Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
C'est avec plaisir que j'ouvre aujourd'hui ce colloque sur la création d'entreprises. Je souhaite la bienvenue à l'ensemble de ceux qui y participent. Je remercie mon ami et collègue Jean-Marie Bockel d'avoir été par son dynamisme à l'initiative de cette manifestation.
À première vue, le titre de vos travaux est un peu provocateur. Associer l'État, expression par nature collective, à une démarche, celle du créateur, qui est avant tout individuelle peut surprendre. J'éprouve en réalité le contraire de ce sentiment. Non seulement cette question me semble d'actualité, car l'emploi, notre priorité, viendra des PME qui naissent et se développent. Mais encore on ne peut pas séparer l'apport de la création d'entreprises et la réussite de la société ou de l'État. La créativité économique est la condition de notre prospérité. C'est ce thème fondamental de la créativité que je voudrais aborder ici.
Oui, la nouvelle compétition entre nations se fera par rapport à la créativité : innovation, inventivité, imagination, goût du risque, autant de valeurs indispensables. Nous avons dans ce domaine des progrès à opérer. Les faits sont là : le nombre de créations d'entreprises recule en France. Les études d'opinion indiquent que près de 2 millions de personnes voudraient en créer une dans les 18 mois qui viennent. Seules environ 166 000 ont franchi le pas en 1997 et leur nombre va diminuant depuis 1990. Or, selon l'agence pour la création d'entreprises, 17 % des salariés du secteur privé appartiennent à des entreprises créées ou reprises depuis moins de 5 ans. C'est dans les petites entreprises en développement que se trouvent les réserves d'emplois. Si nous voulons faire reculer le chômage, il faut que la création d'entreprises augmente. Une entreprise qui marche, c'est toute la société qui cueille les fruits du succès. C'est parmi les créations d'aujourd'hui qu'on trouvera la PME de croissance dans 10 ans, la grande entreprise à taille internationale dans 20 ans. La création d'entreprise est un investissement pour le futur, qui va structurer pour longtemps les moyens de production, les rapports sociaux, le rang international du pays. Ce gouvernement comme ses prédécesseurs est 1argement indexé sur les chiffres de l'emploi. Il faut favoriser tout ce qui va en ce sens. Plusieurs démarches sont nécessaires. J'en citerai quatre :
1. Donner les moyens à tous ceux qui sentent capables, de créer leur entreprise dans les meilleures conditions de succès. Les Français ne manquent pas tant d'idées que de moyens pour les concrétiser. Simplification des procédures, mise en réseau des multiples agences d'aide et de conseil aux entrepreneurs pour tendre vers le guichet unique, l'action a été engagée. Il faut s'en féliciter et l'approfondir. En particulier en matière de simplification : la réglementation économique, sociale, fiscale, reste encore trop lourde pour les PME et les TPME. Ce doit être, non pas une tâche annexe des gouvernements, mais un objectif majeur. Le Parlement y a évidemment son rôle. Trop de lois, trop compliquées, et on continue à trop légiférer. Interrogez les législateurs eux-mêmes, pour savoir combien de lois sont en vigueur, à 1 000 près : je ne suis pas sûr que vous aurez une réponse !
Les jeunes projets doivent d'autre part pouvoir bénéficier du soutien et des conseils de professionnels expérimentés, leurs "anges gardiens" comme on dit ailleurs, car c'est dans le concret, sur le terrain, que la confiance et la crédibilité s'acquièrent. Il faut conseiller et accompagner les entrepreneurs. Il faut aussi les protéger, en ménageant des transitions. Nombreux sont les porteurs de projets qui ne passent pas à l'acte par peur parfois de perdre ceci ou cela : salaire de mi-temps et allocations chômage ne pourraient-ils pas se partager, provisoirement, avec les revenus d'une activité indépendante ? Un statut de l'entrepreneur occasionnel permettrait aux porteurs de projets de tester la réception sur le marché d'une idée nouvelle et de vérifier leurs propres capacités entrepreneuriales avant de se lancer définitivement.
2. Il nous faut ensuite valoriser l'image de l'entrepreneur. Des progrès avaient été accomplis au milieu des années 80. D'autres ont été enregistrés depuis. On doit aller plus loin. La culture française doit mieux valoriser la création d'entreprise, ferment d'une dynamique sociale bénéfique. Je ne reprendrai pas ici la thèse weberienne sur « capitalisme et esprit de protestantisme », mais il est patent que dans les mentalités françaises, l'échec ne pardonne guère. Pour ceux qui en franchissent les étapes avec succès, notre système éducatif est un des meilleurs au monde. Mais quand les jeux sont faits, il n'y a pas de repêchage. Même processus dans le monde des entreprises. Notre culture considère l'échec comme une faute et non comme une occasion d'apprendre et de ne pas refaire les mêmes erreurs. Culte de la perfection et peur de l'échec retiennent au sol l'élan du risque.
Pour qu'un nouvel état d'esprit imprègne la société, nous devons mettre l'accent sur les satisfactions que donnent une activité polyvalente, des responsabilités non scolaires. Nous devons aussi encourager nos jeunes diplômés à donner l'exemple. Plus généralement, promouvoir "l'art d'entreprendre" par une pédagogie modernisée. Car, essentiellement fondé sur le contrôle des connaissances de restitution et l'évaluation individuelle, notre système éducatif ne prépare pas assez ni au travail en équipe, ni à la prise d'initiatives, indispensables vertus des créateurs d'entreprises. Mettre en oeuvre, avec l'aide d'enseignants partenaires d'un projet de société qui ne se fera pas dans eux, de nouvelles méthodes pédagogiques fondées sur le développement de l'esprit d'initiative et la responsabilisation au sein d'un travail de groupe, encourager les projets des jeunes et développer les talents individuels, former des individus autonomes et responsables, et pas seulement de « bons élèves » : tel est le but. À quoi j'ajoute le droit à une seconde chance qui doit s'incarner dans les moeurs comme dans les structures éducatives.
3. Tout cela devrait contribuer à développer l'innovation. Les entreprises innovantes ne représentent qu'une partie des nouvelles entreprises, mais elles méritent une attention exceptionnelle. L'enjeu est moins la course à l'invention, que la rapidité avec laquelle on transforme les percées technologiques ou scientifiques en nouveaux marchés. L'innovation n'est plus une ligne droite qui va du laboratoire au marché, mais l'interaction de différents partenaires : une approche politique nouvelle doit donc privilégier un environnement attractif propre à encourager les initiatives dans tous les secteurs de l'économie, biens et services. Harmoniser les législations nationales en matière de propriété industrielle pour créer un brevet européen en fait partie.
De même, encourager la mixité des cultures vers l'innovation est indispensable. Les idées les plus neuves, les inventions les plus fécondes, naissent du contact et de l'échange d'idées. Nos étudiants sont souvent séparés en fonction de leurs filières, nos chercheurs isolés dans leurs laboratoires. Aux pouvoirs publics d'encourager la mixité. L'exemple de la Silicon Valley ou du Science Park de Cambridge peut être développé : aménager des technopoles rassemblant laboratoires, universités et entreprises innovantes, au sein de campus décloisonnés ; développer des réseaux d'innovation sur tout le territoire ; encourager la création de laboratoires mixtes en partenariat avec le secteur privé. Sans esprit de campus ni goût du travail en équipe, on ne valorisera pas assez nos potentiels dans un monde où les échanges et les synergies sont la première source d'innovations.
À cet égard, nous devons davantage impliquer les chercheurs dans le processus de valorisation, en encourageant leur prise de participation au capital de l'entreprise. L'innovation est une aventure collective, son succès dépend de la coordination des partenaires. Pourquoi ne pas clarifier l'imbroglio fiscal et social qui entoure les stock-options aujourd'hui ? Reprenant un thème sur lequel j'insiste régulièrement – j'y reviendrai en terminant – il faut alléger les impôts et les charges pour encourager le dynamisme ; c'est sans doute là le keynésianisme des temps modernes.
4. Dernier aspect, il s'agit de faire l'entreprise un lieu d'épanouissement de la créativité de chacun. Le partage des connaissances est un enjeu majeur dans l'entreprise. Les nouvelles technologies de la communication, réduisant les hiérarchies rigides, permettent des échanges plus directs. S'il est donné aux salariés de proposer des idées nouvelles, c'est toute l'entreprise qui profite de l'appel d'air fourni par des valeurs d'écoute mutuelle, de partenariat, d'esprit d'équipe.
Le droit à la formation permanente s'inscrit dans la même approche. Les entreprises qui connaissent le plus grand succès sont aussi celles où l'on accorde le plus d'importance à l'information et à la formation des salariés. La mobilité peut devenir une opportunité, à condition d'être assise sur un droit permanent à la reconversion et à la réussite. Le citoyen au travail n'est pas un pantin que l'on prend et que l'on jette. C'est un homme – ou une femme – qui s'intéresse à ce qu'il fait et qui en tire un savoir-faire lui donnant droit à une progression méritée. La reconnaissance des compétences professionnelles doit faire l'objet d'une validation nationale, en partenariat avec les entreprises.
Encore deux remarques. En matière de création d'entreprise, le climat général est déterminant. En France, le climat est handicapé par la lourdeur des charges, particulièrement sur les bas salaires. Ce n'est pas une invention de polémiste. C'est une réalité. Je plaide – et j'espère que ce message finira par emporter la conviction générale – pour une baisse des charges sur les rémunérations les plus modestes, sans que cela soit compensé par un alourdissement de celles qui pèsent sur les autres rémunérations car on pénaliserait alors les secteurs économiques les plus avancés. Le financement pose évidemment la question de l'efficacité des dépenses publiques : on ne peut pas, on ne doit pas éluder cette question. S'agissant plus particulièrement des jeunes entreprises, les mesures d'allègement ou d'exonération qui existent aujourd'hui sont encore insuffisantes. Un allègement plus global de la charge leur donnerait l'élan nécessaire pour se développer, recruter et investir. Pourquoi ne pas réfléchir à un assujettissement progressif à la pression fiscale et sociale, de la naissance à la cinquième année d'une société, assorti si elle réussit d'un report et d'un étalement de l'allègement obtenu, sur la période suivante, de 6 à 10 ans ? Le vent de liberté que ferait souffler une telle mesure serait bien plus fort que ce qu'il coûterait.
Une dernière observation. Oui, la création d'entreprises dépend largement du contexte économique et psychologique d'ensemble de la société. Les données se sont améliorées en Europe. Une des fragilités qui subsistent est le jeu du chat et de la souris entre les taux d'intérêt et les budgets que se livrent les gouverneurs de Banque centrale et les gouvernements. Pour stimuler l'activité économique et l'emploi, nous avons besoin de taux d'intérêt plus bas. Il est facile de vanter leur modération actuelle en oubliant qu'il n'y a plus d'inflation et que les taux d'intérêt réels, les seuls qui comptent, possèdent une marge encore sensible de baisse. Les banquiers centraux y rechignent parce qu'ils craignent que la politique budgétaire ne se relâche. Chacun reste donc l'arme au pied, au détriment de l'activité économique et de l'emploi. Messieurs les dirigeants des banques centrales, baissez les premiers, mais, Messieurs les dirigeants des gouvernements européens, renoncez aux facilités budgétaires. Ce contrat tacite de stabilité et de croissance est indispensable pour stimuler l'activité et la créativité.
Au total, ma conviction est que cette créativité précisément est un aspect essentiel de la société. Positive pour la collectivité, elle l'est aussi pour l'individu. Elle permet de concilier la liberté, la responsabilité et la fraternité. Les recettes anciennes, fondées sur le lancement par l'État de grands projets centralisés d'innovation, ont probablement donné leurs plus beaux fruits. Désormais la puissance publique doit surtout jouer un rôle de veille et de prospective, d'arbitre et de régulateur, et stimuler la diffusion de la créativité. Appliquée au domaine économique, cela signifie un encouragement massif à la création d'entreprises. Parviendrons-nous à le faire ressentir à nos concitoyens ? Il faut car c'est largement sur ce critère qu'on jugera la réussite de notre action.