Texte intégral
RMC : lundi 6 février 1995
P. Lapousterle : Quelle est votre réaction aux sondages qui concernent l'indécision des Français en ce moment, à moins de cent jours de l'élection présidentielle ? Un sondage IFOP donne 69 % des Français indécis, 78 % des jeunes indécis. Est-ce que vous trouvez que c'est normal, grave ou bon ?
J. Chirac : Je trouve cela tout à fait normal et je dirais réconfortant quant au jugement qu'on peut porter sur la sagesse de nos compatriotes dans la mesure où le débat étant à peine commencé, comment peut-on imaginer que les Français aient déjà choisi ?
P. Lapousterle : L. Jospin a donc été choisi comme le candidat de la gauche pour l'élection présidentielle. Est-ce qu'à votre avis cela peut changer la campagne électorale d'abord et la donne politique ensuite ?
J. Chirac : L. Jospin va naturellement présenter son projet. Il le fera avec un handicap certain car le projet socialiste a été jugé par les Français déjà sévèrement, en 1993, et je ne vois rien qui soit de nature à les avoir fait changer d'avis si rapidement. Donc ce sera un défi difficile à relever.
P. Lapousterle : J.-P. Raffarin, qui est porte-parole de l'UDF, a annoncé hier qu'il y aurait un candidat UDF qui ne serait pas l'actuel candidat potentiel, C. Millon, mais bien R. Barre ou V. Giscard d'Estaing comme candidat de l'UDF à l'élection présidentielle. Est-ce qu'à votre avis ce serait bon ? Est-ce que ça ne ferait pas trop de candidats ?
J. Chirac : Je ne suis favorisé d'aucune confidence sur une éventuelle candidature de l'UDF qui, si elle devait intervenir, serait dans la nature des choses et d'un grand mouvement politique. Mais je n'ai pas de jugement à porter sur cette initiative.
P. Lapousterle : On va revenir à votre campagne. Une campagne de terrain avec un certain succès puisque vous avez réuni vendredi soir à Marseille 6 000 personnes en meeting. Est-ce qu'à cette occasion vous avez changé d'avis sur un certain nombre d'idées que vous aviez avant votre campagne ?
J. Chirac : Non, je n'ai pas changé d'avis mais j'ai conforté considérablement mes analyses. Je me rends compte de deux choses. La première c'est qu'il y a une rupture croissante dans notre société, c'est-à-dire qu'il y a de plus en plus deux France, celle de ceux qui vivent convenablement et celle de ceux qui petit à petit sont exclus. Et que ça ce n'est pas supportable. La deuxième chose, c'est que je me suis rendu compte des gaspillages considérables d'argent qu'impliquait cette situation et que l'on devrait beaucoup plus utilement affecter à la création d'emplois qu'à ce que l'on fait.
P. Lapousterle : Des gens disent : est-ce qu'on peut croire J. Chirac lorsqu'il fait, comme vous venez encore de le faire, des problèmes sociaux et de la fracture sociale, la priorité absolue de sa campagne électorale, alors qu'il a gouverné des gouvernements de droite pendant des années, qu'il n'a jamais caché ses opinions politique ?
J. Chirac : Je n'ai pas caché et je ne cache pas mes opinions politiques. Je dis simplement que quand je parle des valeurs de la République dans des termes à peu près identiques à ceux que j'employais lorsque j'ai fondé le RPR, en 1976 – aujourd'hui on a l'air de dire : « C'est un langage de gauche », mais c'est un langage de républicain. Ce qui est tout à fait républicain. De même que je ne peux pas accepter que l'extrême-droite veuille capter Jeanne d'Arc ou les valeurs de la République, je ne peux pas accepter que la gauche veuille capter les valeurs de la solidarité qui sont des valeurs républicaines, des valeurs de cohésion sociale, d'intégration, de laïcité, tout cela c'est le bien commun des Français et plus exactement des républicains Français, qu'ils soient de droite ou de gauche. Ces valeurs que j'évoque n'ont rien de droite ou rien de gauche, en tous les cas je ne les reconnais pas ainsi.
P. Lapousterle : À défaut d'être toujours des amis, vous avez été des collaborateurs très proches, avec E. Balladur, pendant des années il a été votre plus proche collaborateur, est-ce qu'il peut y avoir une différence politique entre les candidats E. Balladur et J. Chirac ? Est-ce que c'est possible après 25 ans de politique en commun ?
D'abord, je ne crois pas que ce soit possible, c'est une évidence. La vision d'E. Balladur aujourd'hui, telle qu'il l'a probablement sourcée dans l'exercice du pouvoir, et la mienne, se sont avérées être différentes. Elles l'ont toujours été sur le plan du fonctionnement des institutions car, je le répète, je suis profondément républicain, elles le sont également sur le plan de la politique qui doit être suivie. Moi, je ne veux pas soigner les effets, je veux soigner les causes et donc je n'attends pas tout d'une reprise de la croissance ou du dialogue entre les syndicats et le patronat. Je suis pour un État qui prenne ses responsabilités. Aujourd'hui, ce qui fait la force de la France, c'est-à-dire sa cohésion sociale et son unité nationale, sont menacées. P. Séguin a parlé de pacte républicain, c'est-à-dire précisément le respect de ces valeurs que j'évoquais tout à l'heure, c'est la restauration de ces valeurs qui fondent le pacte républicain et dans lequel nous trouvons notre force.
P. Lapousterle : Est-ce que vous diriez qu'en février 95 ce pacte est menacé, que les fondements de la République sont ébranlés ?
J. Chirac : Les fondements de la République ébranlés, n'exagérons rien, mais que le pacte républicain soit menacé, c'est une évidence. Quand vous avez cinq millions d'hommes et de femmes qui n'ont pas un travail stable et normal, qui sont exclus de la société, lorsque vous avez 3 ou 400 000 personnes qui sont sans domicile fixe, ce sont des phénomènes que nous ne connaissions pas avant. Eh bien oui, le pacte républicain est rompu. Et donc l'affaiblissement de la République est engagé. Il faut donc réagir et on ne réagira pas par de petites réformettes. On réagira en faisant, en entraînant le peuple français dans un changement qui soit juste, équitable, concerté, raisonnable.
P. Lapousterle : Vous contestez par exemple lorsque le Premier ministre dit que la France va mieux, qu'elle est sur la bonne voie, vous considérez que c'est une affirmation qui mérite d'être nuancée ?
J. Chirac : « Nuancée… »
P. Lapousterle : Est-ce que vous avez l'intime conviction et la certitude politique qu'avec de la volonté, on peut régler rapidement le problème du chômage en France, beaucoup plus rapidement qu'E. Balladur le dit, à raison de 200 000 chômeurs de moins par an ?
J. Chirac : J'en suis tout à fait convaincu. Vous me demandiez qu'elle est la différence entre E. Balladur et moi. Récemment, dans un article, et je le comprends parfaitement, E. Balladur propose une solution qui consiste à réduire de 330 francs le SMIC au titre d'un transfert de charges sociales. Cela a un coût fort et c'est à l'évidence si faible comme impact que cela n'aura aucun résultat. Moi, je me fende sur un raisonnement différent. Je dis : un chômeur coûte à la nation, aujourd'hui, 120 000 francs par an, le chiffre officiel. Et donc ce qui coûte moins de 120 000 francs et qui permet de créer un emploi doit être fait. Et je propose le contrat initiative-emploi. C'est-à-dire pour ceux qui sont les chômeurs de longue durée – je vous rappelle qu'ils ont encore augmenté de plus de 15 % en 94 et que c'est un vrai drame car c'est la vraie voie vers l'exclusion – on donnerait à toute création d'un emploi nouveau à la fois une prime de 2 000 francs par mois et une exonération totale des charges sociales, c'est-à-dire une vraie incitation. Coût pour la collectivité : 45 à 50 000 francs par an. Pour employer quelqu'un qui, par ailleurs, coûte à la collectivité plus de 100 000 francs par an. On a l'impression qu'aujourd'hui on fait en sorte de rendre le chômage supportable ou l'exclusion supportable, moi le chômage et l'exclusion, je les considère comme insupportables et la vocation d'un gouvernement, c'est de traiter le mal à sa racine et non pas de faire en sorte que les effets soient supportables.
P. Lapousterle : Le second point sur lequel je voudrais vous interroger, c'est la sécurité et l'immigration. Ce sont des points que vous avez évoqués lors de votre meeting à Marseille. Vous pensez vraiment qu'il faut aller plus loin que les lois Pasqua ?
J. Chirac : Vous savez, j'ai voté de bon cœur les lois que vous venez de mentionner. Et ce n'est plus tellement une question de lois aujourd'hui me semble-il qu'une question de volonté politique. Car la loi n'est pas appliquée. Notamment dans un nombre croissant de quartiers défavorisés, de zones où la police a l'ordre de ne pas entrer, sous prétexte qu'il ne faut pas faire de provocation. C'est absolument inacceptable. Ça aussi c'est une rupture du pacte républicain. Comment peut-on admettre que des territoires de la République soient absolument, aujourd'hui, hors du droit, hors-la-loi ?
P. Lapousterle : Les gens qui sont avec vous demandent, en votre nom, un débat avec E. Balladur. Vous désirez avant le premier tour un débat avec E. Balladur ?
J. Chirac : Cela permettrait d'éclairer les Français.
P. Lapousterle : Vous terminez quelques meetings en disant sur le ton de la plaisanterie que vous êtes le meilleur candidat ?
J. Chirac : Ce n'est pas les meetings que je termine comme ça, c'est une réponse à des questions de jeunes. Ça, c'est une plaisanterie. Encore que je ne me trouve pas si mauvais.
Le Journal du Dimanche : 19 février 1995
Le Journal du Dimanche : Votre discours de vendredi soir était dirigé contre le « conformisme », contre l'« immobilisme », contre le « pessimisme », contre, tout le monde l'a compris, Édouard Balladur. Pourquoi ne pas le désigner franchement comme votre adversaire ?
J. Chirac : Mon discours n'était dirigé contre personne. Je voulais dire que le changement d'un certain nombre de choses dans notre société est nécessaire et possible.
Le Journal du Dimanche : Entre Balladur et vous, si ce n'est pas la guerre ça y ressemble, non ?
J. Chirac : Dans cette campagne, je ne me sens pas, à proprement parler, d'adversaires. J'ai beaucoup réfléchi à partir d'une bonne expérience du pouvoir, à partir aussi de très nombreux contacts avec les Français pour connaître et comprendre leurs problèmes. Je présente un projet aux Français. Je propose des solutions pour sortir des difficultés.
Le Journal du Dimanche : Balladur aurait, selon vos proches, un programme., et vous un projet ; est-ce que ce n'est pas un procès d'intention fait à votre rival ?
J. Chirac : Je ne veux entrer dans aucune polémique. J'ai indiqué vendredi qu'elle était ma conception du rôle du Président de la République, quel était, de mon point de vue, le rôle du gouvernement et du Parlement. C'est au niveau de la responsabilité du Président de la République que j'ai voulu me situer.
Le Journal du Dimanche : Le programme de Balladur et votre projet sont-ils définitivement irréconciliables ?
J. Chirac : Ce n'est pas le mot qui convient. Ce sont deux visions différentes. Si je voulais simplifier, je dirais que l'une incarne la continuité, l'autre incarne le changement. L'une soigne les effets de la crise, l'autre veut s'attaquer aux causes.
Le Journal du Dimanche : Il serait conservateur, vous seriez progressiste ?
J. Chirac : Ces mots ne semblent pas appropriés. Votre expression tend à réhabiliter un débat qui ne me paraît pas d'actualité, c'est-à-dire le débat droite-gauche. Ce que je veux réhabiliter, moi, ce sont les valeurs de la République, l'égalité des droits et des chances, la solidarité, la juste récompense du mérite, l'intégration, la laïcité, la tolérance, ces valeurs qui ont permis à la France d'assurer sa cohésion sociale, donc son unité nationale. Ces valeurs ne sont ni de droite ni de gauche, elles sont les valeurs de la France et des Français.
Le Journal du Dimanche : Vendredi, en prononçant notre discours, vous aviez beaucoup d'élan et d'enthousiasme, et là, quand on vous interroge sur Édouard Balladur, vous marchez sur des œufs. Pourquoi cette prudence ?
J. Chirac : Tout simplement, je vous l'ai dit, parce que je me refuse à toute polémique. Il s'agit d'un débat d'idées et non d'une querelle de personnes.
Le Journal du Dimanche : Vos partisans qualifient le programme d'Édouard Balladur de « catalogue de La Redoute », ce n'est pas de la polémique ?
J. Chirac : Si tel est le cas, je le regrette.
Le Journal du Dimanche : Vous combattez le « pessimisme que rien ne justifie », pourtant vous donnez le sentiment de dramatiser la « facture sociale », n'est-ce pas contradictoire ?
J. Chirac : Je ne dramatise pas. Je veux qu'on se rende compte qu'il y a aujourd'hui en France une situation que notre pays n'a jamais connue. Petit à petit se développe une France coupée en deux, avec un nombre croissant de Français qui vivent dans la difficulté et l'incertitude du lendemain. En réalité, les inégalités se développent. Cette situation remet en cause notre pacte républicain. Elle doit être d'urgence corrigée.
Le Journal du Dimanche : Les objectifs que vous avez définis sont ambitieux, en même temps vous voulez réduire les dépenses de l'État. Comment faire plus avec moins d'argent ?
J. Chirac : En faisant mieux !
Le Journal du Dimanche : C'est-à-dire ?
J. Chirac : Il faut remettre en ordre nos finances publiques, budget et comptes sociaux et réduire la dette de l'État, qui a progressé de 50 % en deux ans. Quand on cherche l'origine de ces déficits, c'est d'abord le chômage qui les explique. Un chômeur coûte à la nation 120 000 francs par an. Toute initiative qui permet à un Français de conserver ou de retrouver un emploi et qui coûte moins de 120 000 francs par an est évidemment positive. C'est une nouvelle approche qui nous permettra de trouver d'importantes marges de manœuvre.
La deuxième marge de manœuvre résultera de la baisse des prélèvements obligatoires. Quand j'étais Premier ministre, entre 1986 et 1988, j'ai prouvé quel lorsqu'on réduit les impôts, on crée des activités économiques supplémentaires qui augmentent finalement les recettes de l'État. Car trop d'impôt tue l'impôt.
Enfin, troisième marge de manœuvre. Nous sommes installés depuis très longtemps dans une pensée conformiste. À chaque fois qu'il y a un problème, on cherche à le résoudre en faisant des dépenses supplémentaires et non en essayant d'évaluer le rapport coût-efficacité de nos dépenses. Sur une longue période, cette situation génère de grands gaspillages. Il est temps de faire une véritable évaluation des dépenses publiques.
Le Journal du Dimanche : Justement, vous proposez de faire réaliser un audit sur les dépenses publiques. En tant que parlementaire, vous estimez donc que vous n'êtes pas assez informé sur les conséquences financières des textes que vous votez ?
J. Chirac : Une action de cette nature suppose d'abord une volonté politique qui ne peut venir que du sommet de l'État, et ensuite du sommet de l'État, et ensuite un très important travail d'investigation qui doit être conduit sous l'autorité politique du Parlement. Cela nécessite de bons experts. C'est pourquoi la Cour des comptes devra y être associée. On sera surpris de découvrir l'ampleur des gaspillages et des dépenses inutiles. Avant de dépenser plus, dépensons mieux.
Le Journal du Dimanche : Parmi vos propositions, vous envisagez de « mettre la finance au service de l'économie réelle et de l'emploi ». Concrètement, comment y parvenir ?
J. Chirac : Depuis une quinzaine d'années, le système, plus que la volonté des hommes, a créé une situation où on privilégie la spéculation – voyez la situation actuelle des banques ! –, les placements financiers sans risques et les rentes de situation, au détriment du travail et de l'investissement. Il ne faut pas s'étonner après cela si les forces vives se sont découragées. Savez-vous que, si nous avions autant de PME qu'en Allemagne, la France compterait un million et demi d'emplois de plus ? Un million et demi de chômeurs en moins, une formidable économie pour nos comptes et une sécurité sociale en équilibre.
Le Journal du Dimanche : Cela veut dire que les placements financiers seraient davantage taxés et les entreprises libérées de certaines contraintes ?
J. Chirac : Les entreprises et les citoyens. En clair, il s'agit de taxer moins l'argent qui travaille que l'argent qui dort.
Le Journal du Dimanche : De taxer plus l'argent qui dort ?
J. Chirac : Au gouvernement de voir les ajustements nécessaires, mais l'objectif est de taxer moins l'argent qui s'investit dans l'économie, au service de l'emploi, dans les petites et moyennes entreprises ou dans le logement, par exemple.
Le Journal du Dimanche : Vous promettez d'augmenter les salaires et d'assurer en même temps une croissance de l'emploi, est-ce possible ?
J. Chirac : C'est même une condition nécessaire de l'amélioration de la situation de l'emploi. L'augmentation des salaires ne doit pas être considérée comme de l'argent perdu. Un franc de salaire supplémentaire, c'est un franc de plus de consommation, ou un franc de plus d'épargne, donc d'investissement. Je ne propose pas une relance générale de la consommation par les salaires, nous n'en avons pas les moyens. Mais les salariés doivent bénéficier des fruits de la croissance. Je souhaite, par exemple, que l'on augmente les salaires directs, comme la majorité élue en 1993, s'était engagée à el faire, en utilisant une partie de la marge dégagée par la fiscalisation de certaines dépenses sociales.
Le Journal du Dimanche : Vous dites que « les entreprises auront un devoir national d'offrir dès le mois de juin une chance d'insertion » aux chômeurs de longue durée. Avez-vous des assurances du patronat ?
J. Chirac : Je propose, pour les chômeurs de longue durée, une mesure forte avec l'exonération totale des charges sociales et une prime mensuelle de 2 000 francs pendant deux ans. Cette mesure représenterait, pour la collectivité, une charge annuelle d'environ 55 000 francs par emploi, ce qui est très inférieur à ce que coûte un chômeur. Un patron, au lieu de payer 8 500 francs un salarié rémunéré au Smic, ne paierait que 4 000 francs dans la mesure où il créerait une activité nouvelle.
Il y a 1,3 million de chômeurs de longue durée, un chiffre qui s'accrut de 30 % au cours des deux dernières années. C'est l'une des causes majeures de la fracture sociale. D'où ma proposition, qui a reçu un accueil très favorable auprès des employeurs que j'ai rencontrés.
Le Journal du Dimanche : Et, dès le mois de juin, si vous êtes élu, quelles seront vos premières décisions et vos premières nominations ?
J. Chirac : Je l'ai dit, il s'agit de l'élection du Président de la République, ne nous trompons pas d'élection. La première que je prendrai sera de nommer un Premier ministre.
Le Journal du Dimanche : Qui ?
J. Chirac : Vous le saurez en temps utile.
Le Journal du Dimanche : Quel serait son profil ?
J. Chirac : Vous le verrez.
Le Journal du Dimanche : On ne vous a pas entendu sur l'affaire Maréchal-Schuller. Qu'en pensez-vous ?
J. Chirac : On ne m'entend jamais sur les affaires qui sont entre les mains de la justice.
Le Journal du Dimanche : Les perquisitions du juge Halphen à Meymac, dans votre Corrèze, chez votre ami Gilbert Pérol, vous inquiètent-elles ?
J. Chirac : Non.
Le Journal du Dimanche : Les « affaires » contribuent à détériorer le climat. Comment percevez-vous les rapports entre les politiques et les citoyens ?
J. Chirac : Les Français sont prompts à critiquer la classe politique, souvent fortement. Mais, quand vous approfondissez la conversation, ils ajoutent : « Ce n'est pas vrai pour mon maire, pour mon député. » Ce qui prouve que la situation est relative. Si le climat s'est détérioré, c'est parce qu'il y a une dérive monarchique que je n'ai cessé de dénoncer depuis longtemps. L'opinion sent bien que le politique n'a plus véritablement le pouvoir et les responsabilités qui justifient le respect. C'est pourquoi il faut revenir à la lecture démocratique et républicaine de nos institutions. On est passé d'un Président qui préside, d'un gouvernement qui gouverne et d'un Parlement qui légifère et contrôle l'exécutif à un Président qui décide, un gouvernement qui exécute et un Parlement qui entérine. Cette situation explique, pour une large part, le poids de la technostructure et donc la difficulté à concevoir et à mettre en œuvre les réformes nécessaires. D'où le doute sur la capacité des responsables politiques.
Le Journal du Dimanche : Le Premier ministre-candidat baisse dans les sondages cette semaine, mais, vous, vous ne montez pas. Comment l'expliquez-vous ?
J. Chirac : Les sondages, c'est la vérité d'un jour.
Le Journal du Dimanche : Comment caractérisez-vous votre projet pour le différencier par rapport aux autres ?
J. Chirac : J'ai voulu non pas développer un programme de gouvernement mais affirmer une ambition pour la France. Par ailleurs, il y a une différence de diagnostic. Nous avons aujourd'hui une fracture sociale qui s'élargit et qui menace notre pacte républicain. Je ne crois pas que nous puissions trouver, dans les solutions du passé, les réponses aux problèmes d'aujourd'hui.
Il ne s'agit pas de débattre sur un bilan, que pour ma part je ne critique pas. Il ne s'agit plus de débattre sur un clivage droite-gauche. L'essentiel porte sur la réhabilitation des valeurs de la République, sur les conditions et la nature du changement qui s'impose.
Mon projet est un refus du conformisme technocratique dans lequel on a trop tendance à se réfugier. La politique n'est pas seulement l'art du possible, c'est surtout l'art de rendre possible ce qui est nécessaire.
TF1 : Jeudi 23 février 1995
J.-C. Narcy : J. Chirac, bonsoir.
J. Chirac : « Bonsoir ».
J.-C. Narcy : Merci d'avoir répondu à l'invitation de Face à la Une. Une intervention attendue après les derniers sondages qui, semblent-ils, évoluent en votre faveur. Le dernier, celui d'IPSOS pour Le Point, vous met à égalité au premier tour avec vos deux adversaires principaux E. Balladur et L. Jospin. D'abord une question d'actualité si vous le voulez bien. L'affaire d'espionnage américain en France avec le désordre et la polémique qu'elle entraine dans la majorité : quelle est votre appréciation de la situation ?
J. Chirac : Nous avons une longue amitié avec les États-Unis et il y a toujours quelques querelles entre amis. Il n'est pas nécessaire de les mettre sur la place publique, il y a des instances, il y a des moyens de régler ce genre de problème.
J.-C. Narcy : C'est-à-dire que vous regrettez les fuites ?
J. Chirac : Oui, je trouve qu'il est inacceptable que ces choses échappent ainsi à la maîtrise des responsables et je crois que le ministre des affaires étrangères a bien fait de demander une enquête pour voir d'où venaient ces fuites. Je souhaite surtout que ceci n'ait pas de conséquences sur nos relations avec les américains.
G. Carreyrou : Depuis votre entrée en campagne, vous préconisez sérénité et absence de polémique et je dois dire que vous vous y tenez assez bien. Il n'empêche qu'une sorte de guerre fratricide a commencé entre les lieutenants d'E. Balladur et les vôtres. Aujourd'hui on a vu par exemple le haro sur P. SÉGUIN et de son côté C. Pasqua déclare ne plus vous comprendre, vous J. Chirac. Comment éviterez-vous dans les deux mois qui viennent que cela ne dégénère, que cela ne fasse par exemple le jeu du candidat de la gauche ?
J. Chirac : Une guerre, le mot me parait tout de même un peu excessif même s'il semble effectivement que parfois les uns ou les autres s'énervent un peu. Eh bien ils ont tort. Parce que ce n'est pas cela qu'attendent les Français. Les Français ont une occasion tous les sept ans d'avoir un grand débat sur les problèmes qui les concernent. Il est dommage que ce débat soit pollué par des initiatives qui relèvent plus de la nervosité que de la sérénité et de l'objectivité. Moi, je me tiens à ma position et je demande à chacun, quel que soit le camp auquel il appartient, de bien vouloir cesser de polémiquer inutilement.
C. Villeneuve : Je voudrais revenir un instant sur cette affaire de fuite, s'il y a fuite, en tout cas en ce qui concerne ces cinq espions américains que le gouvernement d'E. Balladur aimerait voir revenir dans leur pays. S'il y a fuite et si donc elle a été organisée par le ministre de l'Intérieur, quel sort faudrait-il réserver au ministre de l'Intérieur qui aurait donc organisé ces fuites pour masquer sans doute l'affaire des écoutes ?
J. Chirac : J'observe beaucoup de conditionnels dans votre propos, ce qui me conduira, vu l'incertitude que vous-même affichez, à ne pas répondre, précisément pour ne pas inutilement polémiquer. Je le répète, la seule chose qui m'importe c'est que dans la gestion de cette affaire, l'autorité de l'État ne soit pas mise en cause et surtout que la nature de nos relations et, plus généralement des relations de l'Europe avec les États-Unis, ne soit pas affectée.
F. Bachy : C. Villeneuve faisait allusion à l'affaire des écoutes. Il y en a eu deux en début de semaine, celle qui concernait l'Élysée et puis celle qui concernait le ministère de l'Intérieur et, par voie de conséquence Matignon. Ça a duré deux jours et puis tout est retombé. Alors pourquoi cette conspiration du silence ?
J. Chirac : Je n'en sais rien. Je n'ai pas eu le sentiment que, en écoutant les radios, en regardant la télévision, je n'ai pas eu le sentiment qu'il y avait conspiration du silence. J'ai même eu le sentiment qu'il y avait une information très largement donnée. Là encore je n'ai pas de réponse à apporter sur ce sujet. Nous sommes dans une campagne présidentielle. Nous sommes dans un grand débat. Si sur des sujets de cette nature, j'apporte une réponse à une question que je comprends très bien que vous me posiez, naturellement, je serais immédiatement suspect de vouloir polémiquer. Alors vous me permettrez simplement de ne pas le faire conformément à l'esprit que soulignait tout à l'heure à juste titre M. Carreyrou et qui est le mien : pas de polémique.
G. Carreyrou : Mais sur les écoutes, lorsque vous étiez Premier ministre, en 74, vous vous êtes rendus à la caserne qui était avenue de Tourville, je crois, et vous avez brûlé les documents d'archives. Est-ce que vous referiez la même chose aujourd'hui ?
J. Chirac : Ce n'est pas quand j'étais Premier ministre. C'était quand j'ai été nommé ministre de l'intérieur. G. Pompidou, c'était la première instruction qu'il me donnait, m'a dit : « vous allez dès votre prise de fonction aller vérifier ces affaires d'écoutes téléphoniques ». Ce que j'ai fait d'ailleurs avec mon directeur de cabinet. Il avait ajouté un mot que je vous répète. Il m'avait dit : « vous savez, Chirac, quand on exerce les fonctions à un niveau important de l'État, on n'écoute pas aux portes. » Et je crois qu'il avait raison.
C. Chazal : Vous approuvez E. Balladur d'avoir supprimé les écoutes administratives en urgence ?
J. Chirac : Je n'ai pas de jugement à apporter sur ces affaires. Ce que je sais, c'est qu'il y a sans aucun doute des écoutes nécessaires pour des questions qui tiennent à la sécurité de l'État, à la grande criminalité. Elles doivent être très strictement contenues dans un cadre légal, clair et transparent. Ce cadre existe, il y a une loi. Si elle est satisfaisante, c'est très bien, si elle ne l'est pas il faut l'amender pour renforcer le respect des libertés publiques. C'est tout ce que je peux vous dire.
R. Namias : Il y a aussi les écoutes de l'Élysée. Elles semblent être l'aboutissement d'un système pervers qui est celui de la dérive monarchique qu'on a connue dans ce régime. Au fond, à partir de ce moment-là, on se croit tout permis, y compris d'écouter de l'Élysée. Vous l'avez dénoncé ce système monarchique, qui à mon avis a été mis en place dès G. Pompidou, mais est-ce qu'on peut revenir en arrière sans modifier la Constitution ?
J. Chirac : Vous touchez là un problème de fond. Oui, on peut très bien, non pas revenir en arrière, mais revenir à la bonne place sans toucher la Constitution. Nous avons une bonne Constitution, elle a fait ses preuves et, en grâce, ne tombons pas dans ce travers bien français qui consiste quand quelque chose ne va pas bien à vouloir changer les textes. Gardons-nous-en. En revanche, nous avons vu, c'est vrai, une sorte de dérive monarchique depuis les années 1970. C'est-à-dire que le président de la République a cru devoir devenir un super-Premier ministre et à aspirer les pouvoirs. Ce qui s'est traduit par le fait que les responsabilités ont été en réalité de plus en plus assumées, non pas par les ministres, encore moins par le Parlement, mais par les collaborateurs, les cabinets, les proches du président de la République qui constituaient le réel gouvernement. Je crois que tout ceci explique pour une large part la difficulté que nous avons eue à élaborer et à faire des réformes. Parce que cette technostructure n'est pas formée et n'a pas la vocation à réformer.
R. Namias : Mais qu'est-ce qui garantit que vous ferez différemment ?
J. Chirac : Parce que cela fait bien longtemps que je dénonce cette dérive et que, si je ne faisais pas autrement alors j'aurais bien peu de crédibilité. Vous savez, j'ai une longue expérience du pouvoir. C'est nécessaire quand on veut diriger un grand pays comme la France. Je l'ai bien observé. De même que j'ai bien observé les réactions des Français et leurs problèmes sur le terrain. Je crois savoir que notre système, aujourd'hui, bloque les réformes. Nous devons donc en changer. Pour en changer, il faut effectivement revenir à un mode de gouvernement qui était celui du début de la Ve République, celui qu'avait voulu d'ailleurs le général de Gaulle, c'est-à-dire un gouvernement qui gouverne et non pas seulement qui exécute face un Président qui préside et qui ne décide pas et un Parlement qui contrôle et qui légifère réellement et qui ne se contente pas d'entériner. C'est cette déviation, cette dérive, qui explique une grande part de nos difficultés actuelles. En tous les cas je peux vous dire que si je suis élu à la présidence de la République, je reprendrai la lecture démocratique et républicaine de nos institutions, celle qu'avait voulue le général de Gaulle et qui avait très bien fonctionné.
C. Chazal : Dans ce même ordre d'idée, vous dénoncez souvent la progression excessive du train de vie de l'État. Qu'est-ce que vous voulez exactement réduire ? Sur quoi on peut rogner ? Sur quels fonctionnaires, par exemple, on peut décider de réduire les dépenses ?
J. Chirac : Je ne sais pas si vous faites allusion au train de vie de l'État, qu'il m'est arrivé c'est vrai de dénoncer comme excessif…
C. Chazal : Il y a du gâchis…
J. Chirac : Ça, c'est le train de vie un peu extérieur de l'État qui dans une période de crise, une période où tant de gens ont beaucoup de mal à boucler leurs fins de mois, où l'exclusion s'étend, m'apparaît comme un peu insolent. Je l'ai souvent dit. Je crois que c'est une question d'image, ce n'est pas un problème financier naturellement, c'est une question d'image, de dignité. Il suffit d'ailleurs de voir comment vivent les dirigeants des grands pays démocratiques pour voir qu'il y a chez nous des excès qui doivent être corrigés. Je répète, pour des raisons morales, pas pour des raisons, naturellement, financières. Pour le reste, si vous me demandez comment on peut faire des économies sur le budget de l'État, c'est un tout autre problème. Je crois que nous avons des marges de manœuvre importantes et que nous utilisons mal. Chaque fois qu'un problème se pose en France, pour des raisons qui tiennent à l'inertie administrative, à la toute-puissance de la technostructure que nous évoquions, tout ce qu'on sait faire, c'est d'augmenter les dépenses. On n'a jamais le réflexe d'évaluer les dépenses, autrement dit de se demander si on pourrait pas dépenser mieux, quel est le véritable coût-efficacité de nos dépenses. Et si on le faisait, on aurait des surprises tout à fait étonnantes. C'est pourquoi je propose que, dans un cadre permettant de rendre au Parlement la responsabilité qui doit être la sienne dans un régime parlementaire et démocratique, le Parlement se livre à un très large audit de la dépense publique pour essayer d'évaluer le coût et l'efficacité de ces dépenses et, avec l'appui de la Cour des comptes – c'est-à-dire des experts nécessaires – il puisse faire des propositions au gouvernement pour qu'on dépense, non pas obligatoirement moins – encore qu'il faudra le faire pour diminuer notre endettement – mais pour qu'on dépense mieux.
G. Carreyrou : Le chômage, vous dites que c'est votre priorité absolue. Il y a 800 000 jeunes de moins de 25 ans qui sont au chômage. Il y a près d'un million de RMIstes, il y a plus d'un million de chômeurs longue durée. Vous n'avez pas dit, lors de votre discours, programme, combien, sous une présidence Chirac, on pourrait créer d'emplois. Est-ce que vous pouvez échapper à donner les objectifs chiffrés, étant donné les attentes extraordinaires des Français dans ce domaine ?
J. Chirac : Je crois que personne, aujourd'hui, ne peut donner une indication chiffrée qui soit crédible. Personne. Ce qu'il faut, en revanche, c'est proposer une politique. Je propose une politique qui est tout à fait différente de celle de l'actuel gouvernement. C'est une politique que j'avais déjà développée, et qui avait été soutenue à l'époque par l'ensemble des candidats de ce qui est devenu la nouvelle majorité, pendant les élections législatives. Pour prendre un exemple, nous avons aujourd'hui un système qui consiste à traiter Je chômage uniquement sous son aspect social. On considère que le chômage est inéluctable en quelque sorte, que nous n'avons pas de véritable prise sur la politique économique, que les choses nous sont imposées de l'extérieur, et par conséquent qu'il faut simplement indemniser. Dans cette logique, naturellement le chômage augmente. Avec toutes les conséquences que cela comporte comme déstabilisation, comme exclusion, mais également comme coût financier. Et on arrive, chaque année, à un coût financier pour la société de plus en plus élevé et qui nous tire de plus en plus vers le bas et qui décourage de plus en plus les forces vives de la nation. Il faut, aujourd'hui, prendre les choses d'une autre façon. Je comprends très bien l'indemnisation du chômage, c'est moi qui l'ai créée ainsi que l'agence pour l'emploi en 1967. Mais, à l'époque, il y avait 350 000 chômeurs. Aujourd'hui, il faut se dire qu'un chômeur, en gros, coûte 120 000 ou 122 000 francs par an à la société. Donc, toute mesure qui coûte moins que cette somme et qui permet de maintenir ou de créer un emploi est une mesure positive. Naturellement, vous avez toutes sortes de fonctionnaires qui sont les deux pieds sur le frein, parce que ce sont des budgets différents, des lignes différentes, parce que ce sont des caisses différentes. Comme le politique n'a quasiment plus de pouvoir et qu'il a délégué tous ses pouvoirs à l'administration, un ne fait rien. Mais c'est un tort. Je vais prendre un exemple. Vous avez parlé des chômeurs de longue durée. C'est un drame, ils sont 1 300 000. Depuis deux ans, ils ont augmenté de 30 %. Le chômage de longue durée, c'est le chômage qui conduit à l'exclusion. Je propose que l'on fasse un effort particulier dans ce domaine – dans d'autres aussi naturellement – et que l'on dise : « tout employeur qui crée un emploi nouveau peut obtenir pendant deux ans, s'il embauche un chômeur de longue durée, non seulement une exonération totale de charges sociales, mais également une prime mensuelle de 2 000 francs » – cela représente pour la collectivité un coût annuel de l'ordre de 50 000, 55 000 francs. Et naturellement, c'est à comparer au chiffre de 120 000 francs, peut-être un peu moins s'agissant de chômeurs de longue durée, disons 80 000 ou 90 000 francs. J'entends, ici ou là, tel expert dire : « Mais, folie ! Une mesure de cette nature coûterait 50 milliards ». Ça ne veut rien dire naturellement. Si ça devait coûter 50 milliards, ce serait une bénédiction. Parce que 50 milliards, ça voudrait dire qu'on aurait redonné un emploi à un million de chômeurs de longue durée. Et que si l'on avait redonné un emploi à un million de chômeurs de longue durée, ça veut dire qu'on aurait fait environ 100 milliards d'économies. C'est-à-dire que la mise en œuvre de cette mesure, non seulement n'aurait pas coûté naturellement 50 milliards, mais nous aurait permis d'économiser 50 milliards. C'est ça la différence d'approche. C'est ça une politique consistant à remettre l'homme au centre du débat économique, au centre de la politique économique. Refuser de se laisser imposer des diktats de l'extérieur et avoir une approche qui permette de régler réellement le problème. Autrement dit, ce que je veux, ce n'est pas seulement rendre ou atténuer les effets du chômage, ou atténuer les effets de l'exclusion par des indemnisations ou des minima sociaux, ce que je veux c'est les rendre impossible. C'est ça l'objectif que nous devons avoir.
F. Bachy : Comment voulez-vous financer l'augmentation des salaires ?
J. Chirac : C'est encore un grand débat. Je lisais récemment dans l'un de ces nombreux rapports que font ces nombreux comités d'experts créés en de nombreuses occasions, quand on ne sait pas quoi faire d'autre, qu'il fallait bien comprendre que, si l'on voulait lutter contre le chômage, il fallait geler le pouvoir d'achat des salariés et même probablement le baisser. C'est absurde. Je J'espère, nous allons sortir de quinze ans d'une politique, d'ailleurs curieusement conduite pour l'essentiel par des socialistes, où l'on a systématiquement privilégié la spéculation – voir la situation des banques –, les placements financiers sans risques, les rentes de situation, au détriment du travail et notamment des salaires ou des revenus des travailleurs indépendants, et de l'investissement. On voit ce que ça donne. Le franc que vous donnez en plus de salaire, à condition que ça soit raisonnable, n'est pas un franc perdu. C'est un franc qui va soit à la consommation, et donne alors une impulsion à l'économie, soit à l'épargne, donc à l'investissement, et donc donne aussi une impulsion à l'économie. Je ne propose naturellement pas de faire ce qu'avaient fait les socialistes en 1981, c'est-à-dire une relance à tout crin et à tout va, sans aucune considération des réalités économiques de la masse salariale. Je dis simplement que nous sommes dans une période de reprise de la croissance, qu'il est normal, légitime que les travailleurs indépendants ou salariés aient leur part des revenus de la croissance. Je dis deuxièmement que la feuille de paie n'est pas l'ennemie de l'emploi. Pas du tout, au contraire.
J.-C. Narcy : Comment concilier le maintien de la protection sociale en l'état avec l'exigence d'une maîtrise des dépenses de santé ?
J. Chirac : Là encore, il y a des approches différentes. Vous avez d'abord une situation qu'il ne faut pas sous-estimer : c'est que les dépenses de santé croissent naturellement. Elles croissent à cause de l'allongement de la durée de la vie, à cause de la sophistication de plus en plus grande des techniques médicales, à cause des nouvelles pathologies qui requièrent de grandes politiques de santé publique, comme le SIDA ou la drogue, et puis tout simplement parce que nos concitoyens font des arbitrages dans leur budget. Ils ont envie de dépenser davantage pour se soigner. À partir de là, toute idée que l'on va contraindre les dépenses de santé n'a jamais d'effet. Cette idée a prévalu depuis très longtemps : on fait un plan de réduction des dépenses de santé ou de maîtrise tous les dix-huit mois ; ça n'a jamais d'effet et ceux-là mêmes qui affirment qu'il faut le faire ont creusé des déficits substantiels. En réalité, il faut voir que si nous avons un déficit des dépenses de santé, c'est d'abord et avant tout à cause du chômage. Si nous avions aujourd'hui un million de chômeurs de moins, c'est-à-dire un chômage identique, en pourcentage, à celui de nos principaux partenaires, la sécurité sociale serait en équilibre et vous ne me poseriez pas cette question. Donc, la première action, c'est de faire de la lutte contre le chômage le centre de nos préoccupations, de nos politiques, de notre action. Deuxièmement, c'est vrai que là aussi, il y a des évaluations à faire. Qui peut dire que les 300 milliards dépensés pour les hôpitaux sont bien dépensés ! Personne. Qui peut dire l'on a bien évalué l'ensemble de nos dépenses ? Qui peut dire qu'il est normal qu'une opération donnée coûte 100 francs ici et 300 francs là ? Il y a donc sans aucun doute une évaluation à faire et une amélioration de notre rapport coût-efficacité. Faisons-la dans la transparence. Avec les professions médicales et, avec une bonne politique contre le chômage, nous rétablirons les comptes sociaux de notre pays.
R. Namias : Comment concilier la réduction des impôts et celle des déficits ? Comment diminuer à la fois les recettes des impôts et diminuer la dette ?
J. Chirac : Je me permets de vous dire que, de 86 à 88, dans une conjoncture économique évidemment plus favorable que celle des deux années passées, nous avons à la fois réduit la fiscalité et augmenté les recettes de l'État. Tout simplement, parce que nous avions réduit les impôts. Il faut dire que nous arrivons maintenant dans celle période de croissance, dans une conjoncture de même nature qu'entre 86 et 88. On crée une activité, on incite à une activité supplémentaire. Et cette activité est naturellement créatrice de recettes pour l'État, notamment au titre de la taxe à la valeur ajoutée. Nous avons en même temps créé 800 000 emplois. 800 000 emplois qui ont fait 800 000 chômeurs de moins et donc, des sommes considérables d'économie, de l'ordre de 80 milliards. Si bien que, je le répète, il y a là une dynamique. C'est vrai que trop d'impôt tue l'impôt. Il ne faut pas croire que quand on parle de diminuer les impôts, on va obligatoirement réduire les recettes de l'État. Ce n'est pas vrai. Je vais donner un exemple : nous avons des droits de succession pour les PME absurdement élevés. Le résultat, c'est que nous avons, chaque année, 80 000 emplois qui sont supprimés – 80 000 emplois – parce que les entreprises ont dû déposer leur bilan, les successeurs n'ayant pas eu la possibilité de payer les droits de succession. 80 000 emplois, ça représente environ 10 milliards de francs. Croyez-vous que le taux des impôts de succession des entreprises atteint 10 milliards de francs ? Non, naturellement. Donc, vous pouvez baisser largement le taux de l'impôt sur les successions pour les entreprises – on pourrait d'ailleurs avoir d'autres exemples –, vous ne diminuerez pas pour autant les recettes de l'État ou de la collectivité nationale. Au contraire, vous les augmenterez beaucoup.
C. Chazal : Aujourd'hui, voulez-vous taxer davantage le patrimoine el les plus-values ?
J. Chirac : Ce qu'il faut, c'est se rendre compte que nous avons, petit à petit, découragé les forces vives de notre pays. Il y a eu des rapports très intéressants publiés récemment et qui ont eu une large audience ; ils ont bien montré cela. D'ailleurs, même F. Mitterrand s'en était aperçu puisqu'un jour, il avait dit qu'on s'enrichit en dormant. Ceci voulait dire qu'on ne s'enrichit pas en travaillant. C'est vrai. Je regrette qu'il ne s'en soit pas aperçu plus tôt et qu'il n'ait pas fait le nécessaire pour nous réveiller. Le problème, c'est surtout d'encourager les forces vives de notre pays c'est-à-dire ceux qui travaillent, ceux qui investissent, ceux qui créent de la richesse, ceux qui créent de l'emploi. Pour cela, il faut adapter notre fiscalité. J'ai eu l'occasion de faire une série de propositions, notamment dans le discours que j'ai prononcé pour présenter mon projet. Je ne vais pas rentrer dans le détail à nouveau, mais c'est une des priorités que je donnerai au gouvernement qui sera formé après l'élection présidentielle.
C. Villeneuve : Vous avez dit que les clivages ne passent plus par une droite et une gauche mais se font par rapport au camp des conservateurs et au camp des rénovateurs. En quoi êtes-vous plus rénovateur ou plus réformateur qu'E. Balladur et lui plus conservateur que vous ?
J. Chirac : Je ne chercherai pas de comparaisons et, a fortiori, bien entendu, de polémique, je vous l'ai déjà dit. Je dirai simplement que le débat gauche/droite a été pour un moment scellé en 1993 au moment des élections législatives et je ne crois pas qu'aujourd'hui Je candidat de gauche puisse réellement incarner Je changement ou l'espérance. Ce sera probablement vrai après demain, mais pas aujourd'hui. Par conséquent, Je vrai débat aujourd'hui est posé par ce très grand nombre de Français, une immense majorité de Français, qui, au fond, ne se reconnaissent pas dans un conservatisme qui n'a pour objectif que, en gros, de maintenir les choses, même en les améliorant un peu et ils ne se reconnaissent pas non plus dans un socialisme qui, au fond, n'a pas beaucoup changé les choses. Par conséquent, le débat, j'en suis sûr, à leurs yeux, et de plus en plus, sera entre la continuité des choses ou, au contraire, Je changement. Un changement qui peut être parfaitement paisible, maîtrisé, concerté, élaboré par les politiques, les responsables politiques et qui ne doit pas sortir des tiroirs de la technostructure. Mais je crois que c'est cela, et vous voyez aujourd'hui l'évolution des choses, vous les évoquiez tout à l'heure, je crois que le nombre des Français qui comprennent que là est le véritable problème d'aujourd'hui, alors qu'ils vont engager leur avenir pour sept ans, ce nombre va croissant.
G. Carreyrou : Dans une présidentielle, les Français, derrière le candidat, cherchent l'homme, avec son cœur, son caractère, ses défauts, ses qualités… Vous, on a l'impression aujourd'hui que vous avez digéré la candidature d'E. Balladur. Comment avez-vous, en tant qu'homme, surmonté les rancœurs, les amertumes et – disons-le – les trahisons d'un certain nombre de gens qui étaient de votre côté ? Pratiquerez-vous une fois élu, si vous l'êtes, la clémence d'Auguste ?
J. Chirac : Je vous l'ai dit tout à l'heure, j'ai une certaine expérience du pouvoir, ce qui veut dire que j'ai aussi une certaine expérience des Français, ce qui veut dire que j'ai aussi une certaine expérience de la politique. J'ai vu beaucoup de choses, ce qui me conduit à observer les comportements, humains avec un certain calme et une certaine distance aujourd'hui, que je les approuve ou que je les désapprouve, et notamment à ne pas manifester les sentiments que cela provoque chez moi extérieurement. De toute façon, je le répète, ce qu'il faudra en toute hypothèse pour les candidats, ce sera de rassembler, ce ne sera certainement pas en jetant des anathèmes qu'on va rassembler. Et puis ce n'est pas dans ma nature et je ne le ressens pas spontanément. Mais surtout, un président de la République, vous parliez tout à l'heure de la droite, de la gauche, etc., Président de la République ne doit être ni de droite, ni de gauche. Il doit être vraiment le président de la République de tous les Français. Je ne suis pas sûr qu'on ait toujours très bien compris cela. Et, par conséquent, il ne doit pas avoir de rancœurs ou de rancunes. Il doit considérer que tous les Français ont leur part, quels qu'ils soient, dans l'effort national.
J.-C. Narcy : En période électorale, on vous prête des talents de devin. Vous aviez par exemple prévu que J. Delors ne se présenterait pas. Pouvez-vous dire si R. Barre ou V. Giscard d'Estaing, qui somme toute représentent une fraction de la droite, se présenteront ou pas ?
J. Chirac : Je me garderai bien d'émettre la moindre hypothèse sur un sujet sur lesquels je n'ai été l'objet d'aucune confidence.
F. Bachy : Sans faire appel à vos talents de devin, vous avez déjà dit que vous appelleriez à voter pour E. Balladur s'il était devant vous. Le confirmez-vous ? Pensez-vous que la réciproque serait vraie si c'est vous qui seriez en tête ?
J. Chirac : Mais je crois qu'il l'a dit…
F. Bachy : Pour tous les balladuriens, vu le climat actuel…
J. Chirac : Je veux le croire. Mais ne confondons pas les réactions épidermiques avec la réflexion qu'implique tout de même un geste important qui est celui de voter pour une élection présidentielle.
C. Chazal : Mais comprenez-vous P. Séguin qui ne prend pas position ?
J. Chirac : Je trouve que cette histoire est absolument … On a touché les sommets du ridicule !
R. Namias : Il y a des ministres du gouvernement qui l'ont touché, aujourd'hui, alors !
J. Chirac : Je crains que véritablement, on se soit énervé de façon tout à fait inutile. Ceux qui ont fait des réflexions sur P. Séguin, sous prétexte que P. Séguin, qui est un démocrate, considère qu'il n'y a pas lieu pour lui de dire des choses forcément désagréables sur ses adversaires, sont un peu légers. Mais surtout, parmi ceux-là, je ne sais pas si beaucoup ont mené les combats contre la gauche, qu'a menés P. Séguin dans sa circonscription, et de haute lutte, une circonscription difficile. Je voudrais que tous ceux qui s'offusquent aujourd'hui aient les mêmes états de service…
F. Bachy : Il y en a qui sont jeunes, ils ne peuvent pas !
J. Chirac : Peu importe ! Dans ce cas-là, ils feraient mieux d'attendre pour s'exprimer, peut-être, d'avoir un peu plus d'expérience. Et puis, dans les campagnes, je me souviens, pour ne parler que de la dernière, quand je menais campagne pour les élections législatives, et Dieu sait que je l'ai fait, quand je me retournais je voyais toujours P. Séguin. Je ne voyais pas forcément tout le monde au coude à coude autour de moi. Non, ça c'est une chose tout à fait ridicule.
C. Villeneuve : Vous avez considéré tout à l'heure que le président de la République doit être œcuménique, le Président de tous les Français. Si vous étiez élu le 7 mai au soir prendriez-vous en compte J.-M. Le Pen qui a souhaité faire partie d'une grande union nationale ?
J. Chirac: Vous connaissez mes sentiments. Ce n'est pas un problème « J.-M. Le Pen ». Moi, je ne considère pas que les thèses défendues par le FN sont compatibles avec celles de la majorité à laquelle j'appartiens. Je l'ai toujours dit, je ne vais pas aujourd'hui changer d'avis. Il y a une majorité, il y a une opposition. On peut être dans la majorité ou ne pas y être. Le FN ne fait pas partie de la majorité. Je ne vois aucun signe qui me permette de changer mon point de vue sur cet aspect des choses.
R. Namias : Il y a eu un jeune homme tué par des colleurs d'affiches du Front national. Qu'avez-vous ressenti aux déclarations du Front national, et notamment à celles de M. Mégret ?
J. Chirac : Je déplore cette attitude. Je déplore d'abord le fait, naturellement. Toul cela, au-delà de l'accident dramatique, doit inspirer une réflexion aux hommes politiques et aux autres : c'est la nécessité d'avoir toujours présent à l'esprit le sentiment de tolérance et le sentiment de vigilance, notamment dans les propos que l'on tient, qui peuvent être reçus par les uns ou les autres, notamment par des militants, de façon un peu brutale. Il faut être très très attentif à cela.
G. Carreyrou : Sous une présidence Chirac, les Français peuvent-ils escompter qu'il n'y aurait pas de relance de l'idée de la peine de mort et qu'il n'y aurait pas de remise en question du droit à l'avortement ?
J. Chirac : Sur le premier point, .je me permets de vous dire que je n'ai jamais caché ma position puisque, de façon minoritaire d'ailleurs dans mon mouvement, j'avais voté pour l'abolition de la peine de mort. La question ne se pose pas, puisque, même si l'on voulait revenir sur cette décision, la réglementation européenne ne nous le permettrait pas. Quant à la loi sur l'interruption de grossesse, je me permets de vous rappeler que c'est mon gouvernement, j'étais Premier ministre et S. Veil était mon ministre des affaires sociales, qui a présenté cette loi.
C. Chazal : Arrivera-t-on à panser les plaies, après le premier tour ? Seriez-vous par exemple prêt à prendre des ministres qui se sont déclarés en faveur d'E. Balladur ?
J. Chirac : Permettez-moi de vous dire que je ne suis pas en train de former un gouvernement. À chaque jour suffit sa peine. Ce genre de plaie est très superficiel en réalité. Au lendemain de l'élection, il y aura forcément une dynamique qui se créera. Ceux qui ont quelque chose à apporter à cette dynamique auront certainement l'occasion de l'apporter.
F. Bachy : Comment jugez-vous les années Mitterrand ?
J. Chirac: Ce n'est pas la faute des hommes, mais du système. Je pense que dans ces années, on a au fond découragé les Français. Je l'ai dit tout à l'heure. Si bien qu'au total, on sort de cette période affaiblis. Et ce n'est pas bon. Je répète que ce n'est pas dû à la volonté des hommes. Ils avaient d'autres ambitions. Mais le système les a tirés petit à petit dans cette direction où ils continuent à nous orienter. C'est la raison pour laquelle je dis qu'il faut un changement, et notamment dans la façon de gouverner la France. On le voit à toutes ces pollutions actuelles de la campagne. Nous sommes dans un grand débat, je vous remercie d'avoir bien voulu y consacrer l'essentiel de cette soirée. Mais on voit bien combien ce débat est aujourd'hui nécessaire.
R. Namias : Dans Paris-Match, on vous voit avec Bernadette, plébiscités comme le couple présidentiel ; vous avez toujours Claude Chirac à vos côtés. Vous épaulez-vous sur votre propre famille plutôt que sur la famille politique ?
J. Chirac : Je me réjouis de ce jugement porté par les lecteurs de Paris-Match, et je me réjouis d'avoir effectivement une femme et deux filles qui me soutiennent dans mes efforts.