Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, dans "Libération" du 7 septembre 1998, sur les accords de branche et d'entreprises pris pour l'application de la loi sur les 35 heures, les propositions du rapport Malinvaud relatives à la baisse des cotisations sociales sur les bas salaires et la réduction des dépenses de sécurité sociale.

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Libération : Plus de 200 accords d’entreprise sur les 35 heures ont été signés. Avec le recul, la loi est-elle aussi terrible que le CNPF le disait l’an dernier ?

Emest-Antoine Seillière : Quand le Gouvernement projetait de faire la loi sur les 35 heures, avec une motivation essentiellement politique, le CNPF a traduit l’indignation ressentie par entrepreneurs. Et puis le projet est devenu une loi, et nous devons faire avec. Nous avons donc demandé aux entreprises d’essayer de s’adapter, de telle manière que cette obligation, lourde, difficile et coûteuse, soit traitée dans les meilleures conditions. Tout le monde se met au travail. Les entreprises et les branches qui veulent négocier le font – j’ai d’ailleurs été impressionné par leur rapidité, je pense notamment aux accords dans la métallurgie et le sucre – les autres ne le font pas. Le CNPF ne donne aucune consigne. La parole est au terrain. La loi, le Gouvernement l’a assez souligné est d’ailleurs un texte d’orientation et d’incitation, qui laisse aux partenaires sociaux le soin d’adapter l’exigence législative à la réalité. C’est ce qui se produit, plus ou moins vite, plus on moins bien, mais le processus est en marche. Nous pensons toujours qu’il ne créera pas d’emplois.

Libération : L’accord dans la métallurgie, très critiqué par le Gouvernement parce qu’il ne prévoit pas de création d’emplois, vous semble-t-il une bonne façon d’« adapter la loi » ?

Emest-Antoine Seillière : Nous n’avons pas de commentaire à faire sur la manière dont la métallurgie a traité sa difficulté. « Tout le monde ne chausse pas du 35 », comme nous l’avons dit, et nous nous tenons à la formule. On nous présente un godillot marqué 35 ? Eh bien, chaque métier s’adapte. L’un essaye de le transformer en sandale, l’autre en babouche, le troisième en basket… Nous n’avons pas de jugement à formuler sur la manière dont les partenaires sociaux le font, contrairement à d’autre qui se croient investis, comme dans une classe d’école primaire, du droit de décerner bons et mauvais points comme si…

Libération : Vous pensez à Martine Aubry ?

Emest-Antoine Seillière : Bien entendu… comme si, donc, les partenaires sociaux auxquels on a demandé de traduire la loi dans la réalité n’étaient pas majeurs et responsables. Cela traduit un certain mépris. Madame Aubry a décerné un mauvais point à la métallurgie, puis un bon point au sucre… C’est stupéfiant. Pour sa part, le moment venu, le CNPF examinera le résultat de ces négociations et nous serons très actifs pour faire en sorte que leur contenu ne soit pas contourné ou détourné. Les accords sont très variés. Certains prévoient un aménagement des heures supplémentaires, d’autres des adaptations de salaires, d’autres d’annualisation du temps de travail, certaines branches n’arriverons à rien… Tous les cas de figure doivent être examinés. Ce serait comble que le législateur se refuse à tenir compte de ce qui s’est décidé sur le terrain.

Libération : Vous semblez craindre que la seconde loi sur les 35 heures, qui doit être votée l’an prochain ne reflète que des accords qui ont eu des « bons points » ?

Emest-Antoine Seillière : Le système des « bons points » et « mauvais points » est totalement contraire aux intentions du législateur. On nous a dit que la seconde loi s’inspirera des accords de mise en œuvre des 35 heures. Si c’est pour qu’on nous dise finalement : « De toute façon j’avais une idée de la deuxième loi, tout ce qui se passe ne m’intéresse pas », nous aurons un conflit Ce serait avoir trompé l’opinion sur la démarche des 35 heures.

Libération : Les premiers accords vont-ils dans le bon sens, le mauvais sens ?

Emest-Antoine Seillière : La seule question est de savoir si les entrepreneurs, les branches arriveront à préserver leur compétitivité malgré cette obligation des 35 heures. Il peut même y avoir des cas – je ne le nie pas – où, à la faveur des 35 heures l’organisation du travail, les conditions de travail ou la productivité s’amélioreront.

Libération : Si ces cas se multiplient, dresserez-vous un jour un bilan positif de la loi sur les 35 heures ?

Emest-Antoine Seillière : Sûrement pas ! Elle teste une opération lourde et coûteuse pour les entrepreneurs. Je n’exclus pas qu’il y ait des cas particuliers des accords qui aménagent la réalité à l’avantage de tous et qui permettent de compenser le coût de la loi par une réorganisation du travail ou une politique salariale raisonnable. Il est trop tôt pour faire un bilan. Madame Aubry applaudit à tout rompre parce qu’il y a eu 200 accords, Si elle est contente, tant mieux. C’est jusque-là, très modeste. Nous avons passé l’an dernier près de 13 000 accords… Il n’y a qu’en France où la vie quotidienne de l’entreprise soit un enjeu politique. Il est incongru de voir en Europe un ministre suivre chaque jour la réorganisation du travail, en en tirant un argument politique. Nous sommes très archaïques et surannés dans ce domaine.

Libération : Êtes-vous satisfait de la volonté du Gouvernement d’abaisser les cotisations sociales sur les bas salaires ?

Emest-Antoine Seillière : Je ne connais rien du projet de Martine Aubry en la matière. Nous n’avons pas été consultés. Le fait qu’on puisse prendre une mesure sur les charges sociales dans les prochaines semaines sans que le CNPF qui représente des centaines de milliers d’entreprises, ait été consulté – pas un coup de téléphone, rien ! – révèle une totale improvisation. Je veux bien qu’on parle de méthode » mais là…

Libération : Vous connaissez au moins le rapport Malinvaud sur lequel Martine Aubry s’appuie.

Emest-Antoine Seillière : Edmond Malinvaud est un expert. C’est à juste titre qu’il a fait litière d’une vieille lune l’idée d’étendre l’assiette des cotisations patronales à la valeur ajoutée. Cette idée est très compliquée et n’avance à rien. On serait étonné que le Gouvernement ne l’enterre pas définitivement. C’est au moins le 17e rapport qui le constate. En revanche, nous pouvons qu’être d’accord avec sa proposition de baisser les charges sur l’emploi non qualifié. Cette conclusion ne nous a pas surpris, le CNPF le répète depuis des années ! On disait même que c’était là la « vieille rengaine des patrons » Aujourd’hui, l’idée est reprise par un expert, elle anime une université d’été du Parti socialiste, et il semble qu’actuellement on rivalise d’ardeur entre différents partis de la majorité pour promouvoir la baisse des charges sur les bas salaires. D’évidence, une telle politique créera de l’emploi. Que le Gouvernement sentant que les 35 heures ne créeront pas ou très peu d’emplois, veuille mettre en place une baisse des charges sur les emplois peu qualifiés, nous paraît raisonnable.

Libération : Même si, pour alléger les charges sur les bas salaires, il est décidé d’alourdir celles sur les hauts salaires ?

Emest-Antoine Seillière : Alors là non. Ce ne serait pas une baisse des charges mais une autre répartition. On rendrait alors les emplois qualifiés plus coûteux, donc les produits des entreprises plus coûteux ce qui affecterait la compétitivité, augmenterait le chômage, entraînerait des délocalisations… C’est la technique du sapeur Camembert qui pour reboucher un trou ici en creuse un là. La vraie façon de financer la baisse des charges est de réduire les dépenses qui causent ces charges. Selon M. Johanet, le nouveau directeur de la Caisse nationale d’assurance maladie, 100 milliards d’économie sont possibles sur la Sécurité sociale. Le Gouvernement devrait prendre le temps d’y regarder de plus près avant d’improviser une réforme dans la précipitation.

Libération : Vous semblez plutôt en ligne avec Dominique Strauss-Kahn, qui, lui aussi souhaite prendre un peu de temps…

Emest-Antoine Seillière : Je ne sais pas avec qui je suis en ligne – il semble qu’il existe au sein du Gouvernement, une certaine gamme sur le sujet.

Libération : À propos de la réduction des dépenses de la Sécurité sociale, approuvez-vous les premières mesures prises par Martine Aubry sur les médicaments ou les radiologues ?

Emest-Antoine Seillière : Qu’un des principaux ministres du gouvernement ait à négocier en direct avec les radiologues, le coût du cliché thoracique prouve que le système fonctionne mal. Dans une entreprise, lorsqu’il s’agit de faire des économies on fixe un objectif, on donne mandat à quelqu’un de définir les moyens d’y parvenir, et on y va ! Si on se fixe un objectif de 100 milliards d’économies sur trois ou cinq ans et qu’on dit à M. Johanet « proposez-nous les moyens » et aux partenaires sociaux « débattez et appuyez cette action », nous sommes dans un processus logique. Si la répartition des compétences est si confuse qu’il faille régler les problèmes du coût des prestations de telle ou telle profession médicale au sommet de l’État, on n’en sortira jamais.

Libération : Où en est votre réflexion sur votre participation à la gestion de l’assurance maladie ?

Emest-Antoine Seillière : Nous devons faire un bilan avant la fin de l’année. Les partenaires sociaux que nous sommes ne veulent pas rester assis, passifs, sans moyens, et être jugés coresponsables d’une gestion qu’ils désapprouvent. Il existe au CNPF, un courant, très fort, qui demande à ce que nous cessions de participer à la gestion de l’assurance maladie. Mais la récente nomination d’un nouveau directeur de la Cnam, qui semble porteur d’une analyse claire et énergique sur le redressement de la Sécurité sociale, est un élément nouveau de notre réflexion.

Libération : Êtes-vous favorable à la mise en concurrence de la Sécurité sociale avec des intervenants privés ?

Emest-Antoine Seillière : Bien entendu, si elle permet d’aboutir à de meilleures prestations au meilleur coût. Nous serions très heureux que des expérimentations aillent dans ce sens.

Libération : Où en est là réforme du CNPF et son programme pour l’emploi ?

Emest-Antoine Seillière : Nous avons réfléchi, avec notre base à un projet que nous avons baptisé « En avant l’entreprise ». Nous allons organiser sept forums régionaux puis à Strasbourg le 27 octobre nous présenterons à la fois la réforme du CNPF et le projet des entrepreneurs pour la France. Nous voulons sortir d’une position traditionnellement défensive, qui valait au CNPF d’être traité de « geignard », et devenir une force de proposition. Les entrepreneurs ont bien conscience de la force qu’ils représentent dans notre société, ils veulent exprimer leurs positions et se faire entendre, de façon non partisane, par ceux qui nous gouvernent.

Libération : Si la base refuse cette réforme, que ferez-vous ?

Emest-Antoine Seillière : Si l’assemblée générale du CNPF refuse les réformes, si elle préfère le statu quo, je partirai. Mais je ne me sens pas menacé.