Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à France-Info le 9 septembre 1998, sur le budget de la justice en 1999, le pacte civil de solidarité (Pacs), et les conditions du procès du "réseau Chalabi".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Info

Texte intégral

Q - La Justice est très proche de l'Intérieur, où un intérim est assuré par M. Queyranne. Le bon fonctionnement du couple police-justice pourra-t-il s'accommoder longtemps d'un intérim Place Beauvau ?

– « Je pense que oui. Je travaille très bien avec J.-J. Queyranne, et ce sont deux ministères qui ont l'habitude de travailler ensemble. Ceci dit, je regrette profondément l'absence de J.-P. Chevènement. Ça peine énormément cet accident qui lui est arrivé. Je pense beaucoup à sa femme Lisa, à ses enfants – il a deux garçons –, à lui-même aussi. Et j'ai envie comme tous mes collègues du Gouvernement qu'il revienne vite. Il nous manque. »

Q - C'est un poids personnel et politique plus qu'un ministre.

– « Oui, c'est J.-P. Chevènement qui nous manque ; et qu'on souhaite voir revenir rapidement. »

Q - Il y a eu, mercredi dernier, pendant vingt-quatre heures un black-out total : mensonges pieux, ou du moins par omission. Ça vous paraît normal ?

– « Je crois qu'un homme public a le droit d'avoir une certaine discrétion sur sa vie privée, et je comprends sa femme qui n'a pas envie qu'on multiplie les communiqués de santé. C'est normal qu'on informe le pays, mais je pense qu'on n'a pas à multiplier ces informations. Je trouve qu'il y a un peu de voyeurisme quand même dans ces demandes insistantes, d'autant plus que les évolutions ne peuvent pas être d'heure en heure. »

Q - Mais vous-même, vous l'avez appris vingt-quatre heures après.

– « Je l'ai appris le jeudi matin, comme la plupart de mes collègues, je crois. Je comprends très bien que sa famille, sa femme en particulier, ait voulu ne pas propager cette terrible nouvelle trop tôt pour permettre, sans doute, d'abord de garder un certain calme. C'est quand même terrible, il y a des pressions formidables. Je crois qu'il faut informer, mais ne pas rechercher le sensationnel: il faut garder une mesure. »

Q - Les grandes lignes du budget français ont été précisées ce matin en Conseil. La Justice embauche, elle crée des emplois ?

– « Absolument, nous créons 930 emplois. Je dois dire que nous sommes le budget qui en crée le plus. C'est tout à fait considérable, 930 emplois ! Nous en créons plus que beaucoup d'autres, y compris de budgets très importants comme l'Education nationale. Ça veut dire que le Gouvernement tout entier confirme et renforce la priorité pour le ministère de la Justice. Et que, c'est parce qu'il y a une prise de conscience, dans ce gouvernement, de tous les ministères – et j'en remercie mes collègues, parce que si je peux créer 930 emplois c'est parce que d'autres ministères ont accepté de transférer ces emplois chez moi, puisque le Premier ministre dit qu'il ne faut pas globalement augmenter le nombre de fonctionnaires. C'est donc véritablement un effort de l'ensemble du Gouvernement qui est fait là. Pourquoi ? Parce qu'on a pris un retard depuis 30 ans. D'ailleurs je n'ai pas la prétention de dire qu'on va combler ce retard en une seule année. Mais c'est véritablement un renforcement. Ces 930 emplois vont nous permettre de créer deux fois plus de postes de magistrat que l'an dernier, alors que déjà l'an dernier c'était un record depuis 10 ans, là maintenant, on n'aura jamais créé autant de postes de magistrat depuis 15 ans. Cela va nous permettre de créer 150 postes dans la protection judiciaire de la jeunesse pour ces éducateurs qui prennent en charge les mineurs en danger, ou les mineurs délinquants – c'est une des priorités du Gouvernement. Et puis aussi de créer des postes dans les prisons pour permettre de mieux prendre en charge les détenus. »

Q - Un feu vert gouvernemental a été donné au Pacte civil de solidarité. Ce projet, laissé prudemment à l'initiative parlementaire, a beaucoup souffert de l'appellation non-contrôlée de « mariage homosexuel. »

– « Ce n'est pas un mariage homosexuel. Je le dis de la façon la plus nette. Il ne s'agit même pas d'un mariage-bis, même pas pour les hétérosexuels. Donc, il n'est pas question – je le redis ici – de permettre le mariage des homosexuels et encore moins, bien entendu, la possibilité pour les couples homosexuels d'avoir des enfants par adoption ou par procréation médicalement assistée. Il ne s'agit même pas de faire un mariage-bis mais simplement de créer des droits, de permettre à ces personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se marier, de pouvoir vivre dans une certaine sécurité juridique; d'empêcher des situations absolument dramatiques de se produire. Par exemple, quand deux personnes vivent ensemble, l'une meurt, le second est expulsé du logement par la famille – souvent la famille, d'ailleurs, n'a jamais pris soin... –, n'est même pas associé aux obsèques, se trouve coupé du jour au lendemain alors qu'il y a eu une communauté affective qui s'est créée. C'est à ces situations là que nous voulons remédier. On crée un certain nombre de droits, on donne une sécurité juridique, je crois que c'est un projet raisonnable. Nous faisons très attention aux symboles. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement ne souhaite pas que le Pacte soit signé à la mairie, mais propose que ce soit au greffe du tribunal de grande instance. »

Q - La gauche sera solidaire sur le Pacs ?

– « Je pense que oui, parce que c'est un engagement qui a été pris par la gauche plurielle pour remédier à ces situations angoissantes, pour reconnaître aussi... Il vaut mieux reconnaître des situations de vie à deux, plutôt que de conforter les gens dans leur solitude. Donc, je crois que c'est un projet de société qui est important, qu'il faut défendre sereinement. Nous n'en faisons pas un combat idéologique, mais je crois que c'est un projet raisonné, raisonnable, qui va remédier à des situations angoissantes ou dramatiques. »

Q - Au gymnase de Fleury-Mérogis le procès Chalabi tourne mal : fallait-il vraiment juger 140 personnes d'un coup au détriment de l'établissement de la responsabilité individuelle ?

– « C'est pas moi qui vais porter le jugement là-dessus. »

Q - Parce que vous avez hérité du procès, en quelque sorte ?

– « Pas seulement. Les décisions avaient été prises avant. Mais même, je suis Garde des Sceaux, et je suis respectueuse de l'indépendance des magistrats. Or, l'organisation d'un procès c'est au coeur des prérogatives des magistrats. C'est le juge d'instruction qui décide, dans son ordonnance de renvoi, s'il regroupe ou s'il disjoint les prévenus. C'est le parquet qui peut faire appel de cette décision. C'est la chambre d'accusation qui tranche. Ce sont les avocats qui peuvent d'ailleurs contester ces décisions de regroupement ou de disjonction...

Q - Il y a eu erreur collective de l'autorité judiciaire.

– « Je n'ai certainement pas l'intention de me prononcer là-dessus. Ce que je constate c'est qu'il n'y a pas eu de contestation entre 1994 et 1997, ni des avocats, ni du parquet. Donc, ça s'est fait. Ça été décidé comme ça par les magistrats responsables. Et moi, je n'ai pas à porter de jugement de valeur là-dessus. »

Q - Vous concevez que ce procès tourne un peu à la justice d'abattage. Ni les avocats, ni les prévenus ne sont là. Quelle image !

– « Ce que j'espère c'est que, dans la conduite du procès, je suis même sûre, les magistrats vont trouver les modalités de travail adéquates avec les avocats pour qu'à la fois on assure bien le plein exercice des droits de la défense et la sérénité des débats. Ce que je peux vous dire aussi, c'est ce que j'ai décidé: pour l'avenir je souhaite qu'il y ait une réflexion notamment sur la question des locaux. J'ai demandé à mon administration de commander à un architecte une étude précise, pour savoir dans quelle mesure le palais de justice de Paris peut être aménagé si, dans l'avenir, nous avons des procès de ce type; et d'essayer de réfléchir en amont plutôt que d'être acculé à prendre des décisions un peu en catastrophe. »

Q - Construire un grand prétoire plutôt que de remettre en cause la réalité de ces procès collectif ?

– « Moi, je m'exprime sur ce qui est du ressort de mon administration. Je crois, qu'en effet, il serait bon de voir comment notre procédure ... vous savez la procédure est adaptée à des cas individuels; et c'est vrai qu'elle est difficile à s'adapter à des procès qui concernent un grand nombre de prévenus. Mais encore une fois, moi je ne peux, et je ne veux pas porter le jugement là-dessus. Ce que je souhaite c'est qu'on ait une réflexion en amont: si vous avons d'autres procès comme ça, comment mieux régler la question des locaux ? Je reconnais, qu'actuellement, ce n'est pas l'idéal ».