Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "La Tribune" le 4 décembre 1998, sur son projet de loi sur la réforme des statuts des Caisses d'Épargne et sur le renforcement de la sécurité financière.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Tribune

Texte intégral

La Tribune. - Quelle est la clé de voûte de votre projet de loi sur le secteur financier ?

Dominique Strauss-Kahn. - Ce projet de loi est un élément important d'une stratégie cohérente qui vise à mettre le secteur financier au service de la croissance et de l’emploi. Cette stratégie repose sur trois grands axes : rendre une perspective au secteur financier public, en rompant définitivement avec les pratiques du passé et en lui permettant de participer avec ambition aux évolutions futures ; mettre en place des réformes structurelles pour améliorer les conditions de fonctionnement de notre secteur financier, comme l'illustre la réforme des taux réglementés ; orienter l’épargne vers le risque aux dépens de la rente comme en témoignent les contrats en actions ou les mesures en faveur de la création d’entreprises.

C'est dans cette stratégie générale que s'inscrit le projet de loi : ses deux volets, réforme des caisses d'épargne et renforcement de la sécurité financière, constituent deux réformes structurelles indispensables au fonctionnement de notre secteur financier.
L’un de ses enjeux majeurs est de définir des mesures fortes pour prévenir les crises et mieux protéger les épargnants. Ce que je propose sur ce point, c'est un dispositif cohérent et homogène. Prévenir l'apparition des sinistres, en améliorant l'organisation et les modalités de surveillance des entreprises financières, et en donnant de nouveaux pouvoirs aux autorités de contrôle ; la Commission bancaire pourra désormais interdire ou limiter la rémunération par les établissements de crédit de leurs actionnaires ou sociétaires quand la situation l’exigera, par exemple en cas d'insuffisance de provisions. Ensuite, il s'agit de protéger les épargnants par la mise en place de dispositifs innovants de garantie de leurs dépôts ou de leurs fonds, en cas de faillite de leur banque ou de leur compagnie d’assurances. Enfin, le projet vise à faciliter la résorption des sinistres, au bénéfice des épargnants, lorsque malgré tout cela ils se réalisent, en renforçant les mesures disciplinaires, de redressement et de liquidation judiciaire des entreprises financières.

La Tribune. - Le secteur mutualiste est encore conforté avec le choix d'une forme coopérative pour les caisses d’épargne. Pourquoi cette option ?

Dominique Strauss-Kahn. - Il ne s'agit pas de privilégier un système par rapport à un autre. Je crois que ce qui rassemble les banques AFB des autres statuts est maintenant plus fort que ce qui les sépare. Elles ont les mêmes concurrents, elles font face aux mêmes défis, qu'il s'agisse de la mise en place de l’euro, des mutations technologiques ou du mouvement de concentration. Et elles ont surtout la même mission, qui consiste a donner à l'économie les moyens de la croissance, de l'investissement et de l’emploi. C'est dans cet esprit que doivent être replacées les cessions du CIC au Crédit Mutuel et du GAN à Groupama, auxquelles vous faites allusion. De nouveaux groupes forts et compétitifs se constituent sans considération pour les vieilles frontières.

La Tribune. - Certains préconisaient pourtant de profiter du changement de statut de l'Ecureuil pour favoriser la création d'une très grande financière publique. Qu'en pensez-vous ?

Dominique Strauss-Kahn. - Je vois beaucoup d'avantages à ce que nous ayons, dans le secteur public, des entreprises dynamiques et performantes. La privatisation n'est pas, pour moi, une fin en soi : elle est un moyen au service d'une stratégie dans un certain nombre de cas. C'est en fonction de ces critères que j'ai voulu que la CNP reste publique et que l'évolution de son capital se fasse autour de partenaires, essentiellement publics, comme la Caisse des dépôts ou La Poste. Cet ensemble, dont tout le monde reconnaît la qualité et le professionnalisme, est-il une « très grande financière » ? Je ne sais pas très bien ce que veut dire ce terme. Ce qui compte, c'est que tout le secteur financier, public et privé, joue son rôle dans le financement de la croissance. Je suis heureux que les entreprises publiques soient à la pointe de ce combat. Mais il n'est pas souhaitable de constituer un seul distributeur de crédit qui s'appellerait Crédit de France.

La Tribune. - Quel type de relations demeurera-t-il entre les caisses d'épargne et l’État ? Pourrez-vous encore longtemps éviter une banalisation du livret A ?

Dominique Strauss-Kahn. - Le statut coopératif permettra aux caisses d'épargne de devenir l'un des principaux acteurs d’un secteur bancaire. Elles conserveront des liens importants avec l’État. Toute évolution dans ce domaine devra être respectueuse de l'identité des caisses d'épargne et des missions d'intérêt général qu'elles exercent et que la loi consacre : ceci montre la force de l'engagement du gouvernement contre toute forme de « privatisation » des caisses d’épargne. Au premier rang de celles-ci se trouve le financement du logement social à travers le Livret A. Dès le début, le gouvernement s'est engagé à ne pas banaliser le Livret A. Le seul lien qui subsistera entre les caisses d’épargne et l'État trouve donc sa source dans ces missions d'intérêt général et prendre la forme d'un agrément par le gouvernement du président du directoire de la Caisse nationale des caisses d’épargne.

La Tribune. - N'y a-t-il pas de contradiction entre la mise en place de ce fonds de garantie commun à toutes les banques et le rôle de contrôle que vous voulez accorder aux organes centraux des banques coopératives ?

Dominique Strauss-Kahn. - C'est tout le contraire. La mise en place d'un fonds unique de garantie des dépôts, qui est la première illustration de la « maison commune » s’accompagne d'un renforcement du pouvoir des organes centraux sur leurs réseaux et filiales. Ce renforcement a été défini en concertation étroite avec les banques mutualistes : les cotisations au fonds de garantie seront ainsi versées par l’organe central et non par les établissements qui lui sont affiliés ; le calcul des cotisations sera fonction du risque de chaque réseau, tenant compte à la fois des dépôts à couvrir et des fonds propres existants ; enfin, les pouvoirs des organes centraux sur leurs filiales sociétés anonymes seront renforcés, à l’image de leurs pouvoirs sur les établissements affiliés.

La Tribune. - Vous considérez le lancement de ce fonds de garantie unique comme une première étape vers la création d'une « maison commune » bancaire. Ne faudra-t-il pas recourir à la loi pour imposer l’existence d’un tel organisme ?

Dominique Strauss-Kahn. - Je crois à la dynamique de la discussion et à la force de la volonté. Légiférer contre la volonté des acteurs, créer des institutions qu'ensuite ils ne feraient pas vivre, ne servirait à rien. Une évolution de la législation applicable à la représentation de la profession bancaire doit se fonder sur une dynamique collective. On en réunit progressivement les conditions.

La Tribune. - Le projet de loi institue un fond de garantie pour les sociétés d’assurances. À quand un système similaire pour les mutuelles 1945 et pour les institutions de prévoyance ?

Dominique Strauss-Kahn. - Dans le secteur bancaire, l'existence d'un droit - la loi bancaire de 1984 - et d'une autorité de contrôle - la Commission bancaire - applicables à tous les établissements quel que soient leurs statuts justifie la mise en place d'un fonds unique. La situation est plus contrastée dans le secteur des assurances où coexistent trois bases juridiques : le Code des assurances, le Code de la mutualité et le Code de la sécurité sociale et deux autorités de contrôle, l'une pour les sociétés d’assurances, l'autre pour les mutuelles et institutions de prévoyance. La mise en place d'un fonds de garantie pour les mutuelles loi 1945 n'est donc pas adaptée à ce stade, compte tenu de l'hétérogénéité des règles prudentielles du secteur de l’assurance. Le Premier ministre a confié à Michel Rocard une mission afin de résoudre le problème posé par la transposition des directives assurances aux mutuelles du Code de la mutualité. Je souhaite qu'elle se fasse rapidement, pour protéger les sociétaires tout en respectant la spécificité mutualiste.

La Tribune. - Le texte du projet de loi prévoit un système de contrôle « interne adéquat » et le « cas échéant un contrôle sur une base consolidée plus efficace ». S'il est adopté, cet article sera-t-il précurseur en Europe, sachant que la Commission a engagé une réflexion sur la notion de conglomérat financier ?

Dominique Strauss-Kahn. - La création d'un collège des autorités financières va être un lieu d'échanges entre les autorités de contrôle avec la COB, la Commission bancaire, la Commission des marchés financiers, la Commission de contrôle des assurances, c'est-à-dire au-delà de la sphère bancaire. Il y a un vrai problème de suivi et de contrôle des conglomérats financiers. Si on veut qu’au niveau européen, on puisse avancer dans cette direction-là, il faut que l'efficacité du contrôle interne soit renforcée et cela pour toutes les activités. Nous essayons de le faire au niveau qui est le nôtre et nous espérons que cela servira d'incitation en Europe. Les mémorandums que j'ai proposé, ces deux derniers mois, à mes collègues européens pour lutter contre l’instabilité financière et définir un marché européen des services financiers vont dans le même sens : au développement des marchés financiers doit répondre un renforcement de leur régulation.

La Tribune. - Ne peut-on pas vous reprocher d'éviter de régler le problème des distorsions de concurrence au sein du secteur financier ?

Dominique Strauss-Kahn. - N’ayez crainte, on le fera ! Je constate simplement que cela fait très longtemps que le dossier d'harmonisation des conditions d’exercice au sein du système financier est sur la table. La France et son secteur financier sont riches de leur diversité. Ne faisant pas par des débats stériles une faiblesse de cette force : le jour où tout le monde en sera convaincu, où les vieilles lunes auront quitté le débat, on sera en mesure de travailler plus efficacement.

La Tribune. - À quoi tient cette impossibilité de réformer le système financier ?

Dominique Strauss-Kahn. - Ce n'est pas impossible puisque nous le faisons avec détermination et ambition depuis dix-huit mois. Lorsque je suis arrivée dans ce ministère, j'ai trouvé une demi-douzaine de dossiers ouverts qu'il fallait régler en urgence. Je pense au GAN-CIC, à la SMC, à la CNP, évidemment au Crédit Lyonnais et au CDR. Notre secteur financier était assez malade et il fallait commencer par soigner ses plaies avant de reprendre sa musculation générale. Quant à savoir pourquoi cette situation n'a pas été réglée plus rapidement, je suis tenté de penser qu'il y a eu des réticences corporatistes inévitables. De plus, l'État n'avait pas suffisamment marqué sa volonté d'avancer dans cette direction.

La Tribune. - Justement, l’État n’a-t-il pas aujourd’hui un rôle déterminant à jouer dans la consolidation du secteur avec la privatisation du Crédit Lyonnais ?

Dominique Strauss-Kahn. - Le gouvernement réforme et muscle le secteur financier à un rythme que certains trouvent d'autant plus insuffisant qu'eux-mêmes n'ont pas contribué à l’accélérer dans le passé. D'une manière plus générale, la consolidation du secteur financier français ne dépend pas que de l’État. La cession du Crédit Lyonnais peut, de fait, contribuer à son renforcement : c'est la raison pour laquelle nous souhaitons constituer autour du Crédit Lyonnais un groupes d'actionnaires partenaires. La restructuration peut passer par des coopérations construites dans l’intérêt de toutes les parties. A cela une condition, le respect des engagements pris à Bruxelles. L'opération sera menée de manière ouverte, transparente et non discriminatoire. Pour le reste, notre industrie financière française a visiblement un point de faiblesse qui est la taille de ses opérateurs. Si les dirigeants des entreprises sont conscients de ce problème, ils doivent en tirer les conséquences dans l'intérêt de notre pays, des entreprises financières et de leurs salariés.