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Balladur lance un débat national
"Il n'est plus possible de différer les réformes", avertit Édouard Balladur, qui commente, pour la première fois, sa politique de santé. Dans un entretien accordé à "Impact médecin hebdo", le Premier ministre demande à tous les acteurs, libéraux et hospitaliers, de se mobiliser. Et annonce l'ouverture d'un grand débat national à partir du Livre blanc.
Entretien avec Jean de Charon et Philippe Berrebi
Conviction et concertation. Édouard Balladur pilote aujourd'hui la France avec cette double commande. Pas question pour lui de renoncer aux grands principes qui l'ont conduit en avril 1993 à Matignon ; pas question non plus d'hypothéquer la course à la présidentielle par une contagion du mécontentement. La politique de santé n'échappe pas à ces deux impératifs. Pour la première fois, le Premier ministre la détaille, en exclusivité pour Impact médecin hebdo. Une preuve de l'importance qu'il attache à ce secteur, mais aussi de sa volonté de faire appel au sens des responsabilités des acteurs. Car, à défaut d'une modification profonde, notre système de santé court à la faillite, prévient-il en substance. Il "n'est plus, sur le plan de la qualité, aussi exemplaire". Et "le taux de remboursement baisse continûment depuis plusieurs années", reconnaît Édouard Balladur. Mais la réforme destinée à stopper "cette dégradation qualitative et financière" sera conduite avec l'adhésion des différents partenaires, ajoute-t-il aussitôt. "Le Livre blanc (sur l'assurance maladie) sera le point de départ d'un débat national", annonce le Premier ministre. À ceux qui lui reprochent d'avoir ménagé les professionnels de santé dans le plan de redressement des comptes, Édouard Balladur répond. Pour les praticiens de ville d'abord : "L'effort demandé aux médecins libéraux est important. Cette contribution […] sera contrôlée." Sur l'hôpital ensuite, le Premier ministre entend ne pas abandonner la politique de restructuration : "La concertation au niveau local peut déboucher soit sur la suppression de lits, soit sur leur transformation."
Enfin, le chef du gouvernement n'oublie pas de saluer sa majorité parlementaire. En rendant un hommage appuyé aux sénateurs pour le travail accompli lors de la discussion en janvier dernier sur les lois bioéthiques. Le débat d'orientation au Parlement sur le sida, prévu au printemps prochain, devra s'en inspirer, souhaite-t-il.
Philippe Berrebi
Impact médecin hebdo : Après les États généraux de 1987, les travaux du XIe Plan et les études conduites par différents experts, vous souhaitez que soit rédigé un Livre blanc sur la protection sociale. Qu'attendez-vous de ses conclusions ? Permettront-elles, comme sur les retraites, d'engager des réformes de fond sur l'assurance maladie en 1994 ?
Édouard Balladur : Le gouvernement a effectivement décidé d'associer toutes les parties prenantes du système de soins et de l'assurance maladie à la réflexion sur l'avenir du système : État, professionnels de la santé, partenaires sociaux, assurés. Car il me parait fondamental, voire décisif, pour mener à bien les indispensables réformes, que chacun soit persuadé de leur nécessité, de leur bien-fondé et de leur équité.
Le Livre blanc sera le point de départ de ce débat national dont j'attends beaucoup et dont je crois qu'il constitue une condition nécessaire, un préalable, à l'acceptation, par l'opinion, des – indispensables – réformes qu'il n'est plus possible de différer.
Impact médecin hebdo : Le déficit du régime général de la Sécurité sociale devrait s'élever à 43 milliards de francs en 1994, dont 29 pour la seule branche maladie. Le plan d'économie adopté en 1993 n'est pas suffisant pour résorber ce déficit. Quels dispositifs prévoyez-vous pour parvenir à l'équilibre des comptes ?
Édouard Balladur : Le plan de redressement de juin 1993 était un plan d'urgence : il était indispensable, mais il ne pouvait à lui seul assurer l'équilibre du système à moyen terme. Les décisions prises au séminaire gouvernemental, qui s'ajoutent aux mesures déjà adoptées et en cours de mise en place pour parvenir à la maîtrise médicalisée de la dépense d'assurance maladie (convention, accord-cadre avec les industriels du médicament…), sont, elles, de nature à rétablir durablement l'équilibre des comptes sans pour autant diminuer la qualité des soins.
Impact médecin hebdo : Le système de santé français était présenté jusqu'alors comme un exemple pour les autres pays. Or, aujourd'hui, en matière de soins, les Français payent de plus en plus pour être de moins en moins bien remboursés. N'y a-t-il pas là un risque de médecine à deux vitesses ?
Édouard Balladur : Le système de santé français n'est plus, sur le plan de la qualité, aussi exemplaire qu'il l'a été. Cette évolution est d'autant plus préoccupante que le taux de remboursement baisse continûment depuis plusieurs années. C'est pour stopper cette dégradation qualitative et financière qu'il faut sans plus attendre engager le débat, puis les réformes de fond qui permettront de garder à notre système de santé sa qualité et son efficacité au bénéfice de tous.
Impact médecin hebdo : Alors que l'hôpital souffre d'une pénurie en personnel, les contraintes budgétaires qui lui sont imposées pour 1994 devraient se traduire par le gel ou la suppression de plus de 10 000 emplois. Comment comptez-vous calmer le malaise des hospitaliers ?
Édouard Balladur : Le taux directeur fixé pour 1994 est rigoureux, mais les professionnels hospitaliers savent que ce taux va les inciter à utiliser au mieux les marges de manœuvre, y compris en termes de gestion et de moyens du personnel, et, partant, à améliorer l'efficacité d'hôpitaux mieux gérés. Je suis persuadé que les personnels hospitaliers sauront s'adapter et atteindre l'objectif de rigueur, de qualité et d'efficacité fixé par et dans ce taux directeur.
Impact médecin hebdo : Vous avez évoqué, lors de la pose de la première pierre de l'hôpital européen Georges-Pompidou (Paris), l'idée d'intégrer les structures hospitalières autour des grands pôles régionaux. Souhaitez-vous fonder votre politique de restructuration sur ce concept ? Cette politique vous permettra-t-elle de fermer effectivement cette année 22 000 lits excédentaires ?
Édouard Balladur : Il est certain que l'évolution des techniques médicales, les modifications dans la répartition de la population sur le territoire, l'amélioration des moyens de transport… ont rendu largement obsolète la carte sanitaire nationale. Mais en ce domaine, comme dans les autres, les décisions devront être précédées de toutes les concertations utiles au niveau local. Cette concertation peut déboucher soit sur la suppression de lits, soit sur leur transformation.
Impact médecin hebdo : La dotation globale se traduit souvent par une prime à la médiocrité ou n'encourage pas l'innovation. Une régulation budgétaire plus souple est-elle envisageable ?
Édouard Balladur : La dotation globale est un système simple, mais il ne permet pas d'analyser avec suffisamment de temps les situations réelles. Ce système doit donc être amélioré pour que l'on puisse tenir effectivement compte de la qualité de la gestion.
Impact médecin hebdo : Pensez-vous que la maîtrise médicalisée, instituée par la dernière convention médicale, permettra de limiter l'évolution des dépenses de médecine de ville à 3,4 % en 1994 et d'atteindre les 10,7 milliards de francs d'économie prévus ?
Édouard Balladur : L'objectif que se sont fixé les caisses d'assurance maladie et les syndicats médicaux signataires de la convention est ambitieux. Mais je le crois accessible. En effet, le codage des actes et des pathologies, les références médicales opposables me paraissent être des instruments adaptés. Et je suis convaincu que les médecins sont de plus en plus persuadés que la maîtrise médicalisée est le seul moyen de préserver le système de soins auquel, comme les assurés, ils sont très attachés.
Impact médecin hebdo : Certains redoutent que les efforts demandés aux médecins libéraux ne soient pas à la hauteur de ceux supportés par les assurés sociaux. Cette critique vous paraît-elle justifiée ?
Édouard Balladur : Lorsque le plan de redressement de juin 1993 a été établi, la préoccupation de respecter un partage de l'effort aussi juste que possible entre les assurés, les professionnels de la santé et le secteur hospitalier a été l'un des éléments majeurs de la décision.
Je ne crois pas qu'il soit possible de dire que la contribution soit inégalement répartie. Je considère en effet que l'effort demandé aux médecins libéraux est important et en plus significatif. Cette contribution au redressement des comptes de l'assurance maladie sera contrôlée. Tel est l'objectif des négociations que Mme Veil doit mener avec les professions médicales.
Impact médecin hebdo : Estimez-vous que la dernière convention médicale accorde au médecin généraliste sa juste place dans le système de soins ?
Édouard Balladur : La revalorisation du rôle du médecin généraliste est une nécessité, et ce d'abord parce que le généraliste joue un rôle de conseiller, d'éducateur de la santé et qu'il a une connaissance à peu près complète de la santé de ses patients. Le fait que le dossier médical prévu par la convention lui soit, en règle générale, confié me semble être à la fois de cette importance et un moyen d'atteindre effectivement cet objectif.
Impact médecin hebdo : Le développement de la prescription de médicaments génériques, que vous avez encouragé, est-il compatible avec une politique d'alignement des prix des produits français sur ceux de nos voisins européens ?
Édouard Balladur : Le développement de la politique de génériques telle qu'elle est effectivement en cours de mise en place dans certains pays européens ne me parait pas être en contradiction avec la politique du médicament. Une collaboration étroite avec les industriels concernés doit permettre de concilier les impératifs industriels avec la maitrise de la dépense d'assurance maladie, sans pour autant sacrifier la qualité du service rendu aux malades. C'est cet équilibre que le gouvernement s'attachera à préserver et le développement des génériques peut y contribuer efficacement.
Impact médecin hebdo : Les ravages du sida, notamment dans la population des toxicomanes, n'imposent-ils pas de réviser la législation en faveur d'une dépénalisation de l'usage des drogues douces sous certaines conditions ?
Édouard Balladur : Lors du dernier comité interministériel de lutte contre la drogue, j'ai décidé de confier à une commission d'experts l'étude de l'ensemble des aspects de cette question. Il n'est à l'évidence pas question d'anticiper sur les résultats des travaux de cette instance, dont la présidence est confiée au Pr Henrion.
Impact médecin hebdo : Alors que les discussions sur les lois bioéthiques ont aboli les clivages politiques, pourquoi, selon vous, les autres grands problèmes de société, la drogue ou le sida, par exemple, ne remportent-ils pas la même adhésion ?
Édouard Balladur : La discussion parlementaire a été à mon avis exemplaire. Sur un sujet aussi délicat, les sénateurs ont effectivement accepté de dépasser les clivages politiques et je leur rends hommage d'avoir ainsi accompagné la démarche du gouvernement. Pour ce qui concerne la drogue, je souhaite que le travail de la commission permette de parvenir à un résultat de cette nature. Quant à la question du sida, elle fera l'objet d'un débat d'orientation au Parlement dont j'attends beaucoup et dont le gouvernement espère pouvoir s'inspirer, comme il l'a fait pour la politique de la ville et plus récemment pour la bioéthique.