Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "L'Express" du 11 juin 1998, sur la sécurité pendant la Coupe du monde de football, le rétablissement de la loi républicaine en Corse et l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, la lutte contre la délinquance des mineurs, et l'opération de régularisation des sans-papiers.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

Q - Etes-vous inquiet pour la sécurité de la Coupe du monde ?

- C'est une manifestation qui aura une ampleur et, par conséquent, une résonance exceptionnelles : 64 matchs sur 10 sites, pendant trente-deux jours, avec 2,4 millions de spectateurs et 37 milliards de téléspectateurs escomptés, en « cumulé » bien entendu. Un humain sur trois regardera la finale. La sécurité est, bien sûr, la condition du succès. Trois risques doivent être contenus : la délinquance (contrefaçons, vols à  la tire, etc.), le hooliganisme et, enfin, la menace terroriste.

Q - Les dernières interpellations liées au GIA ont-elles révélé des périls pour le Mondial ?

- Deux informations judiciaires ont été ouvertes sur la base d'éléments inquiétants et concordants ; d'abord, la montée en puissance de réseaux logistiques que nous connaissions. Ensuite, la découverte, le 11 mai, devant les locaux de France Télécom, à  Paris, dans le XIXe arrondissement, d'un engin explosif - qui était fait pour tuer - a hâté l'opération judiciaire du 26 mai, Elle nous a permis d'en savoir beaucoup plus sur ces réseaux, et de nouvelles interpellations viennent d'avoir lieu.

Q - L'évolution de la situation en Corse vous satisfait-elle ?

- Oui, l'assassinat de Claude Erignac, homme courageux et pacifique, a agi comme un électrochoc. L'Etat a pris, dans tous les domaines, les moyens de sa politique : l'affirmation sans concession de la loi républicaine. C'est l'intérêt de la Corse et de nos concitoyens corses. Les enquêtes menées ont confirmé l'existence de filières politico-mafieuses.

Q - Qu'entendez-vous par « politico-mafieuse» ?

- Passe-droits et détournements de fonds ne pouvaient se multiplier que parce que la menace du revolver et de la dynamite fermait les bouches et commandait un silence complice, voire protecteur ,y compris de certains dont le rôle eût été de réagir. Un travail patient de reconstruction de l'Etat républicain s'engage. Depuis le début de l'année, il y a eu plus de 130 interpellations. Le préfet Bonnet a reçu des consignes claires pour faire appliquer la loi. Il a provoqué une rupture qui était devenue nécessaire avec tout un système de connivences. Il se heurtera sans doute à  des manoeuvres de déstabilisation. Elles se préparent. Aucune ne réussira.

Q - L'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac progresse-t-elle ?

- Quand l'Etat met tous ses moyens en action dans la durée, le filet ne peut que se resserrer, et il ne lâchera pas prise !

Q - A propos de la délinquance des mineurs, vous semblez très ferme. Pourquoi ?

- Tout simplement parce que mon rôle dans le gouvernement de Lionel Jospin est de lutter contre la délinquance. Or, la délinquance des mineurs augmente continûment : c'est aujourd'hui 23 % de la délinquance générale, 37 % de la délinquance de voie publique, un vol avec violence sur deux. La crise est donc profonde. Elle vient de loin : de la crise économique et sociale qui, depuis vingt-cinq ans, a précarisé des millions de Français et dont les « ratés » : de l'intégration ne sont à  bien des égards qu'une manifestation. Elle s'enracine aussi dans l'idéologie permissive (« Il est interdit d'interdire ») qui tient encore trop souvent le haut du pavé et qui a sapé, depuis trente ans, l'autorité parentale et les fondements de l'école républicaine. Il faut une prise de conscience pour remédier à  cette grave crise de l'éducation. Malheureusement. il faut aussi agir dans l'urgence. Cesser d'opposer prévention et répression. Quand la prévention échoue il faut bien réprimer, sans perdre de vue, évidemment, la nécessité de la réinsertion. Nous devons, d'abord, apporter une sanction dès le premier délit. La médiation et la réparation doivent être systématiques. mais il faut surtout éloigner les mineurs multirécidivistes - quelques centaines - des quartiers dont ils pourrissent la vie. Certains ont plus de 50 infractions à  leur actif. Là  est la question décisive. Je ne prône pas la prison : la prison est souvent criminogène et ne doit donc être utilisée ici qu'en dernier ressort. Pour les enfants vraiment difficiles, un système d'internats dans des départements éloignés pourrait les aider à  retrouver leur équilibre. Pour les cas plus graves - les multiréitérants - il faudrait recréer des places dans des petits foyers fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En vingt ans, on est passé de 3 300 à  1 100 places dans les foyers de la Protection judiciaire de la jeunesse. Les éducateurs de la PJJ doivent aussi être mieux rémunérés si l'on veut que ces foyers puissent fonctionner la nuit et le dimanche.

Q - La régularisation des sans-papiers est achevée. Et critiquée...

- La France a le droit - comme tout pays - de proportionner l'admission au séjour à  sa capacité d'intégration. La loi a été votée. Elle fixe une règle. C'est là  l'essentiel. Quant à  l'opération de régularisation, elle n'est pas tout à  fait achevée : au 31 mai, 57 000 titres de séjour et 12 000 récépissés ont été délivrés, 52 000 refus prononcés. 19 000 dossiers doivent encore être traités. Cette opération a été menée de manière exemplaire, sur la base de critères d'humanité faisant une large place au droit de vivre en famille. Ces critères avaient été définis en septembre 1996 par des associations qui, souvent, protestent aujourd'hui. Un certain antiracisme purement médiatique permet de faire oublier à  une certaine gauche qui se veut « morale » qu'elle a déserté depuis longtemps le combat pour une société ou pour un ordre mondial plus juste. La focalisation sur ceux qu'on appelle improprement « sans-papiers » (car ce sont des demandeurs de papiers français qui ont les papiers de leur pays d'origine) permet de ne pas se soucier de l'intégration de 4 millions d'étrangers en situation régulière et encore moins du développement réel des pays du Sud. Il est plus facile d'accéder à  la bonne conscience qu'à  la conscience.