Interview de M. Édouard Balladur, Premier ministre, dans "Le Quotidien de la Réunion" du 25 novembre 1994, sur le développement économique et social de la Réunion et les mesures gouvernementales.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage de M. Balladur à Mayotte et La Réunion du 23 au 26 novembre 1994

Média : Le Quotidien de La Réunion

Texte intégral

"Créer plus de 450 postes pour, l'enseignement en 95"

Dans une interview explosive au Quotidien, le Premier ministre Édouard Balladur annonce la création de plus de 450 postes pour l'enseignement l'année prochaine, un crédit de 300 MF pour l'Allocation parentale d'éducation (APE) dont 90 MF pour la réforme de l'allocation logement et une "réforme d'ensemble" du logement social "avant la fin du mois de mars 95". Sur l'alignement du SMIC et l'extension des prestations sociales, il demande aux Réunionnais de se garder d'une "conception abstraite" de l'égalité qui "conduirait à remettre en cause" certaines prestations spécifiques aux DOM.

Q. : Lors de votre voyage aux Antilles, vous avez qualifié la Loi Perben de "texte décisif pour les DOM". L'outre-mer n'attend-il pas aujourd'hui de la France une politique autrement plus ambitieuse qui prendrait notamment en compte les changements fondamentaux qui se sont produits dans les Caraïbes ou l'océan Indien ?

R. : Personne ne contestera l'ambition de ce texte ni surtout son caractère novateur. Il exonère de charges sociales près d'un quart des salariés privés. Il vise à donner une activité à près de 30 000 allocataires du RMI. De plus, il crée une agence départementale d'insertion, permet de gérer de façon déconcentrée et souple les sommes consacrées à l'insertion en secteur non-marchand – les CES – et celles consacrées à l'insertion en entreprise. Ce texte complète la réforme de défiscalisation qui avait été adoptée lorsque j'étais ministre de l'Économie. D'autres réformes seraient nécessaires, qui n'exigent pas toujours de nouvelles lois. Je pense, en particulier, aux problèmes que pose le financement de l'économie des DOM. Il faut donner à nos compatriotes de la Réunion des armes pour mieux se battre dans la compétition économique.

Q. : Selon le conseil économique et social régional de la Réunion, les prestations sociales servies en métropole et non versées aux départements d'outre-mer représentent une "dette" de l'ordre de 3 à 400 MF. Que pensez-vous de la position de Jacques Chirac qui s'est déclaré favorable à l'extension de ces allocations aux DOM "dans les mêmes formes" qu'en France ?

R. : Cela conduirait inévitablement à remettre en cause la prestation de restauration scolaire et les allocations familiales pour le 1er enfant, puisque ces prestations n'existent pas en métropole. Est-ce que les Réunionnais le veulent ? Je ne le pense pas, je crois, au contraire, qu'il faut une politique familiale adaptée aux DOM, qui tienne compte de leur situation démographique et de priorités sociales particulières, une politique qui apporte un "plus" chaque fois que nécessaire.

"Évolution fondamentale"

Q. : Les élus et socio-professionnels de la Réunion viennent de rédiger un livre blanc sur le logement qui a été soumis récemment au gouvernement. Avez-vous pris connaissance de ce rapport et comptez-vous apporter une réponse aux responsables réunionnais lors de votre voyage dans l'île ?

R. : Ce "livre blanc" était nécessaire. J'ai demandé à M. Dominique Perben et à M. Hervé de Charette d'engager sans délai une concertation avec les élus et les acteurs du Logement social dons les DOM, afin de préparer une réforme d'ensemble de la réglementation en la matière. Je souhaite que cette réforme soit conclue avant la fin du mois de mars 1995. Dans tous vos départements le logement social est ressenti comme la première des priorités. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de concentrer nos efforts sur le logement des familles défavorisées. C'est une évolution fondamentale. Jusqu'à présent, l'aide au logement dans les DOM était essentiellement une aide à la construction ce qu'on; appelle "l'aide à la pierre". Nous ne nous contenterons pas de cette politique d'aide à la pierre. Les moyens ont été accrus en juin dernier. Nous menons une politique d'aide plus vaste en faveur des personnes et des familles, pour qu'elles aient plus facilement accès à des logements de qualité.

Q. : À l'exception de Jean-Paul Virapoulié, tous les élus de la Réunion se sont prononcés pour le versement direct de l'APE aux familles selon les mêmes modalités qu'en métropole. Confirmez-vous l'annonce par Dominique Perben d'un versement globalisé aux DOM répondant au souhait exprimé par les élus antillais ? N'est-il pas possible d'envisager un traitement différencié pour chaque DOM ?

R. : Il est vrai que les élus antillais se sont prononcés en faveur des mesures alternatives. Dans les départements français d'Amérique, le débat a, peut-être, été moins politique qu'à la Réunion. Permettez-moi d'apporter quelques précisions sur ce sujet ! Ni en 1985, ni en 1987, l'APE n'a concerné les DOM. J'ai décidé de mettre fin à cette injustice, soit par l'extension pure et simple de l'APE, soit par l'utilisation d'un crédit calculé sur des bases très favorables et propre à compenser l'APE. Cette compensation représentera environ 300 MF par an. Des propositions m'ont été faites : 60 % environ de cette somme pourraient être employés à la politique du logement familial, dont 90 MF par an à la réforme de l'allocation logement qui aidera les familles les plus démunies à se loger. Le reste sera consacré, d'une part, à améliorer les installations et les équipements des cantines scolaires et d'autre part, à renforcer l'action sociale des caisses d'allocations familiales, notamment dans le domaine du soutien scolaire. Je pense que c'est un pas décisif sur le chemin de l'équité. Il n'est ni possible, ni justifié de faire une réglementation différente à la Réunion et dans les autres DOM. Les problèmes sont les mêmes. Ce n'est pas la réalité qui diffère, mais la façon dont le débat politique est mené…

"Cohésion sociale"

Q. : Les secteurs du bâtiment, des PME et de l'artisanat qui figurent parmi les principaux bassins d'emplois de l'île ont été exclus des mesures d'exonérations de charges patronales qui ont été accordées notamment à l'hôtellerie, à la presse ou à l'agriculture. Ne craignez-vous pas de fragiliser ces secteurs qui sont aussi touchés par la crise ?

R. : Je comprends que les entreprises veulent payer moins de charges et se soucient de développer l'emploi. L'ensemble des entreprises françaises et la politique du gouvernement vont en ce sens. La priorité est de créer des emplois en développant la production locale. Les secteurs choisis pour les exonérations l'ont été, parce qu'ils sont soumis à une concurrence externe. La maîtrise de leurs coûts de travail est essentielle pour accroire leurs chances dans cette compétition. Les secteurs que vous citez, en revanche, n'entrent pas dans cette catégorie. Cela ne veut pas dire que le gouvernement ne fait rien pour eux, bien au contraire. Ainsi l'activité du BTP est-elle très directement concernée par la relance de la "commande publique" et donc, par les décisions qui ont été prises en matière d'augmentation du contrat de plan, des fonds structurels européens ou des crédits du logement social. Quant à l'artisanat, il sera le principal bénéficiaire de l'extension, à l'ensemble du territoire réunionnais, de la mesure d'aide à l'embauche des 2e et 3e salariés. Le dispositif d'exonération que prévoit la loi Perben va très au-delà de ce qui a été fait jusqu'à présent en la matière. C'est la mesure la plus forte qui ait été appliquée en matière d'abaissement des charges sociales, que ce soit dans les départements d'outre-mer ou en métropole.

Q. : Tout en demandant le maintien des avantages acquis pour les fonctionnaires en poste, les partis politiques de l'île, toutes tendances confondues, se déclarent favorables à une remise en cause de certains de ces avantages pour les fonctionnaires qui seront nouvellement embauchés. Les sursalaires versés dans les DOM constituent-ils, selon vous, un frein aux créations de postes dans la fonction publique en raison du coût qu'ils représentent ?

R. : Cette question est essentielle pour l'avenir des départements d'outre-mer. On ne pourra pas fonder une véritable cohésion sociale dans ces départements sur les bases actuelles. Une large part de la population vit des revenus de la solidarité nationale, une partie des salariés ont des conditions de travail comparables à celles de la métropole tandis que les autres bénéficient de conditions de rémunérations nettement privilégiées. Il est bon que les sociétés des départements d'outre-mer et leurs responsables s'interrogent sur ce problème qui dépasse très largement la seule fonction publique. Ce problème concerne la fonction publique locale, comme certaines parties du secteur privé. Je suis heureux de voir cette réflexion progresser et souhaite qu'un vrai débat puisse s'instaurer, afin de préparer une réforme bien définie, qui recueille l'assentiment de la population. Bien sûr, les problèmes d'effectifs que connaissent les secteurs de l'éducation ou de la santé doivent être également pris en considération.

"Notre priorité demeure l'emploi"

Q. : Tout le monde attend une décision concernant le SMIC des DOM. Êtes-vous favorable à son alignement sur le SMIC métropolitain au 1er janvier 1995.

R. : La question que vous posez sera bien évidemment abordée lors de mes interventions à la Réunion. Mais je puis, d'ores et déjà, vous confirmer que la priorité du gouvernement demeure plus que jamais la défense de l'emploi. On ne peut accepter que, durablement, un tiers des Réunionnais désireux de travailler soient au chômage. Tous les efforts, y compris ceux qui mobilisent la solidarité nationale, convergeront vers ce but : donner des perspectives à la jeunesse de l'outre-mer, lui offrir le maximum de chances pour se former, pour trouver une activité, pour fonder un foyer, pour disposer d'un logement. L'État est prêt, pour cela, à faire plus dans les DOM qui ne le fait en métropole, notamment, en exonérant massivement les charges sociales et en défiscalisant. C'est cela la vraie conception de l'égalité : faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin. Il faut se garder d'une conception abstraite et théoriques de l'égalité, qui s'apparente plus à un débat idéologique qu'à une prise en charge concrète des problèmes de nos compatriotes de l'outre-mer.

"Même justice pour tous"

Q. : Les syndicats réunionnais soutenus par les conseils régional et général réclament 3 000 postes pour l'éducation dans le cadre d'une loi de programmation sur cinq ans, pour rattraper le niveau moyen métropolitain en matière d'encadrement. Où en est aujourd'hui la réflexion du gouvernement sur ce dossier ?

R. : Le chiffre que vous citez ne correspond plus à la réalité qui m'est présentée. Il néglige les efforts considérables qui ont été faits récemment. Ainsi, pour la seule année 1994, plus de 400 postes nouveaux ont été créés à la Réunion. Cet effort sera approfondi en 1995 avec plus de 450 créations de postes. Il faudra bien entendu, poursuivre cette politique au-delà de 1995 et sur plusieurs années, non seulement pour "rattraper" mais surtout pour répondre ami difficultés qualitatives de l'éducation à la Réunion. J'ajoute qu'en 1995 un effort particulier sera fait pour recruter des maîtres parmi les jeunes diplômés réunionnais.

Q. : La Réunion est secouée depuis deux ans par des affaires judiciaires mettant en cause de nombreux élus. Estimez-vous, comme Dominique Perben, que la justice "doit veiller à être un facteur de stabilisation et non de déstabilisation de la société, notamment en gérant les délais d'instruction avec le plus d'attention possible" ? Pourquoi le gouvernement refuse-t-il toujours la création d'un service régional de police judiciaire à la Réunion ?

R. : La justice est la même pour tous, elle doit s'appliquer à tous, dans le respect de principes essentiels de la République : la présomption d'innocence, le secret de l'instruction. C'est plus vrai encore dans une communauté comme la vôtre, ou l'information acquiert d'emblée un grand retentissement. S'agissait du SRPJ, le ministère de l'intérieur a préféré instituer une sûreté départementale. C'est un choix technique, mais la réalité n'est guère différente.

"La condition du succès"

Q. : Depuis plus de dix-huit mois, l'ancien maire du Port, Pierre Vergès, refuse de se présenter à la justice. Que répondez-vous à ceux qui accusent les autorités de l'État de ne pas mettre tous les moyens en œuvre pour exécuter le mandat d'arrêt délivré par le juge d'instruction ?

R. : Cela ne correspond à aucune réalité.

Q. : Lors de votre séjour à la Réunion, vous ne vous rendrez ni au conseil régional, ni au conseil général, mais vous rencontrerez messieurs Virapoulté, Pthouée, Thien-Ah-Koon, Sinimalé, dans leur commune ou circonscription. Ne craignez-vous pas d'être accusé comme le fait le PCR, de venir à la "pêche aux soutiens présidentiels" ?

R. : Vos informations sont partielles. Vous ne mentionnez pas que je rencontrerai le maire de Saint-Denis, celui de Saint-Pierre ainsi d'ailleurs que Mme Margie Sudre, présidente du conseil régional et M. Christophe Payet, président du conseil général. Ce déplacement est en tous point conforme aux usages républicains.

Q. : L'idée des primaires présidentielles gagne du terrain dans les partis politiques. Pensez-vous qu'elles doivent donner lieu à un débat sur les projets des candidats en présence ?

R. : Les partis politiques de la majorité prennent conscience, et je crois que c'est une bonne chose, que l'unicité de candidature est la condition du succès lors des prochaines échéances électorales. La vie politique doit, en permanence, être l'occasion d'un débat sur les questions qui ont trait à l'avenir de notre pays. Pour ma part, je m'efforce d'y participer, en faisant connaître mon sentiment sur les problèmes qui me paraissent importants. C'est ainsi que j'ai eu l'occasion de m'exprimer, il y a une semaine, sur les institutions de notre pays et que j'aurai l'occasion, dans les semaines qui viennent, de m'exprimer sur d'autres sujets.