Interviews de M. Lionel Jospin, candidat PS à l'élection présidentielle 1995, dans "La Croix" du 19 avril 1995, "La Vie" du 20 avril et "Le Monde" du 21, sur sa campagne, ses chances d'être au second tour, sa conception de la fonction présidentielle, sur la construction européenne et sur ce qui le différencie de MM. Chirac et Balladur en matière sociale.

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Média : La Croix - La Vie - Le Monde

Texte intégral

La Croix : 19 avril 1995

La Croix : Dans l'un des grands chapitres de vos « propositions pour la France », vous développiez lors de votre entrée en campagne la conception d'un « président-citoyen », c'est-à-dire, plus largement, d'un nouveau mode d'exercice du pouvoir. Or ce thème ne semble pas avoir, pour l'instant, connu une grande résonance ?

Lionel Jospin : En effet, car la campagne électorale s'est centrée sur des problèmes plus économiques ou sociaux tels les salaires, les retraites, la diminution du temps de travail. Si le thème plus politique du président-citoyen est néanmoins apparu, c'est d'une autre façon, à travers les questions de démocratie de terrain, de mouvements associatifs, d'engagement des citoyens, de la décentralisation ou encore des rapports entre les élus et les associations. Mais ce thème ne s'est finalement pas imposé par le haut, du point de vue des superstructures politiques. Tout se passe comme si le caractère « basique » de l'insatisfaction des gens dans leur vie quotidienne faisait apparaître comme trop raffinées politiquement certaines questions institutionnelles.

La Croix : C'est ce que vous avez ressenti ?

Lionel Jospin : Cela n'a jamais été exprimé explicitement. C'est plutôt, en réalité, quelque chose que j'ai ressenti au cours de mes discussions.

La Croix : Déplorez-vous que ce thème passe à l'arrière-plan ?

Lionel Jospin : Je le regrette un peu, même si je me suis aussi situé sur les autres thèmes de la campagne. C'est tout de même une dimension importante de la démocratie, surtout si l'on considère qu'il y a une insatisfaction des Français à l'égard des hommes et de la vie politique. J'ai donc généralement plus traité ce sujet en faisant descendre les questions au niveau du terrain qu'en le maintenant en haut comme j'aurais pu le faire en explicitant politiquement mon choix en faveur du quinquennat.

La Croix : N'y a-t-il pas dans les attentes des Français quelque chose d'ambigu : à la fois un besoin de démocratie, de plus grande proximité du pouvoir et, par ailleurs, une sorte de fascination pour un président-majesté ?

Lionel Jospin : C'est l'ambivalence des Français. Ils aiment les rois pour leur couper la tête (rires) ! Il existe, en effet, une conception assez traditionnelle du pouvoir. Comment greffer la culture du Nord sur notre latinité ? Je fais parfois remarquer à mes auditoires qu'en beaucoup d'endroits dans la société – jusque dans les entreprises – les rapports sont devenus beaucoup moins hiérarchiques. Et que, par conséquent, il n'y a pas de raison pour que seuls les rapports politiques continuent d'être marqués par une certaine rigidité.

La Croix : Vous essayez de promouvoir un nouveau style de pouvoir. En faites-vous un élément fort de différenciation par rapport à vos concurrents ?

Lionel Jospin : Oui, mais simplement dans le sens où je pourrais être plus adaptée à la société actuelle. Il faudrait arriver à persuader qu'on peut exercer le pouvoir d'une façon plus moderne sans diminuer pour autant la capacité de décision. Car, à l'inverse, Jacques Chirac incarne un mode traditionnel d'exercice du pouvoir, tout en étant changeant, versatile, sous influence.

La Croix : Pensez-vous, comme certains autres candidats, que les élites phagocytent la démocratie ?

Lionel Jospin : Je ne céderai pas à cette rhétorique populiste facile et d'autant moins crédible quelle émane de membres éminents de ces mêmes élites technocratiques. Mais restaurer le rôle et la place du politique me paraît indispensable, car si la citoyenneté est en panne, si les technocrates prennent le pouvoir, c'est que les hommes politiques ont démissionné. Je n'ai pas, dans mon expérience politique, eu à me plaindre des hauts fonctionnaires, car j'ai pris mes responsabilités d'homme politique et j'ai reconnu le rôle et la qualité des fonctionnaires chargés de la mise en œuvre des orientations que j'avais décidées.

Je propose, nous en avons parlé, un fonctionnement plus démocratique de nos institutions et une citoyenneté renouvelée, donc des hommes politiques plus responsables et des citoyens plus actifs. Dans cette campagne, je suis bien seul.

La Croix : Parmi vos propositions figure instauration du quinquennat. Est-ce précisément dans un dessein de moderniser nos institutions et de promouvoir un nouveau style de pouvoir ?

Lionel Jospin : D'abord je ne pense pas qu'il soit démocratique de proposer un mandat non renouvelable, comme certains le suggèrent à propos du septennat. D'abord parce que tous les pays ont instauré des mandats non renouvelables sont en réalité, souvent en Amérique latine, des pays qui ont essayé de se prémunir contre des prononciamentos, ce qui serait une référence étrange pour des États démocratiques.

D'autre part, l'idée qu'un homme ou une femme appréciée ne puisse pas être à nouveau choisi par les citoyens, au moins pour un deuxième mandat, me choque. Il faut que le cycle du renouvellement, du retour éventuel devant les citoyens soit plus rapide. Dans toutes les démocraties européennes ou anglo-saxonnes, le cycle est de quatre ou cinq ans, jamais sept ans. Du fait de la dualité au sein de l'exécutif entre le président et son premier ministre, le septennat aboutit parfois à sortir d'un système de responsabilité. Le quinquennat présente, à mon sens, l'avantage de mieux responsabiliser le président de la République.

La Croix : Lorsque vous parlez de quinquennat renouvelable, est-ce dans l'hypothèse où, étant élu, vous pourriez vous représenter ?

Lionel Jospin : Je ne raisonne jamais sur des choses importantes à partir de données subjectives. Le contre-exemple type est Jacques Chirac. Il se prononce pour le quinquennat en 1993 avec l'idée que cela forcerait François Mitterrand à partir de suite. C'est un raisonnement d'opportunité. Moi, je ne raisonne pas du tout comme cela. Si je suis élu président de la République, d'abord je m'appliquerai le quinquennat à moi-même, ce qui me différencie déjà des autres. Ensuite, ce qui se passera au bout de cinq ans, c'est une autre affaire mais qui n'a rien à voir avec mon choix raisonné pour le quinquennat.

La Croix : Vous paraît-il important de dire que ces évolutions institutionnelles préparent un changement de République ?

Lionel Jospin : Non, cela ne me paraît pas important, et cela me paraîtrait même contre-productif de le dire. D'autant qu'un certain nombre de propositions que je fais ne supposent pas une révision institutionnelle. Même pour le quinquennat, les éléments pourraient être rassemblés assez aisément puisqu'il y a déjà eu un vote, certes déjà ancien, du Parlement.

Quant à mes autres propositions – un gouvernement plus resserré qui débat collectivement des orientations, un premier ministre qui ne change pas quand il a la confiance de l'Assemblée – ce sont des inflexions dans la pratique qui ne supposent pas une révision de la Constitution. Comme on ne peut revenir sur l'élection du président de la République au suffrage universel direct, et comme on ne va pas non plus aller vers un régime présidentiel, il me semble qu'il faut un peu parlementariser le système. En somme, ce serait absurde d'annoncer le mot d'ordre d'une VIe République. Mais un aménagement du système, oui.

La Croix : Toujours dans l'optique d'améliorer les rapports gouvernés-gouvernants, vous proposer de couper le lien entre le garde des Sceaux et le parquet pour ce qui regarde l'instruction. Cela suffira-t-il à restaurer l'image de la justice aux yeux des Français ?

Lionel Jospin : Il s'agit de contribuer à préserver l'indépendance de la justice en interdisant au garde des Sceaux d'interférer dans les affaires en cours. Mais réconcilier les Français avec la justice, cela veut aussi dire une justice plus rapide, une justice capable d'éclairer et de justifier ses décisions. Ce serait, par exemple ; informer les justiciables par une sorte de contrat, sur les délais dans lesquels leur affaire serait jugée. Et c'est pour tout cela que je propose un doublement en cinq ans du budget de la justice.

La Croix : Avez-vous été gêné, durant votre campagne, par les références constantes à la pratique du pouvoir de François Mitterrand ?

Lionel Jospin : Honnêtement, revenir sur la pratique de François Mitterrand au cours de cette campagne qui est censée ouvrir une autre période, cela n'a guère d'intérêt. Laissons cela aux historiens ou aux analystes politiques. François Mitterrand n'est pas candidat cette fois-ci.

La Croix : Vos principaux soutiens potentiels au second tour réclament un changement du mode de scrutin pour les législatives dans le sens de la proportionnelle. Y êtes-vous favorable ?

Lionel Jospin : Il n'y a pas de problème de principe puisque la position historique du Parti socialiste c'était la proportionnelle que nous avons d'ailleurs instaurée en 1986. De toute façon j'ai déjà indiqué que pour des raisons qui tiennent notamment à la volonté d'accroître le nombre des femmes au Parlement, je proposerai d'introduire des éléments de proportionnelle dans le système majoritaire actuel.

La Croix : Donc une dose de proportionnelle ?

Lionel Jospin : Oui, une bonne dose.


La Vie : 20 avril 1995

La Vie : Pendant cette campagne électorale, vous avez parcouru la France. Quel diagnostic en tirez-vous ? Le pays va-t-il mieux ou plus mal qu'il y a sept ou quatorze ans ?

Lionel Jospin : Du point de vue de sa capacité à exister, à se défendre sur la scène internationale, la France va plutôt mieux. Nous avons redressé nos entreprises, jugulé l'inflation, amélioré sensiblement notre commerce extérieur. Nous sommes la quatrième puissance du monde, nous avons un système de protection sociale avancé. Nous avons des élites intellectuelles et scientifiques, nos universitaires, nos ingénieurs sont bien formés. Je pense en particulier aux grands professeurs, aux chercheurs, à un certain nombre de cadres qui travaillent pour l'avenir du pays.

En revanche, avec le maintien et le développement du chômage, nous constatons dans la société des situations de précarité extrêmement préoccupantes. Notre société s'est élevée, a progressé, mais a abandonné une partie de la population, dans une formidable stérilisation sociale. Et cela tire la société vers le bas. Il est absolument nécessaire de réintégrer dans le jeu social cette partie de la population, c'est le sens des propositions que je fais. Dans le même temps, je constate, à travers les rencontres que j'ai sur le terrain, y compris dans cette fraction-là de la population, que des gens – souvent des femmes – se mobilisent, prennent des initiatives, ont la volonté de lutter, de se prendre en main, ne se résignent pas.

La Vie : Reprenez-vous à votre compte l'expression « fracture sociale », que Jacques Chirac utilise beaucoup ?

Lionel Jospin : Cette formule a d'abord été utilisée par Balladur, quand il a dit qu'il voulait avancer sans fractures. J'ai été le premier à réagir en disant que les fractures étaient déjà là. Ensuite, Chirac a repris cette expression. Mais je vois mal en quoi la politique menée par Chirac à la mairie de Paris ou la politique économique et sociale de Balladur sont susceptibles de réduire ces fractures. Au contraire, elle les aggrave.

La Vie : Devient-on un autre homme parce qu'on est candidat à l'élection présidentielle ?

Lionel Jospin : Je ne crois pas que la nature profonde d'un être se modifie à l'occasion d'une campagne présidentielle. Je ne crois pas que l'on apprenne beaucoup de choses nouvelles sur le pays dans lequel on vit, pour peu que sa propre vie ne soit pas déconnectée de la vie des autres, ce qui est mon cas. C'est le regard qu'un certain nombre de gens porte sur vous qui change. Que ce regard relève de la confiance, de l'espérance, ou de la critique. C'est le sentiment de responsabilité qui vous habite qui est modifié, comme amplifié.

La Vie : Les sondages ne vous sont pas favorables. Quel événements politiques pourraient finalement faire de vous le prochain président de la République ?

Lionel Jospin : D'abord, il faut être présent au second tour. La première partie de la campagne s'est focalisée sur les deux candidats du RPR, parce qu'il y avait entre eux une histoire de trahison, d'ambitions, plus facile à décrire que de rendre compte d'un véritable débat d'idées. J'espère que ce « duel » a épuisé son intérêt. Une fois au second tour, je crois qu'on ne sera plus dans le domaine de l'arithmétique, mais dans celui d'une dynamique qui se créera. La manière dont les deux candidats du RPR se sont affrontés laissera des traces. Il faut qu'il y ait une très forte dynamique de second tour, qui ne se jouera pas seulement sur le terrain de gauche.

La Vie : Il existe tout un électorat du centre-gauche qui aurait voté pour Jacques Delors, qui est très européen. Pouvez-vous railler cet électorat-là ?

Lionel Jospin : Contrairement à Jacques Chirac, je suis profondément européen. J'ai toujours inscrit ma réflexion dans la tradition européenne, mais je veux agir pour une Europe plus réaliste dans la défense de ses intérêts, une Europe qui défende son identité culturelle, faite de diversité.

La Vie : Vous avez, dans les sondages, un gros déficit dans deux catégories qui votaient traditionnellement à gauche : le jeunes et les ouvriers. Comment les faire revenir vers vous ?

Lionel Jospin : Attendez : ce déficit est antérieur à ma candidature. Ce n'est pas moi qui ai un déficit, ce sont d'une manière générale, les socialistes depuis un certain nombre d'années, ce qui explique d'ailleurs leurs résultats électoraux. Je suis tout de même en progression singulière par rapport aux scores de la liste du PS aux élections européennes ! Il est clair qu'une bonne partie de la population ouvrière n'a pas trouvé son compte dans la situation qui s'est développée en France depuis dix ans. Maintenant que la croissance est revenue, les salariés, et donc les ouvriers, doivent prendre leur part de cette croissance. C'est l'un des thèmes forts de ma campagne.

Pour ce qui est des jeunes, je pense qu'ils ne se souviennent pas de la manière dont Chirac et Balladur les ont traités entre 1986 et 1988. Les jeunes attribuent le Cip, le Smic jeunes à Balladur, qu'ils sanctionnent. Mais ils devraient aussi l'attribuer à Chirac. Et la fac privée de Pasqua, c'est aussi le RPR !

La Vie : Le fait d'avoir, dans le passé, pris parfois vos distances avec François Mitterrand pose-t-il aujourd'hui des problèmes ?

Lionel Jospin : C'est assez ambivalent. Je crois qu'il y a des éléments extrêmement positifs dans ce que nous avons fait : la retraite à soixante ans, l'abolition de la peine de mort, la décentralisation, le RMI, la politique européenne, la politique culturelle, la politique éducative. Les années Mitterrand ont été, certes, des années où le chômage a progressé, mais comme l'ont été les années Giscard et les années Balladur-Chirac. Saut qu'à la différence de ceux-ci François Mitterrand a fait progresser les acquis sociaux et a su, en particulier, préserver la Sécurité Sociale.

Il y a eu aussi des dérives – qui ne concernent pas seulement les socialistes – et dont je me suis démarqué très tôt, au risque d'être mis en minorité dans mon parti. Maintenant, une nouvelle période historique doit s'ouvrir.

La Vie : Quelle conception avez-vous de la fonction présidentielle ? Celle d'un président qui s'occupe de tout, ou d'un président arbitre ?

Lionel Jospin : Il revient au président de la République de fixer les grandes orientations, en même temps qu'il doit être le garant de la cohésion nationale, de l'existence de valeurs et de règles dans la République, et de la défense des intérêts de la France sur la scène internationale dans le cadre de ses engagements européens. Il doit nommer un Premier ministre qui forme un gouvernement, et laisser ce gouvernement travailler selon les orientations fixées. C'est un président qui assume pleinement ses responsabilités, mais certainement pas un président qui se mêle de tout. Il doit aussi, par son attitude, faire en sorte que s'instaure un dialogue avec les acteurs de la vie sociale : j'aurai une conception de la présidence qui visera à responsabiliser les citoyens, ce qui selon moi, confère un rôle tout à fait important aux mouvements associatifs, qui sont un bon compromis entre un certain anonymat des services de l'État et l'individu seul. Le mouvement associatif est une forme très féconde de la démocratie.

La Vie : Est-ce l'un des moyens de réconcilier les Français avec la politique ?

Lionel Jospin : Je le pense. On doit montrer aux Français que beaucoup plus de gens peuvent être des acteurs de la politique, que celle-ci n'est pas réservée à des professionnels sélectionnés pour cela. Je souhaiterais qu'il y ait une plus stricte limitation du cumul des mandats, que les responsables puissent se consacrer à leur tâche principale. Il faut aussi que la décentralisation s'accompagne d'une obligation de dialogue avec le mouvement associatif, qui serait consulté sur les prises de décisions, la réalisation d'équipements. Le monde associatif doit devenir partenaire de l'élu, sans que celui-ci perde sa légitimité, qui est celle du suffrage universel.

La Vie : Vous accommodez-vous, finalement, des institutions de la Ve République ?

Lionel Jospin : Je ne suis pas favorable à un bouleversement de la Ve République, mais à une évolution sur un certain nombre de points. Certains nécessitent une révision constitutionnelle, comme l'instauration du quinquennat, que je propose. Je pense qu'on peut aussi faire des changements par la pratique : avec un gouvernement resserré qui débat davantage ; en valorisant le débat public ; en faisant en sorte qu'un Premier ministre qui dispose de la confiance de l'Assemblée nationale puisse être changé par le président de la République ; en redonnant des pouvoirs au Parlement. On moderniserait ainsi un système institutionnel qui date des années 50 et qui avait été taillé pour un homme, le général de Gaulle.

La Vie : Pensez-vous que les lois votées ces dernières années soient suffisantes pour mettre un terme aux affaires de corruption ?

Lionel Jospin : Théoriquement, oui. À partir du moment où il y a un plafonnement des dépenses et un financement public, il n'y a plus de raison de tourner la loi. Je dis « normalement », car l'effort en faveur du financement public n'est pas suffisant. Si l'on veut que les partis politiques ne soient pas, de nouveau, tentés par l'illégalité, il faut consentir un effort plus important de financement de la vie publique.

La Vie : Que ferez-vous si vous êtes battu ? Prendrez-vous de nouveau du recul par rapport à la politique ?

Lionel Jospin : Pardonnez-moi, mais c'est une hypothèse que je n'envisage pas. Moi, je me bats pour être au second tour, et ensuite pour gagner.


Le Monde : 21 avril 1995

Le Monde : Au congrès socialiste de Liévin, vous aviez expliqué que « l'élection présidentielle pouvait représenter un espoir pour les Français, si elle les libère de la sclérose politique actuelle ». Cette campagne a-t-elle suffisamment contribué, selon vous, à entamer cette sclérose ?

Lionel Jospin : Pas tout à fait. Le débat du premier tour a été trop polarisé par la confrontation Balladur-Chirac. Dans la mesure où il est difficile de trouver entre les deux des différences profondes, nous avons connu une espèce d'asphyxie, une tentative d'étouffement du débat démocratique, lequel doit offrir des choix clairs.

Le Monde : Estimez-vous d'ores et déjà votre présence au second tour comme acquise ?

Lionel Jospin : Je ne dirai pas : c'est fait. Je dis : c'est à faire. Par respect des électeurs, par méthode et dans la mesure où nos sondeurs n'apparaissent pas très sûrs d'eux-mêmes, il convient de rester prudent. Mais d'ores et déjà, s'est exprimée une volonté de se rassembler derrière ma candidature qui, historiquement, correspond assez, hors des phases dynamiques d'après-présidentielle, au score socialiste. Je suis parti le dernier. Tout était à faire !

Un premier objectif me semble atteint. Ensuite ce sera la logique du second tour, avec ses surprises. Je connais le rapport de force droite-gauche. Mais attendons demain. Je crois possible d'enclencher une dynamique victorieuse, dès lors que chacun apparaîtra dans sa vérité.

Le Monde : Au terme de quatorze ans de mitterrandisme, n'avez-vous pas éprouvé une vraie difficulté à faire rêver les Français ?

Lionel Jospin : Historiquement, ce sont les hommes de la réforme sociale qui ont toujours traduit, en actes, les rêves des français qui aspiraient au changement. Dans cette élection, je porte le rêve, en tout cas l'espérance d'une société plus démocratique et plus juste, face la résurgence de certaines rêveries bonapartistes. Je porte des projets pour une nouvelle société française, qui garderait son dynamisme économique, accroîtrait son rayonnement intellectuel, respecterait la nature et ferait participer chacun à l'essor de notre pays.

Le Monde : En déclarant que vous vous réserviez « un droit d'inventaire » sur le bilan des deux septennats écoulés, certains vous ont reproché de vouloir mettre trop de distances avec François Mitterrand. Comment appréciez-vous ce jugement ?

Lionel Jospin : Il y a beaucoup de choses de notre bilan dont nous pouvons être fiers et d'autres qu'il ne faudra pas répéter. Je l'ai dit très tôt et je le redis. Je revendique le droit à la lucidité, l'action politique ne relève pas du sacré. Et d'ailleurs, il ne s'agit pas de l'action d'un homme mais d'une action collective. Je me situe avec fierté dans une filiation politique, qui est celle de la justice sociale, de la laïcité, du progrès. Mais je revendique pour moi-même – comme candidat à la présidence – et pour ma génération le droit d'inventer l'avenir avec ma propre vision des choses. Le passé peut éclairer l'avenir, il ne le contient pas.

Le Monde : Mais vous-même avez joué un rôle dans ces deux septennats. Vous n'êtes pas tombé de la dernière pluie !

Lionel Jospin : La pluie tombe chaque année. Elle fait autant lever de nouvelles récoltes.

Le Monde : Robert Hue vous a maintes fois reproché de n'avoir pas tiré toutes les leçons de ce long exercice du pouvoir.

Lionel Jospin : Si on veut poser historiquement la question du bilan, on le peut. Robert Hue est lui aussi comptable de tout ce qui s'est passé, depuis un certain nombre d'années, dans le mouvement communiste international. Il a un sérieux bilan à faire qui relativise le nôtre. Si l'on fait aujourd'hui le bilan historique du socialisme démocratique d'un côté et du communisme de l'autre, qui a le plus de questions à se poser, moi-même ou Robert Hue ?

Le Monde : Votre campagne a donné le sentiment de connaître un « glissement progressif » vers la gauche.  Aurait-elle été différente si, d'entrée, Jacques Chirac s'était imposé, dans les sondages, comme le favori ?

Lionel Jospin : Il n'y a pas eu de glissement. J'ai simplement décliné publiquement mes propositions et on a commencé à en constater le caractère audacieux. Mon plan vigoureux de lutte contre le chômage, mes mesures contre les inégalités et l'exclusion, la préparation de l'avenir avec la priorité rendue à l'éducation et à la recherche, la défense de notre système de protection sociale, la prise en compte de l'environnement, tout cela me distingue de Jacques Chirac.

Le Monde : N'est-ce pas Jacques Chirac qui parvient le mieux aujourd'hui à capter le rêve ?

Lionel Jospin : Jacques Chirac a toujours été et reste un homme de droite. Qu'il y ait un verbalisme répondant à une certaine impatience, oui ! Son vocabulaire peut faire illusion mais ses propositions restent de droite. Comment Jacques Chirac pourrait concrétiser demain son « discours » avec la majorité actuelle à l'Assemblée nationale, puisqu'il promet de ne pas dissoudre ? Le retour de « l'état RPR » m'inquiète.

Le Monde : N'y a-t-il pas un singulier parallèle entre le slogan de « la France pour tous » du candidat Chirac et celui de « la France unie » du candidat Mitterrand en 1988 ?

Le Monde : La politique salariale vous distingue-t-elle vraiment de M. Chirac ? Si vous préconisez une hausse du Smic, il ne cesse, lui, de répéter que la feuille de paie n'est pas l'ennemie de l'emploi.

Lionel Jospin : Si, là encore, la différence est de taille. Car non seulement il ne préconise pas comme moi de donner un coup de pouce au Smic, mais de plus, il plaide pour une baisse du salaire indirect. Or, il se garde bien de préciser quelle serait la contrepartie de cette baisse des charges sociales ? Voudrait-il relever en contrepartie la TVA ou la CSG, ce aurait pour effet d'annuler la hausse du salaire direct ? Ou ne le ferait-il pas, ce qui mettrait en danger le financement de la protection sociale ? Comme d'habitude, avec lui, on nage dans l'ambiguïté.

Le Monde : … Mais, vous, sur les salaires, êtes-vous beaucoup plus précis ? Contrairement aux communistes, vous ne chiffrez pas les hausses possibles ?

Lionel Jospin : Parce que je ne pense pas qu'il faille le faire. Je ne suis pas favorable à des mesures uniformes de ce type parce que je suis pour laisser une place à la négociation contractuelle et au dialogue social.

Le Monde : La prise de position du gouverneur de la Banque de France dans ce débat vous semble-t-elle opportune ?

Lionel Jospin : Je ne vois pas l'intérêt d'engager une polémique publique avec le gouverneur de la Banque de France.

Le Monde : Même si vous faites entendre votre voix sur la politique salariale, n'est-ce pas un peu tardif ? Les socialistes n'ont-ils pas fortement contribué à la crise que connaît le modèle social français ?

Lionel Jospin : Je vous fais remarquer que lorsque j'étais ministre de l'éducation nationale, j'ai mené une véritable politique contractuelle. J'ai conduit, en particulier, une vraie négociation salariale, portant sur l'évolution des professions. Avec moi, il y a donc eu du grain à moudre, parce que c'était l'une des priorités présidentielles, mais aussi parce que j'ai voulu, comme ministre, et mené à bien. Pour l'avenir, je défends donc l'idée que le modèle social français doit reposer sur deux ressorts principaux : une impulsion forte de l'État et la politique contractuelle. Voilà la méthode que je préconise dans le domaine économique et social. Tout ne peut pas dépendre du seul jeu des partenaires sociaux, même s'il est essentiel, ni des seules initiatives de l'État, dont le rôle est irremplaçable. Un bon modèle de société est celui qui parvient à combiner les deux.

Le Monde : Avez-vous le sentiment qu'au cours de ces dernières années, le Parti socialiste se soit transformé et qu'il ait du mal à représenter certaines couches sociales, celle par exemple qui sont victimes du chômage ou de l'exclusion ?

Lionel Jospin : Je ne crois pas que la sociologie du Parti socialiste ait beaucoup changé au cours de ces quinze dernières années. Comparez avec soin les politiques du logement ou de lutte contre l'exclusion conduites respectivement par les municipalités de gauche et celles de droite et vous verrez que votre interrogation n'a pas de fondement.

Le Monde : Une victoire de Jacques Chirac constituerait-elle, à votre avis, un danger pour la construction européenne ?

Lionel Jospin : Un danger, je ne sais pas. Disons un aléa susceptible de se transformer en danger. Car avec Jacques Chirac tout peut changer à tout moment pour des raisons d'opportunisme. Or la politique européenne a besoin d'une conviction et d'un dessein ferme. Un jour le leader du RPR évoque la nécessité d'un nouveau référendum avant le passage à la monnaie unique, le lendemain il n'en parle plus, puis il y revient quelques jours après. Ces contradictions sont dans ses habitudes et l'on ne sait jamais quelles sont exactement ses positions.

C'est un vrai problème pour quelqu'un qui veut être à la tête du pays. Ce serait grave en tout cas, pour notre politique européenne. L'Europe est dans une phase difficile. La France va devoir jouer un rôle moteur pour clarifier la situation sur le plan politique, institutionnel mais aussi sur le plan économique et social. Dans cette perspective, le rôle du président français et très important ; si la politique de la France est hésitante, changeante, contradictoire, et que finalement le rôle de la France s'affaiblit, l'Europe que nous construirons sera faible et limitée à une zone de libre-échange. C'est là où paradoxalement se rejoignent M. Seguin et M. Madelin.

Le Monde : Mais vous-même, vous n'avez jamais été un partisan enthousiaste du traité de Maastricht…

Lionel Jospin : Vous observerez que ce que je dis aujourd'hui sur la construction européenne est dans la continuité de ce que je disais hier sur le traité. Avec Maastricht, j'ai toujours pensé qu'on s'y était mal pris, pour des raisons non pas de fond mais de méthode. A l'époque, on nageait, en France, dans une sorte d'œcuménisme européen et tout le monde voulait croire que le référendum serait ratifié par une écrasante majorité. Nous nous sommes donc engagés dans cette procédure du référendum plutôt que de retenir la voie parlementaire. Et, c'est vrai que moi, je n'ai pas été enthousiaste à l'idée de monter sur les tréteaux, avec M. Giscard d'Estaing et quelques autres. Quant au fond, il y avait certaines dispositions du traité qui ne me satisfaisaient pas et à l'époque je ne m'en suis pas caché. J'ai donc appelé à voter oui, mais à ma façon.

Le Monde : Quelle est la continuité avec votre position actuelle ?

Lionel Jospin : Le traité a été ratifié et il doit donc s'appliquer. Mais je constate aussi que nous n'irons pas à la monnaie unique au rythme où nous pouvions auparavant le prévoir. Compte tenu de la croissance, qui vient juste de repartir, et du chômage, qui atteint des niveaux records, il ne me semblerait pas opportun que la France réduise ses déficits publics à marche forcée pour satisfaire aux critères de Maastricht dès 1997. Je suis partisan de la monnaie unique, comme le sont les éleveurs du Limousin, victimes de la dévaluation de la lire italienne, ou comme le sont les pêcheurs de Concarneau, victime de celle de la peseta espagnole. J'estime que la France doit se fixer pour objectif d'être prête au passage à la monnaie unique pour 1999.

Mais j'ai d'autres ambitions pour l'Europe. Construire un grand espace commercial qui sache se défendre, harmoniser vers le haut les législations sociales, avancer sur la construction de l'Europe politique, défendre notre identité culturelle, développer une Europe de l'environnement, renforcer notre coopération scientifique et industrielle, faire aussi de l'Europe l'un des leviers pour combattre le chômage en reprenant l'idée de Jacques Delors des grands travaux européens, voilà d'immenses chantiers. J'ai une vision dynamique de l'Europe.

Le Monde : N'avez-vous pas eu la mauvaise surprise d'apparaître à la traîne de certains candidats, notamment de M. Balladur, pour la représentation des femmes ?

Lionel Jospin : C'est une plaisanterie ? Dans mes propositions, j'ai défendu le principe de l'égalité professionnelle. A ma connaissance, M. Balladur n'en dit pas un mot. En outre, je me suis longuement exprimé sur les problèmes de la dignité et de la liberté des femmes, et notamment sur le problème de l'IVG, et là encore, c'est un point qui me distingue de M. Balladur qui tient sur ces questions un discours bien-pensant et timoré. Enfin, le Premier ministre préconise l'instauration de quotas, mais sans changer le mode de scrutin, ce qui les rend impossible à mettre en œuvre. Je propose au contraire d'introduire de la proportionnelle dans le scrutin majoritaire actuel afin de permettre à des femmes plus nombreuses d'entrer au Parlement. Leur sens du concret sera très utile au pays.

Le Monde : Que faites-vous des lois Pasqua ? Certains vous ont trouvé timide sur la question…

Lionel Jospin : Non, j'ai dit clairement que je souhaitais que le Parlement réexamine l'ensemble des mesures Pasqua et Méhaignerie. Pour le code de la nationalité, je souhaite que l'on revienne à la loi du sol. Pour les autres dispositions, j'estime que tout ce qui favorise les discriminations ou porte atteinte aux droits de la personne doit être abrogé. Je pense en particulier aux procédures qui ont été retenues pour les contrôles d'identité. Je pense encore à certaines conséquences des mesures concernant le regroupement familial, puisque, actuellement, des parents étrangers d'enfants français peuvent à la fois ne pas être expulsés mais ne pas obtenir de carte de séjour. Ce qui veut dire qu'on accepte qu'ils soient en situation irrégulière.

Le Monde : La menace d'un bon score de Jean-Marie Le Pen vous préoccupe-t-elle ?

Lionel Jospin : Oui. C'est un domaine où, les uns et les autres, nous avons fait preuve d'un peu de myopie. Sauf lors de l'assassinat du jeune Français d'origine comorienne à Marseille et des arguties révoltantes avancées à l'époque par les dirigeants du Front National, le débat a peu porté sur ce qui fait traditionnellement le fonds de commerce de ce parti, qu'il s'agisse de l'immigration ou de l'insécurité. Et c'est sûrement un tort, car M. Le Pen a contribué à prospérer électoralement.

Le Monde : Dans l'hypothèse de votre présence au second tour, et pour rassembler, êtes-vous disposé à prendre un compte des propositions avancées par d'autres candidats ?

Lionel Jospin : Rassembler, c'est aussi savoir faire écho à un certain nombre de préoccupations des autres. Je me sens capable de le faire librement.

Le Monde : Quelles qualités essentielles doit requérir, à vos yeux, le nouveau président que les Français vont élire ?

Lionel Jospin : Avoir de la détermination, la capacité à rester ferme sur les points essentiels mais aussi à conduire la France avec sagesse, sentir les tensions et les injustices, vouloir réconcilier les deux France, celle qui peut jouer la carte de la modernité et celle qui souffre, pour que ces deux France ne se tournent pas le dos. Un président qui veille aussi à ce qu'un certain nombre de valeurs républicaines soient effectivement partagées, qu'elles servent de règles de conduite à tous et particulièrement à ceux qui détiennent le pouvoir.

Le Monde : Avant d'être candidat, vous aviez souhaité que cette élection favorise l'émergence d'une grande force sociale-démocrate de gauche. Votre campagne y a-t-elle contribué ?

Lionel Jospin : Ma principale préoccupation est l'élection présidentielle. J'entends donc bien votre question, elle est importante, mais ce n'est pas celle que je me pose. Aujourd'hui, je ne pense pas à un parti mais au pays !

Le Monde : Gagner serait un miracle ?

Lionel Jospin : Non. Ce sera une grâce de la raison !