Déclaration de M. Pierre Méhaignerie, ministre de la justice, sur le secret de l'instruction et l'indépendance de la justice, Paris le 18 novembre 1994.

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Circonstance : Rentrée solennelle de la conférence du stage du Barreau de Paris, Paris le 18 novembre 1994

Texte intégral

Monsieur le Bâtonnier,

Vous me permettez, je pense, de commencer par saluer chaleureusement mon collègue, Monsieur le Ministre de la Justice de la République sud-africaine, dont la présence donne à cette Rentrée un lustre peu banal.

J'ai eu avec vous, Monsieur le ministre, des échanges passionnants. Je vous ai dit notre grand désir de vous aider à mettre en place une magistrature proche de la population et à concevoir un nouveau système de formation des magistrats qui participe au renouveau de votre pays.

Je crois du reste que je ne surprendrai personne en disant que la transition politique de l'Afrique du Sud, conduite conjointement par Nelson Mandela et Frederik de Klerk, depuis un régime dont le principe était le développement inégal et séparé des communautés ethniques, vers une démocratie libérale et multiculturelle, est un des événements les plus importants de l'histoire récente.

Dans un monde ébranlé par la montée de tous les intégrismes, à l'avant-garde économique et politique d'un continent qui ne compte plus ses plaies ni ses guerres, la nouvelle République sud-africaine peut servir, sinon de modèle, du moins de signal très fort en faveur des valeurs de Justice et de Liberté.

Et j'ajoute pour ma part que je souhaite que votre expérience soit une réussite pour redonner l'espoir à l'Afrique.

Avec vous, Monsieur l'Attorney Général d'Angleterre et du Pays de Galles, j'ai parlé de l'Europe.

Nous avons entre autres des préoccupations communes en matière de protection des intérêts financiers de la Communauté.

J'ai beaucoup apprécié les discussions que nous avons eues sur la vie quotidienne des citoyens de l'Union. Ce sera, sachez-le, la priorité de la prochaine Présidente française.

Vous m'avez dit l'intérêt que vous portez à la procédure d'instruction et au contrôle judiciaire qu'elle permet d'opérer sur la phase préparatoire du procès pénal.

Nous avons également parlé des moyens de préserver les droits des personnes faisant l'objet de procédures judiciaires et de l'équilibre à trouver entre la liberté d'expression et la protection de la vie privée.

Je sais que vous travaillez sur ces sujets. Nous aurons besoin dans les prochaines semaines d'une collaboration renforcée et d'un soutien réciproque. C'est une bonne façon de construire l'Europe.

Monsieur le Premier Président de la Cour de Cassation du Maroc, vous m'avez rappelé les responsabilités de la France en matière de coopération juridique envers des pays qu'elle a largement influencé sur le plan institutionnel.

Vous voulez comme nous mieux former votre Justice aux questions économiques et financières.

Soyez assuré que votre souhait d'une coopération avec la France pour la mise en place de tribunaux connaissant du droit des affaires rencontrera l'attention qu'elle mérite auprès de la Chancellerie, des Juridictions et de l'École Nationale de la Magistrature.

Plus largement, je voudrais dire à tous les représentants de la communauté juridique et judiciaire internationale ici présents et que je n'ai pas eu le temps de rencontrer, que je suis très heureux de voir se développer les échanges internationaux dans le domaine de la Justice.

Je tiens d'ailleurs à remercier le barreau de Paris de contribuer si souvent à faciliter l'organisation de ces échanges.

Nous avons tous beaucoup à en retirer.

J'en viens à présent à l'occasion qui nous vaut d'être ensemble aujourd'hui.

Une tradition ancienne veut que le Garde des Sceaux préside la Rentrée solennelle du Barreau de Paris et de la Conférence du stage.

L'an dernier, je n'ai pas pu honorer cette tradition.

J'avais, si je puis dire, une solide excuse. Je participais, ce jour-là, à la session extraordinaire du Congrès, au cours de laquelle les deux assemblées réunies ont voté la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature.

L'année qui s'est écoulée depuis le vote de cette réforme a été très importante pour la Justice.

Personne ne peut contester ni ne conteste d'ailleurs les progrès considérables accomplis en matière d'indépendance de la Justice, de transparence, d'égalité des citoyens devant la loi.

Mais d'autres progrès restent à faire en matière de sérénité, de responsabilité et de considération accordée à tous les justiciables, qu'ils soient simples citoyens, chefs d'entreprise ou hommes politiques.

Si les exigences d'éthique, de justice et de morale doivent être constamment réaffirmées et pratiquées, il ne faudrait pas qu'à quelques mois de l'élection présidentielle les rumeurs et les délations monopolisent le débat.

C'est pourquoi j'affirme qu'il serait profondément injuste que les Français se laissent aller à condamner en bloc les hommes et les femmes qui se consacrent à la vie publique et qui montrent, dans leur immense majorité, un dévouement exceptionnel à leur ville, à leur région, à leur pays.

Comme beaucoup, j'imagine, je suis venu à la politique par conviction, par passion du développement local, mais aussi par admiration pour l'action de certains hommes d'état. Et parmi mes administrations de jeunesse, la plus vive allait à un homme un peu oublié mais dont la conduite peut encore servir d'exemple.

Cet homme s'appelait Robert Schuman.

De lui les manuels d'histoire vous auront sans doute enseigné qu'il fut un des Pères de l'Europe et un des hommes politiques majeurs de l'immédiat après-guerre.

Mais Robert Schuman était plus que cela.

Pour l'évoquer devant vous, je voudrais citer une très belle page écrite par un universitaire lorrain, Monsieur Jean-Marie Pelt.

« Ce visionnaire politique insistait beaucoup sur la défense et la richesse du patrimoine culturel européen, de ses cathédrales et de ses forêts, comme de ses douces collines de Moselle qu'il affectionnait tant. Il aimait Bruges, Florence, et n'aurait jamais toléré qu'un autre arbre tombât de la voute romantique qui bordait la route de Chazelles, près de sa maison.

« Robert Schuman était simple, humble et économe.

« Ministre des Finances, on le voyait le soir éteindre les lustres des salons lambrissés. Économie d'énergie !

« Viscéralement démocrate, tout Président du Conseil qu'il était, il prenait le vus, fait unique dans les annales, et constatait avec une pointe d'ironie n'avoir pas vu beaucoup d'hommes politiques ne pas perdre la tête quand ils avaient des motards devant leurs voitures.

« La boulimie de consommation, la fringale d'énergie, les grands déploiements et les célébrations médiatiques, les grandes messes pharaoniques n'étaient point son fort.

Pour lui, la politique était un service. »

Peut-être certains d'entre vous ne verront-ils dans ce trop bref éloge de Robert Schuman que l'expression d'une nostalgie d'un âge supposé plus vertueux.

Tel n'est pas mon propos : naturellement optimiste, je n'ai pas beaucoup de goût pour les lamentations sur la décadence de l'époque et des mœurs, si chères au plus fameux avocat de l'Antiquité.

Si j'ai choisi d'évoquer Robert Schuman, en cet automne de 1994 où la Presse ne bruit que du tourbillon des « affaires », en cette fin de septennat où des révélations tardives viennent tour à tour engendrer la surprise et le désenchantement, c'est parce que je veux vous dire que la politique est encore et toujours une école d'engagement, de considération et d'attention portée à l'autre.

C'est cette vision de la politique qui a fondé mon action comme ministre de la Justice.

Dès mon arrivée à la Chancellerie, je me suis engagé à assurer l'indépendance de la Justice et à défendre les droits de la personne.

Parmi ces droits figure le droit à la présomption d'innocence qui, dans nos sociétés médiatiques, est largement conditionné par le respect du secret de l'instruction. C'est un sujet ancien et difficile qui a suscité nombre de rapports qui n'ont débouché sur aucune mesure concrète.

J'ai moi-même participé avec le plus grand intérêt à la journée d'auditions organisée il y a quelques mois par la Commission des lois du Sénat sur ce double sujet.

À cette occasion ; Monsieur le Bâtonnier, vous avez déclaré, je vous cite : « le secret de l'instruction est mort. À partir du moment où il est violé d'une manière constante, où personne depuis plusieurs années n'a tenté de la faire respecter, force est de constater que le secret de l'instruction n'existe plus. »

De fait, on peut être tenté, quand on trouve dans son journal du matin la transcription parfois intégrale du procès-verbal d'une audition qui s'est déroulée la veille dans le bureau d'un juge d'instruction, de partager votre point de vue.

Pourtant, après avoir longuement réfléchi à ce problème, je ne pense pas aujourd'hui qu'il serait juste d'accepter la mort pure et simple du secret de l'instruction.

Il faut agir.

Légiférer nécessitait un préalable : que le pouvoir politique démontre que dans sa pratique il respectait désormais réellement l'indépendance de la Justice en n'arrêtant plus le cours de la Justice quelles que soient les personnes mises en cause et quelle que soit la puissance de celles-ci. En d'autres termes, il fallait purger le passé.

Ce préalable, le gouvernement, chacun en convient, l'a satisfait.

Mais il convient, pour que la présomption d'innocence soit réellement et concrètement préservée et le secret de l'instruction respecté, qu'aucune suspicion n'entache les mesures mises en œuvre.

Il ne faut pas que l'interprétation de nouvelles mesures nécessaires revienne à laisser croire que la classe politique cherche à se préserver.

C'est en partant de ces orientations, des conclusions de la Commission des Lois du Sénat, du rapport de Madame Rozès, des travaux de la Commission réunie par Monsieur Séguin, des propositions du Gouvernement ainsi que des vôtres, Monsieur le Bâtonnier, que nous examinerons dans les toutes prochaines semaines les solutions réalistes permettant de concilier cette double exigence souvent contradictoire.

La Justice n'est pas un théâtre.

Elle est au service de la société et des personnes.

Tous les acteurs de la Justice doivent donc faire preuve de la plus grande responsabilité dans leurs actes et de la plus attentive considération au sort des justiciables.

C'est cette considération qui m'a conduit à mettre en œuvre des mesures concrètes pour le respect au quotidien des droits de la personne. J'ai rappelé par la circulaire du 14 avril 1994 le caractère exceptionnel imprimé par la loi à la mesure de détention provisoire. J'ai demandé aux Procureurs Généraux près les Cours d'Appel non seulement de veiller au respect des critères légaux, mais aussi, en liaison avec les associations et les services concernés de développer le recours au contrôle judiciaire, socio-éducatif, tant pour les affaires relevant de l'instruction que pour celles poursuivies en comparution immédiate.

J'ai également donné des instructions pour limiter aux cas de stricte nécessité le recours à des mesures coercitives spectaculaires comme la mise des menottes.

La Justice doit rester sereine et ne pas contribuer à humilier les personnes.

Cette considération pour les personnes m'a enfin et surtout conduit à accorder une attention toute particulière aux victimes, qu'on a parfois tendance à un peu négliger au profit de la figure plus sensationnelle de celui qui a perpétré le crime.

Certains d'entre vous seront demain amenés à défendre des personnes accusées de crimes parfois atroces.

D'autres défendront les familles des victimes. C'est, dans les deux cas, une tâche aussi difficile que nécessaire.

Je crois pour ma part qu'elle est assumée avec d'autant plus de noblesse que les avocats des deux parties savent prendre en considération, dès le début de l'instruction comme au cours du procès, aussi bien les droits de l'accusé que le malheur de celles que Paul Éluard appela un jour « les victimes raisonnables au regard d'enfant perdu ».

La considération est d'ailleurs un peu la raison d'être quotidienne du métier d'avocat.

Vous le savez comme moi, la Justice est pour beaucoup de nos concitoyens un monde complexe, opaque, une citadelle peuplée de spécialistes qui parlent une langue hermétique, inaccessible au profane.

L'avocat est le principal allié du justiciable face à ce monde complexe.

Quand un justiciable se retrouve dans le bureau d'un juge, il est immédiatement en position d'infériorité. C'est alors le rôle de l'avocat que de rétablir l'équilibre.

De la même façon, la présence de l'avocat que de rétablir l'équilibre.

De la même façon, la présence de l'avocat lors des gardes à vue est très importante pour garantir les droits de la personne.

Je reçois chaque jour à la Chancellerie des lettres émouvantes de personnes égarées dans le labyrinthe de la Justice.

Au moment où vous allez embrasser la carrière d'avocat, une carrière dont le prestige est très grand, j'espère que vous aurez compris que le Garde des Sceaux souhaite vous rappeler l'impératif de la considération.

Ce ne sera pas la moins noble de vos missions que de savoir accorder à toutes les personnes le respect et l'attention auxquels elles ont droit.