Déclaration de M. Jacques Chirac, président du RPR, sur la politique d'aménagement du territoire, la décentralisation et l'idée d'une loi d'orientation agricole, Paris le 5 février 1994.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : 18ème journée nationale du mouvement national des élus locaux le 5 février 1994 à Paris

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le ministre d'État,
Messieurs les ministres,
Mes chers amis,

Notre pays n'est pas tout à fait comme les autres. Chacun de nous explique cette différence à sa manière et j'ai ma propre conception de l'exception française.

Au premier rang de nos particularités figure, me semble-t-il, l'extraordinaire vivacité de notre démocratie locale, celle que vous incarnez.

Et Charles Pasqua, avec sa conviction et sa détermination, a eu raison, à l'instant, de souligner l'importance de votre rôle dans le grand débat qu'il conduit actuellement.

Ce débat, que nous avons tous souhaité avant les élections et que vous avez eu le grand mérite de lancer, monsieur le Premier ministre, touche en effet à l'essentiel.

Si l'aménagement du territoire ne retrouve pas son rang de priorité absolue, la désertification du monde rural se poursuivra, avec son terrible corollaire, la sur-concentration urbaine et les multiples drames et déséquilibres qu'elle provoque.

Ce qui est en cause, c'est le devenir de la société française, de ses solidarités, de ses équilibres, de ses valeurs.

À travers la revitalisation des régions défavorisées, à travers l'action conduite en faveur des villes, c'est notre identité que nous préservons. C'est pourquoi j'ai souvent dit qu'avant d'être une politique, l'aménagement du territoire est un acte de foi, car c'est de la vie des hommes et de la vie de notre nation qu'il s'agit.

Il suppose des options claires, des arbitrages budgétaires et des engagements précis de l'État, le tout assorti d'une véritable implication des collectivités territoriales et des élus locaux. La reconquête du territoire est l'affaire de tous. Plus que jamais, l'heure est à l'offensive solidaire. C'est d'une certaine idée de la République qu'il s'agit.

Les priorités sont connues et la grande enquête lancée au sein de votre mouvement le montre clairement.

Ces résultats me confortent dans mes convictions.

La première est que l'aménagement du territoire ne peut se concevoir sans un État fort, qui décide, qui honore ses engagements, qui remplit l'ensemble de ses missions, sans remettre indéfiniment à d'autres des responsabilités qui sont finalement les siennes.

Dans notre pays, épris d'unité et d'équilibre, mais toujours menacé par le génie des divisions, rien de décisif ne pourra être obtenu si les pouvoirs publics n'assument pas leurs missions.

Non pas, comme c'est trop souvent le cas, par des actions ponctuelles, modestement financées par des fonds d'intervention aussi divers que désargentés. Mais grâce à des initiatives fortes dans ces domaines que les élus considèrent, à juste titre, comme déterminants : les infrastructures de communication, les équipements universitaires de recherche, les grands établissements culturels, les implantions scolaires, la carte sanitaire notamment.

Ces priorités ont un coût difficile à supporter lorsque la croissance n'apporte pas les marges de manœuvre nécessaires. Mais c'est le prix à payer pour que la solidarité s'exprime en faveur des régions que la géographie ou l'histoire ont tenues à l'écart du développement.

J'ajoute que l'État commettrait aujourd'hui une erreur en renonçant à assumer l'ensemble de ses responsabilités, au motif que d'autres, je pense à l'Union européenne, pourraient apporter leur concours à cette œuvre de reconquête. Certes, il faut tirer le maximum des fonds structurels européens. Mais nous ne pouvons attendre notre salut de l'Europe, dont chacun sait que les ressources ne sont pas à la hauteur des enjeux.

J'ajoute que si l'aménagement de notre territoire ne peut se faire en dehors d'une vision de l'espace européen, il ne saurait se laisser enfermer dans des règles contraignantes et inadaptées qui auraient pour conséquence de nous déresponsabiliser.

Ma deuxième conviction est qu'il faut désormais tirer toutes les conséquences de la décentralisation.

Plus personne ne conteste aujourd'hui l'opportunité de cette réforme, engagée au début des années soixante-dix, et relancée il y a dix ans, au moment où l'État, alors incapable d'assumer ses devoirs, fit le choix de transférer un certain nombre de ses compétences.

Les résultats de l'enquête conduite au sein de votre mouvement l'ont bien montré. Les modalités financières de la décentralisation doivent être redéfinies, car trop souvent l'on s'est contenté de renvoyer les riches à leur richesse et les pauvres à leur pauvreté. Il faut jeter les bases d'une nouvelle et véritable solidarité financière entre les régions. Cette exigence aussi fait partie des valeurs de la République.

Chacun s'accorde sur la nécessité de réformer en profondeur nos finances locales. Faisons-le en prenant soin de redéfinir, en les simplifiant, les critères de répartition des dotations de l'État. Faisons-le en repensant les principes de notre fiscalité locale qui doit avoir pour objectif de réduire les écarts de richesse d'une collectivité à l'autre.

Le Gouvernement a pris, dans cette perspective, un certain nombre d'initiatives qui vont dans la bonne direction. Il faut les amplifier, en y consacrant les moyens nécessaires, sans craindre de recourir, le cas échéant, à des solutions novatrices. Le ministre de l'Aménagement du territoire a lancé l'idée d'une modulation de la fiscalité des entreprises et des particuliers en fonction des zones géographiques. Il y a d'autres idées et toutes doivent être examinées avec le souci de donner une chance égale de développement à l'ensemble des régions, des pays, des bassins d'emploi français. Soyons offensifs et imaginatifs. Et sachons assumer les changements nécessaires.

La décentralisation ne sera pas pleinement achevée si l'État, lui-même, ne s'engage dans une profonde réforme de son organisation et de son fonctionnement. Cela fait plus de vingt ans que l'on parle de déconcentration sans la faire. Il est temps d'agir.

Rien ne sera simple évidemment, car les administrations centrales veillent jalousement sur leurs attributions. C'est au gouvernement qu'il revient de décider et d'imposer ce changement en transférant à ses représentants locaux, préfets et chefs de service, des compétences aujourd'hui exercées par les ministères parisiens. L'action de l'État y gagnera en souplesse et en efficacité. Les collectivités locales traiteront alors avec des interlocuteurs crédibles et informés des besoins de nos compatriotes.

À la décentralisation des compétences doit désormais correspondre une véritable déconcentration du pouvoir au sein de l'appareil d'État. Ce n'est pas la moindre des révolutions qu'appelle la réhabilitation de notre politique d'aménagement du territoire.

Ma troisième conviction, c'est que si la reconquête du territoire suppose de nouvelles relations entre l'État et les collectivités territoriales, elle requiert aussi une nouvelle approche du développement local.

À force de concentrer l'ensemble des richesses et des activités sur quelques métropoles régionales, nous avons vidé près de 50% de notre territoire de l'essentiel de sa substance. Il est urgent d'inverser cette tendance.

Pour cela, il faut mobiliser tous les moyens disponibles.

L'État doit montrer l'exemple. Il ne peut pas se contenter d'être le chef d'orchestre de l'aménagement du territoire. Il doit aussi en être l'acteur à travers ses propres services. J'entends par là qu'il doit abandonner définitivement cette conception purement comptable qui voudrait que l'on ferme les services publics en zone rurale au seul motif qu'ils ne seraient pas rentables. Démanteler sous prétexte d'économies immédiates le maillage administratif de notre territoire, c'est oublier le prix de l'exode rural, de la désertification des campagnes et de la croissance déraisonnable des villes et des banlieues. C'est oublier aussi la vocation du service public et l'égalité des droits des citoyens.

La revitalisation de l'espace rural suppose aussi une agriculture dynamique, tant il est vrai qu'il n'y a pas de territoire vivant sans activité et qu'Il ne peut y avoir d'aménagement équilibré du territoire sans un secteur agricole et alimentaire performant.

Le Gouvernement a eu raison de défendre avec fermeté et vigueur les intérêts de notre agriculture dans le cadre du GATT. Il ne s'agissait pas simplement de préserver nos parts de marché et notre capacité exportatrice. Il s'agissait surtout de promouvoir les valeurs qui font la spécificité française et dont nous sommes collectivement dépositaires.

L'heure est venue me semble-t-il d'aller plus loin, d'offrir à nos agriculteurs de nouvelles perspectives, de leur donner de nouvelles garanties. En un mot, de leur proposer une ambition sur le modèle de celle que le général de Gaulle avait su définir au début des années soixante.

C'est pourquoi j'ai avancé l'idée d'une grande loi d'orientation agricole qui serait le pendant de la loi d'orientation sur l'aménagement du territoire. D'autres formules peuvent être envisagées, et je sais qu'on en discute. Mais l'essentiel pour moi est qu'un nouveau contrat soit passé avec le monde agricole, que l'on fixe de nouvelles règles du jeu et qu'on définisse grâce en particulier à la baisse des charges frappant les exploitations des conditions d'exercice telles que nos agriculteurs soient demain parmi les plus compétitifs sur les marchés mondiaux.

Ce qui est vrai pour l'agriculture vaut aussi pour l'ensemble des activités, qu'elles soient artisanales, industrielles, commerciales ou libérales, qui constituent le tissu de l'économie française. Il est capital de les soutenir et de les développer grâce à des aides financières ou fiscales adaptées, en particulier dans les zones rurales les plus menacées. Le coût de cette politique sera là aussi inférieur à celui, trop souvent ignoré car mesuré a posteriori, de la désertification des campagnes de la progression du chômage qui en résulte.

C'est en évitant les économies en trompe-l'œil et les raisonnements à court terme que l'on parviendra à un développement plus équilibré de notre territoire. À nous de valoriser toutes les dimensions de notre géographie.

Voilà, mes chers amis, quelques-unes des réflexions que m'inspire le débat qui nous réunit aujourd'hui. Vous aurez compris qu'à mes yeux, l'aménagement du territoire, c'est avant tout le refus du laisser-faire et du laisser-aller.

C'est le refus de confier à d'autres l'avenir de nos régions, de nos départements et de nos communes. C'est le refus de s'en remettre à la seule loi du marché qui, sous couvert de modernité, a trop souvent pour effet de redessiner la géographie en fonction des taux de profit.

L'aménagement du territoire, ce sont d'abord et avant tout de solides convictions. La conviction qu'en fédérant les énergies, il est possible de développer harmonieusement notre territoire et de renforcer notre influence en Europe. La conviction qu'en étant plus solidaires, nous nous donnerons les moyens de développer l'emploi, de faire reculer l'exclusion, de redonner tout son sens à l'égalité des chances. En un mot, de réinventer la République.