plus faible devant moi, et je n'ai pas le droit d'intervenir ? Je dois attendre qu'il soit par terre pour le soigner ? C'est ça la loi. Doit-on respecter les lois immorales et celles que le temps a rongées ?

Actuel : Exercer le pouvoir, c'est garantir le droit. Comment s'en sortir ?

B. Kouchner : Je ne préconise pas de tricher aux élections démocratiques. L'éloge de l'illégalité, ça ne veut pas dire n'importe laquelle ! Qu'est-ce que la légalité française ? Soyons à la fois bêtement démagogiques et clairement réalistes : quinze grammes de cannabis égale vingt ans de prison. C'est la loi de 1970. L'illégalité, cela peut être de protéger les gens : tout faire pour empêcher le gamin qui fume des pétards de se retrouver dans une prison où les pratiques sexuelles le menacent du sida plus que partout ailleurs. Devoir de médecin, devoir d'homme politique. Qui osera enfin distribuer des capotes en prison ? C'est ça, transgresser la règle. Dans bien des domaines. On est toujours illégal avant d'être reconnu. Défendre les Tibétains, c'est illégal ! Un jour, pourtant, ils seront indépendants, si on ne les tue pas tous avant.

Actuel : Comment avez-vous fait pour tenir cinq ans au gouvernement ? Votre idéalisme a forcément pris, tous les jours, des coups sur la tête ! Il en reste quoi ?

B. Kouchner : Mon idéal, c'était d'en faire plus. Lorsque j'ai voulu faire la loi sur le risque thérapeutique, j'ai été bloqué. Sur la bioéthique je n'ai pas pu aller au bout ! Bien sûr on prend des baffes au pouvoir, mais il dépend de chacun de continuer. La démarche doit garder son objectif idéaliste en permanence. Voilà pourquoi ils me prenaient pour un fou.

Ils le pensaient vraiment. Je peux le dire maintenant : on m'a interdit longtemps de recevoir le dalaï-lama. Pas touche au Tibet, ça indisposerait la Chine ! Eh bien j'ai vu clandestinement le dalaï-lama ! Ça nous a permis de faire avancer quelques dossiers. Je n'ai pas été viré ! Il faut s'imposer. Maintenant, le dalaï-lama est reçu officiellement.

Actuel : Ils pensaient que vous étiez fou, ça veut dire quoi ?

B. Kouchner : Incontrôlable. Agité. Je n'étais pas du club, de ce petit monde de copinage, de cercles, de relations. Je ne respectais pas leur règle ! Il faut arrêter de croire que tout est immuable. Qu'il y aurait une nature des choses. Je veux croire qu'on peut sauver des hommes condamnés à mort. Je veux croire qu'on peut arrêter les guerres. Je veux croire qu'on peut réinventer la politique. Moi aussi, j'ai été écœuré par la politique. À gauche, on avait des principes insupportables. Du genre : on ne donne pas aux pauvres à la sortie de l'église. On ne fait pas la charité. Il faut réfléchir à la solution globale du problème plutôt que de faire un geste. À bas le chômage, oui, mais aider un chômeur ne règle rien, ce n'est pas politiquement correct !

Actuel : Tout le monde pensait comme ça ?

B. Kouchner : Les seuls qui échappaient à la démission se trouvaient chez les militants chrétiens. Et tout le monde les trouvait cucul ! N'empêche qu'ils agissaient. Ils avaient une pensée pragmatique : on organise la quête pour les pauvres, pas besoin de pensée globale pour se remuer. Heureusement, j'étais médecin en 1968, au moment où les idéologies se sont fracassées. Pour moi, ça s'est passé au Biafra. Pensée pulvérisée : alignement de cadavres, de blessés sans fin. Je fais quoi ? Je me sauve en attendant un règlement mondial ? Ou bien j'agis, là, tout de suite et tout seul, avec d'autres aussi seuls que moi ? Max Récamier, un médecin chrétien, m'a tout appris.

Actuel : Et quand vous en êtes revenu, on vous a accusé : vous encouragiez le séparatisme en Afrique…

B. Kouchner : On voit où en sont les frontières coloniales… C'est ça, la méthode humanitaire. Un : toujours soigner les hommes un par un sans attendre d'avoir trouvé la solution pour les sauver. Deux : joindre le geste à la parole. Trois : toujours aller sur le terrain. Quatre : témoigner de la réalité face à la raison des États.

Actuel : Comment avez-vous fait pour retrouver la politique ?

B. Kouchner : Le Viêtnam, le Liban, le Tchad, le Salvador, l'Afghanistan, les exclus en France : c'était quoi ? Je n'avais pas besoin de carte de parti. En faut-il une pour être pris au sérieux ? J'ai été passionné et atterré par ce que j'ai découvert au ministère de la Santé. J'y suis resté moins d'un an. Parmi tous les dossiers, il y avait celui de la toxicomanie. Là les contradictions étaient intolérables. D'un côté, l'État qui dit : les drogués, en taule… De l'autre, la rue, plus de cent cinquante mille toxicomanes par voie intraveineuse, 30 à 40 % de séropositifs. Environ soixante mille personnes menacées gravement. Attendez…Ils meurent ! On fait quoi ? On attend d'arriver à 50 % de séropositifs chez les héroïnomanes avant qu'on accepte de mettre en place le circuit de substitution, la méthadone ? On attend qu'ils soient soixante-quinze mille ? Cent mille ? L'État hurle : nous ne serons jamais vendeurs de drogue ! Pensée conservatrice, encore. Morale substitutive qui se nourrit du tragique. J'appelle ça « non-assistance à personne en danger ». Sur la drogue, la gauche a été minable, larguée ! Une de ces démissions de la pensée qui l'ont tuée. Je ne sais pas ce qu'est la gauche mais je sais ce qu'est la démission. Le premier qui ait parlé vrai sur la drogue, c'est mon ami Léon Schwartzenberg. Il a dit la vérité ! Il a été viré en cinq minutes, après huit jours de gouvernement ! (2) Parce qu'il parlait trop vrai, trop tôt. Voilà aussi pourquoi je veux me présenter aux élections : pour qu'on arrête de faire la morale à ceux qui vont mourir sans rien faire pour les aider à vivre.

Actuel : C'est ce que vous appelez mettre la méthode humanitaire dans les affaires sociales ?

B. Kouchner : À la Santé, c'est en train de se faire à cause du sida. Pour la première fois, les médecins entendent ce que disent les malades parce que les malades se sont organisés. AIDES et les autres sont l'expression même de l'humanitaire : se prendre en charge soi-même, se soigner et non être soigné. La méthode humanitaire nous a fait découvrir que le problème de chaque homme nous conduit à l'autre, à tous les autres. Responsabilité collective qui amène forcément à la politique. Si dans cette interview j'arrive à faire comprendre que la méthode humanitaire est née de la politique, qu'elle y retourne, en étant passé par l'homme : j'ai gagné !

Actuel : Nous avons eu un débat avec des juges qui nous expliquaient à quel point leur travail avait changé de nature (3) : il ne s'agissait plus simplement de juger, on leur demandait aussi de réparer. Ils refusent d'être seuls responsables face aux gens inadaptés.

B. Kouchner : Il était temps qu'ils le comprennent.

Actuel : Pareil avec les médecins : on ne leur demande pas seulement de soigner, mais aussi d'être là…

B. Kouchner : Beaucoup le refusent. Pas tous.

Actuel : Il faudra bien que les fonctions sociales changent. Et même celle des flics.

B. Kouchner : Bien sûr. En Angleterre c'est fait. Vous allez voir ce débat sur la drogue !

Actuel : On veut les voir organiser davantage de matchs de foot ou de basket dans les banlieues.

B. Kouchner : La RATP, aidée par certains flics formidables, le fait. J'appelle ça aussi la méthode humanitaire : la compassion individuelle pour son prochain. C'est également un intérêt bien compris. Si tous les matchs de foot dégénèrent comme au Parc des Princes, ça ne va pas aller bien dans la ville. Il faudrait prévenir au lieu de guérir ? Le passage par la répression n'est pas inévitable, et il est souvent dangereux. C'est là qu'on peut enfermer les gens dans leur pathologie, leur toxicomanie, leur mal-être, etc. Les juges peuvent très bien se détourner du problème en disant : on fait notre travail, protéger les paisibles. Dans les quartiers riches il y a effectivement moins d'exactions que dans les quartiers pauvres. La police peut aussi s'en satisfaire. La police anglaise, elle, travaille en amont. Elle nous a donné une leçon en venant à Tri-Ville (4) nous dire : il n'y aura pas d'ordre public sans santé publique, donc nous avons décidé de travailler aux côtés des médecins et des circuits de méthadone. C'est toute la différence avec la France. Chez nous, un homme d'allure particulière qui rentre dans une pharmacie, on refuse souvent de lui vendre une seringue et les flics l'attendent à la sortie. En Angleterre, quand on entre avec cette mine-là, on vous donne une seringue gratuitement, et les flics ne vous attendent pas pour vous pister jusqu'au dealer. C'est juste un exemple. Je ne radote pas sur la drogue. Elle tue. La santé publique, ça doit se passer avant l'hôpital où la prison !

Actuel : Vous condamnez la prohibition de la drogue ?

B. Kouchner : Évidemment. La prohibition des années trente, ça a fait Al Capone, la mafia, les cirrhoses en six mois parce qu'on vendait de l'éthanol, de l'alcool de bois. La prohibition pousse l'alcoolique à la consommation. C'est comme l'inhibition des générations : transgression jouissive de l'interdit, plaisir d'une vie risquée chez les uns, choix destroy et absence de destinée chez les autres. On vit les deux en France. Bref, ça fabrique des morts et des profits. La prohibition est un tabou qui tue. La remplacer par quoi ? Je ne dis pas dépénalisation parce que ça sous-entend qu'on laisserait libre cours au trafic, qui doit être réprimé.

Actuel : Alors ?

B. Kouchner : Réglementation ! Au volant, on autorise 0,80 gramme d'alcool par litre de sang. De même pour le haschisch. Aura-t-on le droit de fumer un où cinq joints par jours ? Vous avez entendu Jean-Paul [illisible] à Bas les Masques, le mois dernier ?

À partir des chiffres de saisie de drogue en France, on arrivait à évaluer la quantité de haschisch vendue en France, ce qui représentait au minimum 250 millions de pétards roulés chaque année ! D'autre part, en extrapolant les sondages où un pourcentage de Français affirme avoir déjà fumé un joint, on arrive à 4 750 010 fumeurs de joints occasionnels ! Alors quoi ? On se ment ou bien on réglemente ? Est-on d'accord pour s'attaquer à la santé publique et aux causes qui la minent : la ville, l'ennui, le chômage, la misère et le reste ? Les médecins qui acceptent de soigner les toxicomanes se mettent dans l'illégalité. Je salue les généralistes qui utilisent courageusement le Temgésic !

Actuel : Les médecins le comprennent ?

B. Kouchner : Je me souviens d'une assemblée particulièrement houleuse avec les médecins généralistes : ils n'en avaient plus rien à foutre que je leur parle de santé publique et de santé du monde ! Ils voulaient qu'on parle argent ! Ils me considéraient comme un aventurier au petit pied, sûrement pas comme un médecin mais plutôt comme un fou dangereux. Parce que j'étais allé soigner des gens qui avaient besoin d'eux. Pendant qu'ils les attendaient assis dans leur cabinet. Les solidarités françaises sont devenues si faibles ! De tribu à tribu, de famille à tribu, de cousin à cousin ? On ne se parle plus guère, en France. On se fait rembourser.

Actuel : Les crises sont des chances à saisir ?

B. Kouchner : Le côté « dormez bien les petits » des dernières années nous conduit droit dans le mur. Nous vivons une période cruciale, une chance unique pour mondialiser les problèmes et découvrir à la fois notre prochain et notre lointain. Si nous ne saisissons pas cette chance, peut-être faut-il, de façon cynique, décider que notre situation n'est pas encore assez tragique pour que nous la comprenions.

Actuel : Je reprends la formule au bond. Début 80, vous étiez de ceux qui disaient « vive la crise » parce qu'elle allait changer le rapport des Français à l'économie.

B. Kouchner : Je me souviens très bien d'avoir participé avec Montand à l'émission « Vive la guerre ». Nous disions : attention la guerre est à nos portes, elle éclatera en Europe, parce que l'effondrement de l'empire soviétique est possible – on le savait à peine – mais aussi parce que la pauvreté nous menace. Et nous avions ajouté : est-ce que le premier geste d'une Europe pas encore assez unie sera de tirer sur les boat-people en Méditerranée quand ils viendront d'Algérie ? On nous a insultés ! Aujourd'hui, il y a des boat people en Méditerranée, et on n'a même pas attendu l'Algérie, parce que, en effet, s'ils venaient d'Algérie, je me demande si la première manifestation de l'Europe militaire unie ne serait pas de leur tirer dessus. Ce qui serait un vrai scandale. Il y a déjà eu des boat people albanais et on les a virés. Écoutons les visions des humanitaires : ils vivent les choses sur le terrain.

Actuel : Voilà pourquoi la génération des années 80 est dégoûtée par la politique. Les trentenaires sont encore plus méfiants que votre génération.

B. Kouchner : Ils pensent que je suis un médiatique, un zozo, un mondain. Ils pensent que je ne suis pas clair parce que j'habite dans un beau quartier, que j'aime une femme superbe et intelligente, que mes enfants vont bien et que j'ai l'air heureux. Savent-ils que je milite depuis trente ans, que je n'ai pas gagné un rond, que j'ai passé des mois entiers sous les bombes ? Croient-ils que je suis entré au gouvernement parce que j'avais le bronzage de l'aventure sur la gueule ? Il faut lire le courrier que je reçois de ceux qui ont lu notre livre avec l'abbé Pierre : on ne savait pas que vous aviez fait tout ça !

Actuel : Comment voulez-vous qu'ils sachent que vous étiez le médecin du Biafra, ils n'étaient pas nés. Quant à la Bosnie comme la Somalie, pour eux, c'est une tragédie. L'humanitaire n'y a été qu'une tentative pénible pour penser une immense lâcheté.

B. Kouchner : Je vais répondre à ça. Mais d'abord une remarque, grave : lorsqu'on a su les malheurs réitérés de la Bosnie, il n'y a eu aucune manif de jeunes en France ! Quand on a su que le viol y était la règle, pour le compte du nettoyage ethnique, il n'y a pas eu de manifs de femmes ! Sauf de notre génération, autour de Jacques Julliard et Alain Touraine, à peine deux mille personnes ! Mes enfants qui ont vingt ans n'étaient pas dans la rue ! Et j'entendais les braves gens, de chez eux, hurler devant la télévision : « Mais pourquoi on n'intervient pas ? » je me suis mis en colère et j'ai dit : « Ça suffit les va-t'en guerre, si vous avez du courage, faites des brigades internationales, moi je veux bien m'y inscrire, mais si ça vous révolte le soir en chambre, pas question d'envoyer les autres se battre à votre place ». On a vu quoi ? Quelques jeunes hommes au crâne un peu trop rasé partir du côté des Croates… Et quelques autres du côté bosniaque, curieusement ! Je n'ai pas vu non plus les grands hérauts de l'intervention, au moment où la cruauté a contaminé tous les camps, se faire les apôtres de l'humanisme. Plus personne pour condamner les Croates et les extrémistes bosniaques qui pratiquaient, eux aussi, la purification ethnique. Je leur en veux beaucoup, à ceux-là, car c'est une très grande malhonnêteté intellectuelle.

Mon rêve : la prévention des crises. Pour qu'il n'y ait plus jamais de Bosnie. Je propose que dans tous les ministères des Affaires étrangères d'Europe, on installe un secrétariat d'état à la prévention des guerres. Il aurait des représentants dans toutes ses ambassades, rendrait compte des menaces, des conflits potentiels, des urgences et des besoins. Les interlocuteurs : les humanitaires sur le terrain, les intellectuels des pays concernés, les représentants de toutes les communautés, tous les partis, toutes les confessions. Là, on aurait un vrai instrument d'alerte ! Un early warning system, système de prévention. Une ONG basée à Londres, implantée dans soixante pays, travaille depuis vingt ans sur ce principe. Elle s'appelle International Alert. Ma future fondation va travailler avec eux. Eux savent où vont se déclencher les prochaines crises, pourquoi, et que faire pour les éviter. Évidemment, personne ne les écoute. On ne se réveille que lorsqu'on atteint les cent mille morts.

Actuel : Comme en Somalie ?

B. Kouchner : Que s'est-il passé là-bas ? D'abord une intervention trop tardive. C'est en 1988 qu'il fallait intervenir, avant l'effondrement du régime de Syad Barré. Là on est intervenu après cinq ans de guerre, quand tout est devenu horriblement difficile. On est arrivé avec une armée tellement composite que seuls les États-Unis étaient en mesure de faire quelque chose. Les Américains font un choix idiot : ne pas désarmer les milices en arrivant dans leur secteur ! Nous, Français, nous avons désarmé les milices, et nous n'avons pas de problème dans notre périmètre, pas plus d'ailleurs que dans toute la Somalie, hors de Mogadiscio Sud. Pourquoi les Américains s'étonnent-ils maintenant de se faire tirer dessus alors qu'un rapport « Human's right Watch » est accablant pour leurs pratiques ? Pas de stratégie humanitaire : c'est un militaire – un sous-marinier ! – qui commandait ! Bilan ? Opération humanitaire réussie dans tout le pays. Il n'y a plus d'enfants qui meurent. Opération militaire complètement ratée dans les quartiers sud de Mogadiscio.

Actuel : Le principe des « Casques bleus » ne fonctionne pas très bien ?

B. Kouchner : Actuellement, il y a cent mille hommes sous casques bleus répartis sur toute la planète. Pas de centre de commandement, pas de stratégie, de codification, de transparence. Des gens jetés sous le feu qui n'ont jamais travaillé ensemble. Comment imaginer une seconde qu'une armée pareille puisse marcher ?

Actuel : Alors il faut quoi ?

B. Kouchner : D'abord une armée internationale permanente des droits de l'homme, suffisamment puissante et dissuasive pour qu'elle n'ait pas à intervenir. Elle permettrait à l'ONU d'arriver sur n'importe quel point chaud pour dire aux protagonistes : vous vous asseyez autour de la table et vous réglez vos problèmes, et nous avons trois porte-avions au large.

Actuel : Combien d'hommes ?

B. Kouchner : Les techniciens disent deux cent mille. Je ne sais pas. Il y a cent mille Casques bleus pour le moment.

Actuel : Basée aux quatre coins du monde ? Régionalisée ?

B. Kouchner : Oui, sûrement régionalisée, c'est essentiel. Il faut surtout qu'ils aient en commun une idéologie : les droits de l'homme. Ça change tout, comme vocation, pour les jeunes ! Soldat des droits de l'homme ! On recrute ! Vous verrez si, dans nos banlieues, vous ne déclencherez pas un mouvement ! Quand j'ai lancé le service militaire humanitaire Globus, il y avait quelques centaines de places, on a reçu 25 000 demandes !

Actuel : Une espèce d'Eurocorps mondial dirigé par un Morillon ?

B. Kouchner : Dirigé alternativement par des Morillon du monde entier, surtout pas uniquement par des Occidentaux, mais avec l'esprit de notre Philippe Morillon. Pour ça, il faut qu'un dixième ou un vingtième du budget de toutes les armées soit consacré à celle des droits de l'homme – peut-être un cinquantième, ce n'est pas grand-chose.

Actuel : Vous en avez parlé à Boutros-Ghali ?

B. Kouchner : Bien sûr.

Actuel : Que dit-il ?

B. Kouchner : C'est inscrit depuis toujours dans la charte de l'ONU ! Quarante-cinq ans qu'on ne le fait pas ! Enfin ça a l'air de bouger : il y a une tournée de généraux qui, au nom de l'ONU, va voir tous les pays pour commencer à réfléchir à ce problème.

Actuel : Aujourd'hui, où faudrait-il intervenir ?

B. Kouchner : Angola, Macédoine, Kosovo, Birmanie, Liberia, etc. Regardez la carte des conflits en cours ! Si on veut éviter une catastrophe gigantesque, on se dépêche d'aller au Zaïre. Si nous arrivons, dans cette génération, à mettre sur pied l'appareil qui empêche le massacre de masse, on aura avancé plus qu'en deux mille ans d'histoire.

Actuel : Vous étiez pour l'intervention militaire en Yougoslavie, vous avez échoué.

B. Kouchner : Je me heurtais à une politique réfléchie, choisie. Là c'était clair. La politique du Président, du Premier ministre et de Roland Dumas : une politique de génération qui a vécu dans le souvenir de la guerre de 14… Le Président de la République a l'alliance serbe gravée dans la chair. Sa génération n'oubliera jamais l'arrivée des Serbes dans les camps de prisonniers allemands en 1941. François Mitterrand a un vrai et profond sens historique, mais je ne suis pas sûr – là, c'est moi qui interprète sa pensée – qu'il pressente toutes les alliances qui se fabriquent dans l'Europe de l'après-Gorbatchev. Qui le sait ? Un bouleversement pourrait nous obliger à retrouver nos amis serbes… L'armée française aurait été seule à aller s'interposer dans l'ancienne Yougoslavie, quand je faisais tout ce bruit. Les Allemands avaient dit qu'ils n'iraient pas – leur Constitution leur interdit d'intervenir à l'extérieur de l'Allemagne. Les Anglais se sont récusés dès les premiers jours. Les Italiens étaient hors du coup. Les Américains disaient que c'était une affaire européenne. Il restait qui ? Les Belges. Les Hollandais. Les Espagnols qui ont une armée assez faible. Et l'armée française. Je peux me tromper mille fois, mais je pense qu'on aurait dû prendre la décision d'intervenir le plus tôt possible. Pour affirmer une certaine idée de l'Europe et en devenir le moteur, l'étendard. Mais qui prend la décision de faire mourir un certain nombre de soldats français pour Sarajevo prend une très lourde responsabilité. Cela m'était d'autant plus facile de réclamer une intervention que je n'en étais pas décideur !

Actuel : Dans cette guerre, est-ce que l'humanitaire n'a pas beaucoup perdu ? L'Occident y a mis le paquet pour cacher sa volonté de ne rien faire.

B. Kouchner : Mais non ! Mais non ! Mais non ! Faire peser le poids d'un drame sur les sauveteurs, penser que les pompiers sont responsables du feu : cela frôle le gâtisme intellectuel. Soyons clairs là-dessus : seules les victimes ont le droit de refuser l'humanitaire. Si elles refusent, oui il faut arrêter. Or les habitants de Sarajevo en voulaient beaucoup plus ! C'est vrai, un jour Izetbegovic m'a dit, et c'était net : « Arrêtez l'humanitaire, j'en ai marre… » Je lui ai dit : « Vous dites ça parce que vous ne risquez rien alors que les gens meurent dans la rue ! Mais bon, très bien, vous voulez qu'on arrêter ? On arrête ! » Ça a duré trois jours ! Qui a imposé le retour de l'humanitaire ? La population de Sarajevo !

Actuel : Pourquoi voulait-il arrêter ?

B. Kouchner : Il pensait que ça empêchait l'intervention militaire étrangère dont il rêvait.

Actuel : Beaucoup de gens l'ont pensé. Comment avez-vous convaincu Izetbegovic ?

B. Kouchner : En lui expliquant à dix reprises : « Vous vous trompez, il n'y aura jamais d'intervention ! Je le déplore avec vous, mais croyez-moi, il n'y en aura pas. Nous ne venons pas nourrir les gens pour ne pas intervenir ! Nous le faisons parce que les gens souffrent et que l'Europe me laisse le faire, mais ce n'est pas pour masquer une non-intervention. Si nous ne faisons rien, il n'y aura pas plus d'intervention ! Seulement les civils mourront davantage ».

Actuel : Il vous a entendu…

B. Kouchner : Lui, oui, Mais ses extrémistes ont, plusieurs fois, joué la surenchère des violences, tirant sur les Casques bleus, qui enrageaient de ne pouvoir en faire plus. Ça c'était dégueulasse. Plus il y aura de malheur et de sang devant les télés, plus on interviendra, pensaient-ils…

Actuel : Vous voulez dire qu'ils organisaient certains massacres de leurs civils pour secouer l'opinion mondiale ?

B. Kouchner : C'est arrivé. Et quand ils l'ont fait, ça n'a rien changé. La preuve que ça ne servait à rien… La démarche était immonde et folle.

Actuel : Ne fallait-il pas démissionner pour ne pas cautionner l'abandon de l'Europe ?

B. Kouchner : Certains l'ont fait dans l'administration américaine. Ça a changé quoi ? J'ai longuement parlé avec le ministre allemand des PTT qui, lui, avait démissionné à cause de ça. Il m'a dit : « Qu'est-ce qu'on peut faire » … Je lui ai répondu : « Si je pensais une seconde que ça allait arrêter la guerre, je démissionnerais aussi ! Mais que valons-nous ? Ensemble, nous ne ferons même pas un club !

Actuel : Même le HCR a arrêté l'humanitaire…

B. Kouchner : Oui, une fois ! Les risques étaient immenses. Au nom du gouvernement français, j'ai écrit à madame Ogatata en disant : « Je vous comprends mais c'est scandaleux : on n'arrête jamais l'humanitaire ! Sauf si on a trop peur de mourir, car cela devient top dangereux ».

Actuel : Dans cette guerre, vous avez dû voir pas mal de chausse-trappes s'ouvrir…

B. Kouchner : Je me souviens à Sarajevo lorsque j'étais en train de négocier un échange de prisonniers bosniaques, serbes et croates. Des jours de négociations, des passages de lignes invraisemblables, des espoirs, des tensions. Et quand finalement tout fut réglé, les états-majors d'accord sur l'heure de l'échange, je suis allé avec les prisonniers vers l'aéroport de Sarajevo… Et là, j'apprends que la France me lâche en supprimant le pont aérien à ce moment précis !

Actuel : Vous avez su pourquoi ?

B. Kouchner : Bien sûr ! Parce que tout ce qui fait échouer l'ami renforce le proche ! Jalousies et combats de coqs !

Actuel : Quand même, on joue avec les prisonniers !

B. Kouchner : Ah non, eux, je les ai fait libérer ! Simplement, ça m'emmerdait moi : j'aurais pu échouer. J'ai franchi les lignes avec mes autocars…

Actuel : Et ailleurs, c'était pareil ?

B. Kouchner : Pour bouger ? Vous vous souvenez de l'exode des Kurdes, à la fin de la guerre du Golfe ? Nous imposons enfin le devoir d'ingérence grâce à la résolution 688 de l'ONU. Pour la première fois au XXe siècle, les hommes parviennent à s'opposer à un massacre programmé. Sous le drapeau de l'ONU, des milliers de soldats français, britanniques, espagnols, américains, etc. protègent les réfugiés et les ramènent chez eux dans une zone d'exclusion militaire. Pour cela, il m'a fallu être illégal. Briser les tabous, Michel Rocard, dont je dépendais, m'autorise à aller sur place, au Kurdistan irakien, pour afficher la détermination de la France. Lorsque j'arrive en Turquie, un hélicoptère est censé m'embarquer pour passer la frontière et me déposer du côté irakien. Un colonel français extrêmement gêné m'accueille : « Monsieur le ministre, je suis confus, mais j'ai des ordres : je n'ai pas le droit de vous aider… »

Actuel : Ça c'était votre ami Pierre Joxe… A-t-il compris depuis ?

B. Kouchner : Je ne pense pas. Je ne représentais aucun courant du PS. J'étais illégitime. Mais j'ai le cuir plus dur qu'ils ne le croient ! Cela ne m'a pas empêché de faire avancer le droit d'ingérence. Les éléphants, je les ai vu grandir, Henri Emmanuelli ! Cet homme qui m'a comparé à Sophie Marceau (je suis flatté et du coup j'ai téléphoné à Sophie Marceau). Il venait de faire l'éloge de Khasboulatov, le président du Parlement russe dressé contre Eltsine.

Actuel : Un social-démocrate, a-t-il dit.

B. Kouchner : Mais ce n'est pas un hasard ! Défendre un stalino-fasciste et m'attaquer de cette façon témoigne d'une pensée cohérente ! Je sais qu'Eltsine ce n'est pas brillant, mais je suis de son côté. Je suis pour qu'on vote et qu'on écrase les rébellions qui tentent de s'opposer aux élections démocratiques. Emmanuelli du côté du tortionnaire et faux président Routskoï, l'homme qui a fait mille Oradour-sur-Glane en Afghanistan, qui coupait les couilles avec des tenailles et s'est fait battre par les paysans afghans ! Comment soutenir ce type ? Cessons ce genre d'affrontement. Ce sont eux qui ont écœuré notre génération ! Voilà pourquoi elle a été gommée !

Actuel : Revenons à la guerre… La vraie. Y-a-il eu des moments où vous avez cru que le conflit yougoslave allait basculer dans l'intervention internationale ?

B. Kouchner : Oui. Lorsque le Président a décidé d'aller à Sarajevo. Ce fut une surprise pour moi, même si je l'avais proposé. J'ai cru que ça allait être un tournant. Ce le fut pour l'aide à la ville : l'aéroport a été réouvert. Mais enfin, ça n'a pas été un tournant de la guerre… Le président a été très clair, il m'a dit : « J'y vais parce qu'il y a des besoins humanitaires, je n'y vais pas pour une médiation ». J'ai dû argumenter qu'il devait faire un discours formidable, quelque chose d'équivalent à celui de de Gaulle à Phnom Penh (5). Ils avaient, le Président et Roland Dumas, choisi le profil et le thème même du déplacement. Cela dit, est-ce que ça aurait changé quelque chose ?

Actuel : C'est là qu'on en veut terriblement à la politique humanitaire : transformer en beau geste une démission assumée.

B. Kouchner : Non ! Ne mélangeons pas : le médecin n'est pas la cause de la maladie ! Enfin, rarement ! L'humanitaire, c'est précis. Ça veut dire soulager la souffrance des hommes. Ça n'a jamais prétendu régler le problème politique ! Son espoir est de l'influencer. Comment ? Par les droits de l'homme. L'humanitaire, c'est d'abord aider. Sauver si l'on peut. On peut se moquer, mais cela n'est pas une raison pour perdre la mémoire. Je me souviens qu'au Liberia, pas un seul bateau ne pouvait aller sauver les trois mille cinq cents malheureux qui mouraient dans les docks de Monrovia : aucun armateur n'acceptait de louer son navire ! Il a fallu que Michel Rocard réquisitionne, au nom de la France, le Santa Rita, pour que j'arrive à embarquer ces loques qui seraient tous morts si on n'avait rien fait. L'humanitaire d'État a fait ça, que personne d'autre n'accomplissait, ni l'ONU, ni les USA ! Avant on laissait mourir les autres. Au mieux, les états disaient : la Croix-Rouge s'en occupe ! Et maintenant, on arrive à disposer d'un peu de leur puissance pour tenter de sauver des condamnés. Ça n'a rien à voir avec la décision politique, ça ne permet pas de la masquer. On revient en arrière ? On laisse à nouveau crever les nègres ? Ou on continue de l'avant ? Si oui, ça mettra dix, vingt ans. Mais il ne faut pas demander à l'humanitaire plus qu'il ne peut en faire ! L'humanitaire seul ne peut changer le monde. I! peut influencer corriger…

Actuel : On en est à négocier le passage des convois humanitaires. On est content quand ils passent, mais en échange l'agresseur empoche la victoire, comme en Bosnie…

B. Kouchner : Mais c'est toujours comme ça ! C'était comme ça au Liban, au Biafra ou au Salvador ! Qu'est-ce que c'est que cette naïveté ? La guerre est bien plus immonde que la minute qu'on en voit à la télé ! Il faut un acharnement quotidien pour faire faire un tour de roue à son camion. L'humanitaire, c'est comme ça ! Que veut-elle dire, votre question ? Que l'humanitaire a permis aux Serbes de remporter davantage de victoires ? Ça veut dire quoi ? Que sans l'humanitaire, les Serbes n'auraient pas gagné ? Mais c'est n'importe quoi !

Actuel : La question…

B. Kouchner : Il n'y a pas de discussion ! Demandez à Elie Wiesel ou à Simone Veil. Ils étaient à Auschwitz. Ils auraient voulu qu'il y ait de l'humanitaire, même s'ils étaient tous condamnés à mort ! Que la porte s'ouvre. Que quelqu'un vienne dire : « je suis là ! ». La Croix-Rouge était venue inspecter les camps, elle a fermé sa gueule ! Lisez le livre que la Croix-Rouge a elle-même eu le courage d'écrire ! Il faut toujours aider les gens qui vont mourir, et être à leur côté. On n'est pas forcé de mourir avec eux. Si on est courageux, on le fait. Des prêtres l'ont fait à Auschwitz. Volontairement. Qu'on ne me sorte pas : rien à voir avec la politique ! Le jour où la politique et l'humanitaire se seront rejoints, ça fera une vraie politique. Ce n'est pas demain la veille ? Si j'étais en ce moment en charge de l'action humanitaire d'État, j'interviendrais en Angola. Et j'attirerais l'attention. Et je suis sûr que les mêmes intellos et tartuffes m'attaqueraient !

Actuel : Quand le mur de Berlin est tombé, on a trouvé ça génial, mais derrière, on découvre des furieux qui s'entre-tuent.

B. Kouchner : La démocratie est un moyen, indispensable pour le développement, mais elle n'empêche pas les guerres. Est-ce que la démocratie nous met à l'abri de la haine ? Elle peut y contribuer, sans plus. Je m'en suis expliqué avec l'abbé Pierre. Lui pense que l'homme est bon et mauvais à la fois : il faut toujours jouer sur le bien pour l'influencer. D'accord. Il se trouve que moi, j'ai vu plus de gens mauvais que lui, que j'ai fréquenté plus de guerres, que je me demande même si un jour, sans le savoir, je n'ai pas été cannibale au Biafra, alors qu'il n'y avait plus rien à manger. Pour gagner les guerres aujourd'hui, on commence par massacrer un maximum de civils. C'est plus facile, et moins dangereux que de démolir l'armée adverse. Terminé, le temps des batailles rangées. Pendant la guerre 14-18, 80 % des tués furent des soldats. Depuis 1939, sur l'ensemble des conflits, 80 % des tués sont des civils, guerre du Golfe exceptée. D'un conflit à l'autre, seules changent les odeurs, les arbres et les fleurs. Aucune illusion.

Actuel : Vous êtes pessimiste ?

B. Kouchner : La purification ethnique est dans toutes les têtes et là je suis absolument pessimiste. La brisure du goulag, la fin de l'utopie nous ont fait redécouvrir le nationalisme et la violence raciste. Le penchant à vivre entre soi s'est accentué : le poids des démographies, des différences sociales et économiques devient plus fort. Multiplié par la propagande, la haine et la crainte. La purification ethnique est un virus général. Total. Il va falloir le combattre. En permanence.

Actuel : La cicatrisation est-elle lente ?

B. Kouchner : Étonnant comme au contraire ça peut aller très vite ! Comme au Liban. Vous avez vu les musulmans qui découvrent la neige au Mont Liban après dix-huit ans de massacres ? Au Salvador, on se parle à nouveau, après quinze ans de guerre.

Actuel : La Yougoslavie peut-elle cicatriser ?

B. Kouchner : Les Serbes portent sur leurs épaules une histoire trop grande pour eux. Ils sont capables de tout. Délire de fraternité, de grande steppe, d'orthodoxie, de panslavisme : j'arrête les musulmans d'un côté, les Austro-Hongrois de l'autre, il faut que je boive un coup parce qu'il fait froid, et ma femme a les yeux bleus, mais quel malheur, quel malheur !

Actuel : Qu'est-ce qui vous fait dire qu'ils pourront oublier ?

B. Kouchner : Un exemple précis. J'avais obtenu qu'on vide les prisons de Sarajevo. Dehors, un bus protégé par les Casques bleus attendait des prisonniers serbes pour les sortir de Bosnie. Je m'en souviendrai toute ma vie : il y avait un immeuble en feu, une petite foule venue voir ses prisonniers de guerre, et alors que tous les libérés montaient dans le bus qui les emportait vers la Serbie, un vieux Serbe, un sac de plastique à la main, a fait « Adieu » de la main à ses compagnons de détention, puis a tourné à droite pour rentrer à pied chez lui, trois rues plus loin. Et la foule l'a applaudi ! Et deux autres ont suivi. Oui, ils peuvent recommencer à vivre ensemble demain. Ils peuvent aussi se réassassiner le surlendemain !

Actuel : Existe-t-il un vaccin ?

B. Kouchner : Sécréter des anticorps à la haine, c'est quoi ? L'amour, ses enfants, la tendresse. J'en suis sûr. Faut-il pour autant croire que nous entrons dans un monde qui empire ? Non. Qui ose dire que c'était mieux du temps du goulag, des dictatures en Amérique latine ? Nous, ça nous arrangeait, cette séparation du monde. Le rideau de fer nous faisait du bien puisque nous étions sûrs d'être du côté du bien. La démocratie, hélas, ne suffit pas à convaincre les gens que la paix, c'est mieux. Terrible à dire, mais finalement la période la plus excitante d'une vie n'est-elle pas celle de la guerre ? Alors là… Je n'ai plus de réponse.

Actuel : Vraiment ?

B. Kouchner : … Dans le fond, je pense qu'il est presque impossible de prévenir les guerres. Mais tant qu'on n'aura pas tout fait pour les prévenir, qui le sait ? … Essayons de canaliser les énergies guerrières à faire la guerre à la guerre ! Sans obligation de résultat.

Actuel : Parlons de l'Islam. L'Algérie glisse dans la guerre civile. Le FIS avait gagné les élections. Des « modernistes » ont fait un coup d'état, soutenu par la France…

B. Kouchner : Pas soutenu par la France ! Je suis de ceux qui pensent qu'on ne construit pas la démocratie sans démocratie. Autrement dit : un parti unique fait des ravages. Au passage, ce parti unique, le FLN, a été trop longtemps soutenu par la culpabilité de l'ex-puissance coloniale. Grave erreur. Il faut entendre les griefs des intellectuels algériens contre l'ex-puissance coloniale ! Morale pour morale, je pense qu'on aurait dû laisser le processus démocratique aller à son terme. Mais je ne suis pas algérien ! Auraient-ils pu laisser se faire l'expérience FIS et que l'armée garantisse le retour aux urnes à l'échéance voulue ? L'armée algérienne est moderne. Maintenant l'Algérie est en guerre civile et nous devons protéger les démocrates qui se font assassiner.

Actuel : Comment ?

B. Kouchner : Comme on protège les gens ! En les accueillant lorsqu'ils se réfugient chez nous. En essayant, au nom de la communauté internationale, d'appliquer là aussi le droit d'ingérence démocratique avant le drame. On ne peut pas avoir une politique avec le Zaïre, ou en Somalie, toutes proportions gardées, et avoir un raisonnement différent vis-à-vis de l'Algérie. Pourquoi ?

Actuel : Vous étiez dans un gouvernement qui a soutenu le « coup d'État » qui a privé le FIS de sa victoire, Vous étiez seul à condamner cette attitude. Pourquoi ?

B. Kouchner : Je suis né à la politique en me battant pour l'indépendance de l'Algérie. Je ne suis pas de ceux qui sont figés une fois pour toutes dans le remords colonial ! Je pense que les Algériens sont mes égaux, que je suis leur égal. Conséquence : je suis de ceux qui pensent qu'on doit parler avec certains éléments du FIS. Beaucoup d'Algériens le pensent. Avec l'islam, il faut se garder de tout a priori. Faire la comparaison avec l'Afghanistan, un islam autrement rugueux qu'en Algérie, me semble erroné, Hekmatyar, on ne peut pas parler avec lui. Mais je pense au commandant Massoud. On a longtemps dit qu'il était intégriste. C'est pourtant lui qui se bat contre les intégristes afghans ! Il faut discuter avec tous les Massoud de l'islam.

Actuel : Vous n'arrêtez pas de dire que la France ne connaît pas sa chance.

B. Kouchner : Oui. Pourtant, il ne sert à rien de dire à un chômeur de Longwy qu'il est moins malheureux qu'un villageois en Somalie. Il faut essayer de le faire bouger. Je suis persuadé que la France reste un pays terriblement chanceux, malgré la crise. La France manque d'idéal. J'aimerais contribuer à lui en trouver un. La France se retranche dans des dépenses de santé, des dépenses de déprimé. Qu'est-ce qui caractérise la dépression ? Dépenser son énergie contre soi-même. Quand la crise frappe la Géorgie, on est pourtant à un autre niveau que lorsqu'elle frappe la France. C'est très difficile à expliquer au chômeur qui subit la crise. Il est urgent d'inventer. Redonner le goût des idées, trouver ses forces. Inventons : le partage du travail, et bien faisons-le ! N'arrêtons surtout pas de bouger ! Pourquoi n'a-t-on pas voté la semaine de 32 heures ? Nous allons essayer de proposer des « premiers boulots » : une association, gérée par des cadres au chômage et des retraités, partenaire d'entreprises qui lui confieront des stocks d'heures de travail, services, transports, courses pour malades, petits chantiers. L'association répartira le stock d'heures ainsi constitué auprès de jeunes qui se seront déclarés volontaires. Ils sont des centaines de milliers, exclus, qu'il faut d'urgence réinsérer dans un cycle de vie en rupture avec la désintégration de leur environnement.

Actuel : On va vous ressortir : petit bout de la lorgnette. Le problème majeur : délocalisation.

B. Kouchner : Partager le travail à l'échelon de la France est indispensable. Est-ce que cela suffira ? A-t-on compris que la planète va avoir huit à dix milliards d'habitants en 2025 ? Comment faire pour qu'ils restent chez eux ? Contents d'y vivre ? Sans jalousie de nos richesses ? Partager le travail est une nécessité à l'échelon du monde. Aujourd'hui les Français semblent contre Maastricht à 54 %. On veut se refermer ! Tout faux ! C'est le contraire qu'il faut faire. Si on se replie sur nous-mêmes, on pourra vendre du camembert en Normandie, mais pas longtemps. Nous exportons 60 % et plus de notre production !

Actuel : Comment expliquez-vous ce glissement incroyable depuis Maastricht ?

B. Kouchner : Remplaçons la démagogie par la pédagogie, ça fera du bien. Le grand oublié du GATT, ce n'est pas nous, c'est l'Afrique ! Qui y pense ? Qui nous explique les vrais enjeux ? Nous voilà très loin d'une histoire entre Américains et Français ! On se plaint de l'Asie ? L'Asie qui travaille et qui augmente ses salaires va trouver un rapport de forces meilleur pour elle et donc pour le monde. Tant mieux ! Bravo ! Nous devrions être contents de vendre notre TGV à la Corée du Sud. Il y a dix ans, la Corée était très pauvre. Comment pourrait-elle se l'acheter si elle ne produisait pas des Hyundai ?

Actuel : Même chose pour la PAC et Blair House ?

B. Kouchner : La réforme de la PAC ? On n'a plus le droit de subventionner comme des fous les produits agricoles à l'exportation. Agriculture intensive. On produit trop. Résultat : les champs en jachère ? Il faut changer de méthode d'exploitation. Pourquoi pas une production extensive ? Respectueuse des rythmes de la terre ? Les agriculteurs recevraient la même somme d'argent ! Seulement voilà : on préfère mentir aux paysans. Le GATT comme la PAC sont largement justes ! Il faut savoir les expliquer différemment et de façon dynamique dans l'intérêt des paysans eux-mêmes.

Actuel : Comment ?

B. Kouchner : Que les agriculteurs nourrissent le monde. L'Afrique est notre responsabilité. Si les jachères servaient à former des agriculteurs d'Afrique ? Si de jeunes paysans français partaient là-bas, former les paysans d'Afrique aux dernières techniques ? C'est tout le sens de mon service national humanitaire. Non pas dans la recolonisation des terres mais dans celle des cœurs. Et les jeunes paysans réclament cette responsabilité. On ne les entend pas.

Actuel : N'empêche que dans tout ça, l'Europe a vraiment pris du plomb dans l'aile.

B. Kouchner : Là aussi c'est une affaire de génération. Comment débloquer les esprits ? En commençant par un service militaire européen. C'est comme ça qu'on se rencontre, c'est comme ça qu'on se connaît, avant de se retrouver enfermé dans la vie. Un service humanitaire européen ? Vous verrez si les jeunes Anglais et Danois ne deviendraient pas, alors, les plus chauds partisans de cette Europe-là ! Pourquoi pas une représentation un peu plus charnelle, un peu plus évidente et politique de l'Europe ? Le marché du travail est européen avant d'être mondial. Mercedes vient de débaucher quarante mille personnes. C'est comme dans le tiers-monde : quand les gros commencent à maigrir, c'est que les maigres sont en train de mourir. Nous avons tous été élevés dans ce dogme : l'Europe sera franco-allemande ou ne sera pas. Ça ne suffit plus. L'Espagne a un énorme appétit d'Europe. Moi, j'ai un énorme appétit du Sud. Donnons de l'air, ouvrons la fenêtre !

Actuel : Vous vous retrouvez face à deux choix. Soit rassembler autour de vous un courant d'opinion, un centre ou une force. Soit devenir le fils de l'abbé Pierre.

B. Kouchner : Je suis déjà son frère !

Actuel : Alors vous allez coucher avec les squatters pour dramatiser afin qu'ils récupèrent un logement.

B. Kouchner : Grâce au courage de l'abbé Pierre, ça a marché d'ailleurs…

Actuel : C'est l'un ou l'autre.

B. Kouchner : Est-ce incompatible ? N'y a-t-il pas dans la méthodologie humanitaire un humanisme sous-jacent qui deviendrait une théorie politique ?

Actuel : C'est aussi une question de communication politique. Prenez l'élection de Clinton. Il a adressé une sorte de langage codé à une génération pour lui dire : c'est nous, on est pareil regardez, je joue du saxe, vous voyez bien, alors prenons notre destin en main, dehors les vieux ringards.

B. Kouchner : Exact. Il a osé envoyer des signes de connivence. « Oui, a-t-il dit, avec Hillary on a eu des problèmes de couple » Ils ont gagné parce qu'ils sont apparus normaux et contemporains.

Actuel : Ce n'est pas français.

B. Kouchner : Quoi ?

Actuel : De dire qu'on a des problèmes de couple…

B. Kouchner : Ben… ça dépend. Clinton m'intéresse aussi parce qu'il s'adressait à un public complètement différent ! Les déçus, les exclus, les marginaux, les romantiques : la nouvelle génération. Quand vous dites envoyer des signes, c'est la vraie question de cet entretien : notre génération va-t-elle indéfiniment rater son rendez-vous avec l'Histoire ? Voulons-nous assumer notre destin ?


(1) Organisation non gouvernementale.

(2) Le professeur Schwartzenberg, ministre délégué à la Santé du gouvernement Rocard, a été démissionné en juin 1988 après le tollé provoqué par ses déclarations sur le dépistage généralisé et volontaire du sida, le traitement par médicaments de substitution des drogués, la distribution gratuite des seringues, et l'établissement d'un carnet de santé pour tous les Français. L'affaire du sang contaminé, des polytransfusés et les progrès foudroyants du sida prouvèrent qu'il avait raison.

(3) Lire Actuel n°30, juin 1993.

(4) Colloque organisé par le ministère de la Santé à Paris en janvier 1998 qui confrontait les acteurs des systèmes sanitaires et sociaux de Londres, New York et Paris. L'originalité : y dialoguaient des responsables politiques, des dirigeants d'associations, des policiers, des juges, des médecins, des malades, etc. Ce colloque a été un coup de tonnerre dans les milieux sociaux français : pour la première fois on révélait notre retard sur le monde anglosaxon… Les actes de ce colloque viennent d'être publiés dans un numéro exceptionnel de la revue Les Temps Modernes « Toxicomanie, sida, exclusion » (n° 567, oct,93).

(5) En 1966, profitant d'un voyage au Cambodge, le général de Gaulle prononça un discours condamnant violemment la guerre dans laquelle les Américains s'engageaient au Vietnam. Le discours eut un immense écho dans le tiers-monde et au sein du mouvement des pays non-alignés, en plaquant la dimension Nord-Sud à un conflit cantonné à l'affrontement Est-Ouest.


Le Point : 27 novembre 1993

Le Point : En 1976, vous avez signé « l'Appel du 18 joint », êtes-vous toujours favorable à la légalisation du cannabis ?

Bernard Kouchner : Non. Pas question de fermer les yeux sur le trafic illicite. Il faut réglementer, et non légaliser. À mes yeux, le cannabis appartient à la même classe de substances que le tabac et l'alcool. On parle d'environ 5 millions de consommateurs de cannabis ! Si je ne connais heureusement personne qui soit mort de l'usage du cannabis, je sais beaucoup d'usagers du tabac qui meurent de maladies cardio-vasculaires, et 35 000 qui meurent par an de cancer du poumon. Gastro-entérologue, je sais les ravages de l'alcoolisme, je n'en ignore pas les ravages familiaux, la violence qu'elle provoque, toute cette pathologie lourde que l'on retrouve dans les lits des hôpitaux et qui coûte cher à la Sécurité sociale. C'est une vraie déchéance, l'alcoolisme, et pourtant on ne songe pas dans ce pays à interdire de boire un verre de vin… Faisons la même chose avec le cannabis !

Selon la loi de 1970, pris avec 20 grammes de haschich, je risque 10 ans de prison. Ce n'est pas sérieux ! Il faut faire évoluer la loi française. Nous sommes le premier pays consommateur de neuroleptiques ! Il faut en finir avec l'hypocrisie.

Le Point : Fumer un joint ne doit plus être un délit ?

B. Kouchner : Ce n'est pas un délit de boire de l'alcool, c'est un délit d'avoir plus de 0,8 gramme dans le sang quand on souffle dans un ballon. Eh bien, inventons des règlements adaptés au cannabis, imposons les mêmes contraintes sociales, mais également la même tolérance vigilante dans ce pays de tradition alcoolique. Je ne suis ni un puritain ni un laxiste : je suis partisan d'un libéralisme ferme. La stigmatisation des usagers de cannabis embrouille tout, embrouille la justice, et nous empêche de nous occuper du problème majeur de santé publique : celui des drogues dures. Quant à la question, soulevée en particulier par M. Pasqua, du passage de cette drogue dite douce – ce n'est pas une bonne formule – à la drogue dure, soyons sérieux. Entre 150 000 et 300 000 usagers de drogues dures et 5 millions d'usagers de drogues douces : si on pense que le passage est obligatoire, il doit y avoir quelque chose qui ne va pas dans les chiffres. Je peux vous dire que, si on ne fume pas de tabac, on ne fume pas de joints ! Alors, faut-il interdire la Seita ? Et si on ne boit pas d'alcool, on est rarement soûl. Alors ? On interdit l'alcool en France ? Donc, soyons sérieux partout. Séparons le cannabis des drogues dures, en le réglementant et en luttant contre l'abus.

Le Point : Le débat annoncé par Charles Pasqua est-il souhaitable ?

B. Kouchner : J'ai applaudi des deux mains lorsque Charles Pasqua a proposé ce débat. Je le trouve indispensable.

Le Point : Une commission doit être constituée.

B. Kouchner : Encore une ! Qu'elle travaille vite ! Mais je salue l'initiative de Simone Veil et de Philippe Douste-Blazy, et je suis prêt à y participer. Il faut une commission ouverte, publique, avec des experts de toutes parts, et, pourquoi pas, télévisée. J'ai trop vu les cécités médicales confortées par des experts choisis ad nominem. Ensuite, nous amènerons le débat au Parlement. Je sais combien les débats y sont souvent trop rapides et, parfois même, comment dirai-je, brutaux, incomplets. Il faut qu'on puisse dépasser un certain nombre d'oukases, d'interdits. Vous savez le débat qui a lieu en Grande-Bretagne en ce moment ? Vous avez peut-être entendu Mme Thatcher se prononcer sur la nécessité de l'accès aux médicaments de substitution et de l'accès aux drogues douces, Mme Thatcher n'est quand même pas plus à gauche que M. Pasqua ! En réalité, le véritable obstacle au libéralisme, c'est le conformisme des administrations, des services de police et du corps médical.

Ces rigidités-là sont beaucoup plus fortes que celles prêtées à M. Pasqua, que j'ai toujours considéré comme un homme à l'esprit ouvert. Pourquoi la gauche a-t-elle nommé le commissaire Broussard pour répondre à cette interrogation d'une société, à cette brisure de la jeunesse ? Je ne comprends pas. J'ai beaucoup de respect pour le commissaire Broussard, mais il est à sa place dans la répression, pas comme conseiller de vie ou comme conseiller pédagogique. Scotland Yard, qui a ses lettres de noblesse au moins autant que la police française, a compris que, pour obtenir l'ordre public, il fallait organiser la santé publique avec les médecins. Et je suis persuadé, pour leur avoir parlé, que la majorité des policiers français sont sur cette ligne. Il y a en ce moment un congrès, aux États-Unis, des policiers antiprohibitionnistes. C'est l'avenir. La prohibition, ça a donné Al Capone et des cirrhoses en six mois, avec l'éthanol et l'alcool de bois ! Pourquoi ne pas tirer les leçons de l'Histoire ?

Le Point : Sur les drogues dures, quelle est l'urgence ?

B. Kouchner : La réduction des risques chez les usagers de drogues intraveineuses, c'est une urgence vitale. Je suis médecin, et je considère les toxicomanes comme des patients, pas comme des délinquants. La méthadone, c'est le médicament des drogués, avec d'autres substances chimiques, la buprénorphine en particulier. Ce n'est pas une drogue miracle, mais un moyen sûr utilisé partout. Pas un moyen unique, pas du tout. L'abord psychologique, l'abord que développe l'Anit (Association nationale des intervenants en toxicomanie) est excellent, il faut le maintenir. Ce qui compte, c'est la réduction des risques, sinon c'est la mort parle le sida. Ceux qui ne voient pas ça seront coupables de non-assistance à personnes en danger de mort.

Le Point : Le nombre de programmes méthadone n'a guère augmenté sous votre ministère.

B. Kouchner : Un an, c'est court. Il allait augmenter lorsque je suis parti. Mais ne dites pas que je n'ai rien fait, je suis le premier à avoir secoué le cocotier, écouté les expériences étrangères, convoqué les responsables, fabriqué des circuits nouveaux de prise en charge. J'ai ouvert la voie sur laquelle on s'engouffre aujourd'hui. J'ai vu tous les circuits de méthadone. États-Unis, Angleterre, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Italie. Je n'ai pas perdu mon temps. Maintenant on va proposer, ici, à la fondation [Fondation pour l'action humanitaire, NDLR], des modules de formation qu'on va offrir clé en main à Philippe Douste-Blazy et Simone Veil, mes successeurs. Beaucoup d'élus locaux nous sollicitent. Nous irons vite : Nîmes, Montpellier, Bayonne, Mantes, Aix, Valuciennes, Blois. Nos ennemis, ce sont la séropositivité, la déchéance, « l'addiction ». Croyez-moi, les 5 000 places méthadone, on va les trouver très vite. Pour l'échange de seringues, il faut vaincre les résistances résiduelles, en particulier chez les pharmaciens. Je crois beaucoup au couple pharmacien-médecin dans l'abord du toxicomane et la prise en charge amicale, tendre, du toxicomane.

Le Point : En ce qui concerne la répression, vous soulignez aussi la nécessité d'une approche économique, internationale.

B. Kouchner : C'est indispensable. Car nous ne parviendrons pas par les armes à réprimer le trafic. Malgré les déclarations de guerre aux producteurs de drogue, les rodomontades. Je connais les bandes armées dans ces régions afghanes où l'on va à cheval au milieu des champs de pavots ; je connais la Colombie, je sais comment l'armée américaine s'y est cassé les dent… Il faut absolument – et, si je conduis une liste aux élections européennes, c'est une de mes premières idées – faire une réglementation européenne de l'accès aux drogues douces dans un premier temps, et puis une réflexion sur l'abord économique européen des drogues dures, avec ou non médicalisation du circuit. Il faut aussi, en France, modifier la loi de 1970 pour réduire les risques, avec dépénalisation réelle du port de la seringue et réglementation de l'usage, pour pouvoir tendre la main et développer la prévention.


TF1  : lundi 29 novembre 1993

TF1 : L'hiver est une tragédie dans nos frontières ?

B. Kouchner : L'indifférence l'emporte. Il n'y a pas assez de gestes individuels. On observe une tentation du recours à l'État en permanence chez nous, qui n'est pas suffisant, L'État ne fait jamais assez. Et puis, chaque année on découvre l'hiver, – comme si on pouvait être surpris par l'hiver ! – et ces deux niveaux, ces deux vitesses dans notre société. La solidarité ce n'est pas seulement l'État, c'est ce qu'on fait soi-même pour les autres et aussi pour soi-même. Je connais ces centres, on pourrait en faire d'autres. On pourrait même, comme je l'ai longtemps proposé, faire une chaîne d'hôtels très bon marché. Ce qui compte c'est de donner de la dignité à ces gens, les recevoir comme des hommes, pas les mettre à six heures à la porte, pas les considérer comme un numéro. Je connais cette salle où il y a une seule télévision, et on ne peut pas changer de chaîne, car il y a trois cents personnes qui regardent, la tête tendue vers ce spectacle impossible. Personne n'est là pour vous donner un endroit pour écrire. Dans la journée, on ne sait pas où se laver. Il y a plein d'initiatives : on l'a vu avec Médecins du Monde, avec l'Abbé Pierre et sa boutique. C'est cela qui est irremplaçable. C'est que nous nous occupions, chacun d'entre nous devrait s'occuper de quelqu'un d'autre ici en France. On pourrait mieux s'occuper des autres lointains.

TF1 : Lancement d'une opération d'un colis pour chaque habitant. Vous revenez de Sarajevo quel est votre constat ?

B. Kouchner : On pensait que ce serait le dernier hiver. Mais tout est possible. Sarajevo souffre, mais vit. Loïc Berrou a raison : la guerre va continuer. Il vaut mieux reprendre les pourparlers, et je félicite les diplomates qui ont réussi cela. Mais les intérêts des uns et des autres ne sont pas encore convergents, au contraire. Heureusement il y a de la solidarité à Sarajevo, les gens se soutiennent. Il n'y a pas eu de morts de froid. Les gens s'organisent, il y a une solidarité de quartier formidable ! Nos casques bleus sont exceptionnels. Ils ont, sur leur propre nourriture, établi dans chaque quartier, des restaurants du cœur partout. Des médecins sont ravitaillés en médicaments. Il y a tous les jours des théâtres, des orchestres. Il y a une vie. À Tulsa, où personne n'arrive, c'est vrai qu'il faut que ces convois humanitaires partent. À Mostar, il faut que l'humanitaire continue. Il ne faut pas déserter. Sarajevo a besoin de dire qu'il continue dans l'espoir. Pour être trop simple, parce que nous n'avons pas le temps, c'était un modèle de tolérance qu'on nous proposait que l'Europe a loupé. C'était un modèle entre les religions, entre les ethnies, entre les gens qui depuis longtemps n'étaient pas semblables, mais voulaient vivre ensemble. C'est cela qu'ils maintiennent comme espoir et qu'il nous faut maintenir. Il y a une différence entre la population et les dirigeants. En gros, dans l'ex-Yougoslavie, il s'agissait d'anciens dirigeants staliniens impossibles, de chefs de guerre qui ont imposé la guerre à leurs propres populations. Maintenant que faut cela est fait, il y a un vrai espoir en Bosnie qui représente la tolérance, et un modèle de démocratie sur lequel l'Europe a bâti le sien : l'Europe des Douze.

TF1 : Qu'est-ce qu'on peut faire pour mobiliser l'opinion publique européenne ?

B. Kouchner : L'opinion publique est un peu lasse. Cela suffit les morts de Sarajevo. On tire encore au hasard pour maintenir la pression. On est las de ces images de violences et de souffrances. Cela devait s'arranger de conférence en conférence. Il faut tout faire pour entendre Sarajevo. Il y a une formidable équipe de télévision qui s'appelle Saga, qui fait tous les jours deux minutes sur la vie quotidienne. La télévision française s'honorerait de passer ces deux minutes. Il y a une bibliothèque, des universités, des hôpitaux.

TF1 : Et il y a un quotidien qui paraît tous les jours.

B. Kouchner : Ministre j'avais envoyé du papier, il est encore à Split. Il faut que les gens se rendent compte. C'est une ville de 380 000 habitants entourée de collines. Depuis 22 mois, on ne peut pas sortir. Ce n'est pas comme Beyrouth. Beyrouth, on sortait, par n'importe quel côté. Quelle est la morale qui consiste à ne pas laisser assez sortir ces gens ? Les intellectuels par exemple. Il faut des corridors culturels pour manifester la vie. Il faut que ces miliciens et ces assassins qui arrêtent nos convois cessent de le faire mais pas seulement. Pourquoi ne laisse-t-on pas sortir les enfants et les blessés ? Il faut des mois de négociation pour arriver à faire sortir en ce moment vers l'Italie. J'ai vu l'exemple d'un homme greffé du rein à Lyon et qui doit, pour des raisons médicales, sortir. Il ne peut pas aller en France. Pourquoi ? Il faut des quotas d'espérance et de solidarité. Toutes les initiatives seront bonnes pour ne pas les oublier. C'est encore mieux, même si on ne doit pas cesser l'humanitaire, que de faire de l'humanitaire sans cesse. Il faut transformer un peu l'humanitaire en politique.

Q. : On est à quatre semaines de Noël, vous avez imaginé une opération possible avec des bougies par exemple ?

B. Kouchner : Oui, ce n'est pas moi qui l'ai imaginée, ce sont les habitants de Sarajevo qui m'ont demandé de venir pour imaginer une manifestation dans laquelle Sarajevo parlerait au reste de l'Europe, au reste du monde. On avait pensé aux bougies. J'aimerais d'ailleurs que vous y participiez et qu'on fasse cela pour donner de l'espoir à cette Europe que nous voulons, et qui ne doit pas laisser à côté ce chancre se maintenir. Songez, s'il y avait 250 millions de bougies à la première heure du premier jour de 1994.


Globe Hebdo : 8 décembre 1993

Globe Hebdo : Trouvez-vous qu'on en fait assez pour protéger les toxicomanes contre le virus du sida ?

Bernard Kouchner : Philippe Douste-Blazy et Simone Veil ont heureusement rectifié le plan de lutte contre la toxicomanie d'Édouard Balladur qui n'avait pas abordé la question prioritaire : celle du sida. Le programme méthadone a été élargi. Je sais, pour avoir moi-même lancé ce programme, qu'il s'agit, en France, d'une vraie révolution de l'esprit médical. Ministre de la Santé, j'ai dû affronter ure fausse naïveté et un extraordinaire conservatisme. Des centaines de centres fonctionnaient déjà dans le monde entier, traitant des centaines de milliers de patients. Des centaines d'études étrangères avaient déjà été publiées, et l'on feignait le doute scientifique ! Il est vital de mettre en place une politique de réduction des risques. En France, près de 70 % des toxicomanes échappent à tous les circuits d'assistance. L'immense danger pour ces toxicomanes par voie intraveineuse et pour leurs partenaires, reste de contracter le virus HIV. De la drogue, on en sort. Du sida, malheureusement, pour le moment, on ne se sort pas. On en meurt. Dans notre pays, on estime que 30 % à 40 % des toxicomanes par voie intraveineuse sont déjà séropositifs. La société française est donc responsable de non-assistance à personnes en danger. S'ils sont séropositifs, c'est d'abord parce que l'usage de la seringue unique et de la seringue propre est pas assez répandu malgré les décrets Barzach. Il y a ridiculement peu de programmes d'échange de seringues. La moitié des pharmaciens environ (je félicite chaudement l'autre moitié) refuse d'aider les toxicomanes au nom d'une clause de conscience inexistante et perverse. Quant à la méthadone, ce n'est certes pas la solution miracle, mais seulement un des moyens de limiter les risques de propagation du virus HIV. Elle a été largement utilisée partout, sauf en France, pour stabiliser les toxicos. Il est indispensable de proposer 5 000 places en un an. Il ne s'agit pas de lits d'hébergement, mais simplement des flacons de produit que l'on trouverait dans des cliniques discrètes, Aujourd'hui, il n'y a que 52 places !

Globe Hebdo : Pourquoi un tel retard ?

Bernard Kouchner : Pour des raisons très particulières à l'histoire de notre pays. En France, le dialogue est très difficile entre la médecine et la santé publique. La médecine française entretien de curieux rapports avec la compassion d'une part, et la cruauté d'autre part. C'est pourquoi la France est le pays occidental qui a pris le plus de retard dans le traitement des douleurs et des maladies à leur phase terminale. Les antalgiques majeurs ont été à la fois négligés par la recherche en laboratoire et peu utilisés par le corps médical. Dans certains services hospitaliers, il n'y a même pas de carnets à souche, Ce sont souvent les mêmes types de produits qu'on administre aux toxicomanes. Une tradition médicale française consiste à considérer la douleur comme un signe d'appel. Je ne dis pas que ce soit scientifiquement inepte, mais ce n'est pas un discours d'assistance ou de compassion. Pas d'enseignement de la thérapie antidouleur dans des études médicales dont, l'académisme frôle le caricatural. D'où un retard colossal par rapport à l'Angleterre, par exemple, dans les soins palliatifs, c'est-à-dire l'accompagnement humanisé et indolore de la mort. Là encore, saluons les pionniers !

Globe Hebdo : Est-ce l'influence de la religion catholique ?

Bernard Kouchner : Partiellement : « Tu enfanteras dans la douleur… », « Tu connaîtras la rédemption par la souffrance… » Il s'agit, à mon avis, d'une mauvaise interprétation des textes chrétiens, bien commode pour un certain immobilisme médical. Un médecin se grandit-il de la souffrance de son « patient » ? Je ne le crois pas. Quant à la résistance face aux médicaments de substitution, n'en accusons pas seulement les médecins. Les journalistes et les hommes politiques ont aussi une grande part de responsabilité dans le blocage de la situation. La majorité des Français s'est détournée, par commodité, des problèmes créés par la toxicomanie. Tant qu'on n'a pas côtoyé un toxicomane, on les considère, hélas, comme des délinquants, pas comme des malades. On ne veut pas les voir. Chaque peuple a ses « drogues licites ». En France ce sont le vin, l'alcool et le tabac. Il existe une forme de nationalisme des excitants. Le système de sécurité sociale est pervers, déresponsabilisant, tourné vers la maladie installée, jamais vers la prévention. Cirrhoses, morts sur les routes ou par cancer du poumon sont, pour une large part les conséquences de l'usage de ces « drogues » acceptées, « bien de chez nous ». En revanche, le cannabis ou l'héroïne sont des toxiques qui viennent d'ailleurs, des substances « étrangères ». Y aurait-il un « racisme des plaisirs » ? Est-ce là notre exception culturelle ? En France, les toxicos font plus peur que les alcooliques, c'est un fait culturel. Raison de plus pour que les politiques, les administratifs et les médecins se mobilisent pour faire comprendre que la toxicomanie – surtout maintenant qu'elle est cause de sida – est une calamité qu'il faut combattre par tous les moyens disponibles. Le devoir des responsables de la santé publique consiste à informer, à apaiser les peurs, à adoucir les résistances et à porter secours par tous les moyens aux personnes en danger. Les toxicomanes sont des malades – au même titre que les alcooliques graves. Alors, il n'y a, dès lors, plus aucune raison de ne pas proposer tous les traitements de substitution à notre disposition, y compris la méthadone, comme dans le diabète ou l'épilepsie. Mais n'oublions pas que l'approche sociale reste indispensable et que nous disposons en France d'excellents réseaux.

Globe Hebdo : Mais comment faire prévaloir votre point de vue ?

Bernard Kouchner : Comme disait Pei, l'architecte du Grand Louvre, le drame de notre pays, c'est le poids des conservatismes. Pour aller de l'avant, au nom des droits de l'homme, il faut entrer en illégalité : c'est cela la méthode humanitaire que mes amis et moi nous essayons de mettre en œuvre, depuis vingt ans, auprès de notre prochain comme de notre lointain. En France, aujourd'hui, l'urgence est médico-sociale. La toxicomanie ne devrait plus y être considérée comme un problème d'ordre publie, relevant prioritairement du ministère de l'Intérieur. En Angleterre, Mme Thatcher a ouvert le débat. Dans ce pays, on a compris depuis longtemps qu'en abordant la drogue comme un problème de santé publique, on aurait plus de chances de résoudre le problème d'ordre public. IL m'aura fallu cinq ans dans un gouvernement de gauche pour réussir à organiser une rencontre sur la toxicomanie entre les responsables des villes de New York, Londres et Paris ! Je crois avoir bousculé au maximum un certain conservatisme en instituant les échanges d'informations et l'accès à la toxicomanie.

Globe Hebdo : Il y a deux manières d'envisager la question de la toxicomanie : les soins et la compassion où la répression. Y voyez-vous un vrai clivage politique ?

Bernard Kouchner : Oui, mais pas aux endroits attendus. Il existe une vraie fracture entre les gens qui se réclament de la compassion et des droits de l'homme, et ceux qui s'obnubilent sur la défense de leur identité et de leurs douteux privilèges. La cécité et l'arrogance face aux expériences des autres, tellement caricaturale dans le cas du programme méthadone, est typique d'une certaine rigidité française. On lit de magistrales bêtises sur les effets de la méthadone sur l'immunité, des choses qui font hurler de rire les spécialistes de niveau international. L'exclusion des toxicomanes est symbolique d'autres exclusions. Ce relus persistant d'aborder humainement la toxicomanie n'est-il pas symptôme d'un certain racisme français ? Vis-à-vis de l'exclusion, il y a trois attitudes : le rejet pur et simple (l'enfermement décrit par Foucault) ; la prise en charge administrative par l'État et les collectivités locales (l'idéal de l'État providence) et une attitude plus militante et plus humaine, comme celle des associations. Dans ces temps de crise, l'État providence a plus de mal à régler les problèmes sociaux qui le débordent, c'est pourquoi les deux dernières attitudes deviennent enfin complémentaires. La société à deux vitesses sévit largement dans les banlieues.

Globe Hebdo : Il faut donc aussi un traitement social…

Bernard Kouchner : Élargissons nos objectifs, c'est indispensable. Qu'offre-t-on à la jeunesse ? De quoi peut-elle s'exalter ? Que la drogue soit un dérivatif à tous ces manques et qu'elle soit même, pour les plus fragiles, la tentation d'une aventure suicidaire, qui ne le sait ? À quel titre porterait-on seulement un jugement péjoratif sur l'usage de la drogue sans considérer aussi cet usage comme révélateur de souffrances plus profondes.

Globe Hebdo : Vous êtes donc favorable à une forme de légalisation du cannabis ?

Bernard Kouchner : Je suis partisan non pas de la dépénalisation, mais de la réglementation. Je ne suis pas laxiste. Je milite en faveur d'un libéralisme ferme ! Halte aux trafics ! Ne pas dépénaliser la drogue mais la réglementer, comme on réglemente l'usage de l'alcool. Interdiction, par exemple, de conduire quand on a fumé deux joints. On a le droit d'aller plusieurs fois chez le médecin, on est remboursé. On a le droit de boire tous les verres qu'on veut même si on couche sur le trottoir, et on n'est pas pénalisé. Mais on n'a pas le droit de fumer un joint ! Curieux particularisme des plaisirs !

Globe Hebdo : Et les autres drogues ?

Bernard Kouchner : Commençons par le cannabis, obtenons un vrai débat public, télévisé. Après on verra… Ailleurs, il s'agira d'abord d'en médicaliser l'usage. Et de briser l'économie de cet énorme marché.

Globe Hebdo : Cet échec dans la mise en place d'un programme adapté de lutte contre la toxicomanie, c'est aussi celui de la gauche…

Bernard Kouchner : Oui. Mais c'est aussi l'échec de la société, et on a effectivement préféré envoyer Broussard résoudre les problèmes des toxicomanes… Broussard est un bon policier, pas un bon pédagogue, encore moins une bonne assistante sociale.

Globe Hebdo : Vous, qu'avez-vous fait quand vous étiez au gouvernement ?

Bernard Kouchner : Qu'on ne vienne surtout pas me reprocher de n'avoir rien fait. J'ai fait entendre officiellement les expériences étrangères, changé des hommes, initié les programmes de méthadone élargis, etc. J'ai changé les mentalités. Et je revenais de loin. Le Dr Schwarzenberg, un des hommes les plus populaires de France, avait été viré en huit jours parce qu'il avait osé aborder cette question !

Globe Hebdo : Dans l'immédiat, que proposes-vous ?

Bernard Kouchner : J'ai proposé à Simone Veil que notre association prenne en charge la formation des médecins et des personnels de santé à la prévention et à la réduction des risques. Nous nous mettons à la disposition des municipalités. Philippe Douste-Blazy vient d'accepter nos propositions. En amont, nous avons déjà créé des modules de prise en charge à l'échelon local (dispensaires de soins, et programmes d'échange de seringues). Nous sommes aussi en contact avec un réseau d'experts internationaux pour les modules d'évaluation et de suivi. Nous sommes prêts. La question de la toxicomanie étant devenue une urgence nationale de santé publique, je serais heureux de collaborer avec Simone Veil et Philippe Douste-Blazy.