Texte intégral
Le projet de loi portant réforme du code de justice militaire que l'Assemblée examine aujourd'hui s'inscrit dans le cadre plus général de la réforme de la justice dont j'ai indiqué les principales orientations devant l'Assemblée nationale en janvier dernier. Bien qu'il s'agisse d'une petite partie d'un ensemble plus vaste, il n'en présente pas moins, compte tenu de son objet, une importance particulière.
Code de justice militaire (depuis 1965 et la réforme de 1982)
Avant de vous en présenter les grandes lignes, je voudrais rappeler en quelques mots l'état du droit actuel, qui résulte, pour l'essentiel, de la réforme de 1982 qui avait supprimé les tribunaux permanents des forces armées. Ce que l'on a coutume de désigner sous le nom de procédure pénale applicable en matière militaire recoupe en réalité trois hypothèses distinctes.
Infractions militaires (sur le territoire national et en temps de paix)
La première hypothèse concerne les infractions militaires – comme la désertion ou le refus d'obéissance – et des infractions commises par des militaires dans l'exécution du service sur le territoire national et en temps de paix. Ces infractions relèvent de la compétence des juridictions de droit commun spécialisées, régies par les articles 697 et suivants du code de procédure pénale.
La composition de ces juridictions et la procédure suivie devant elles sont celles du droit commun sous réserve de quelques règles spécifiques, dont les plus notables sont les suivantes :
– la compétence géographique des juridictions – une par cour d'appel – est étendue ;
– l'action publique ne peut être mise en mouvement que par le parquet. La partie civile ne peut engager des poursuites qu'en cas d'infractions graves contre les personnes, telles que décès ou mutilation ;
– sauf en cas de flagrance, l'avis du ministre de la Défense doit être requis préalablement à l'engagement des poursuites ;
– lorsqu'il s'agit d'un crime militaire ou qu'il existe un risque de divulgation d'un secret de la défense nationale, la cour d'assises n'est composée que de magistrats.
Infractions militaires (hors du territoire national et en temps de paix)
La deuxième hypothèse est celle des infractions militaires ou des infractions commises par des militaires dans l'exécution du service en temps de paix mais hors du territoire national. Ces faits sont jugés, conformément aux dispositions du code de justice militaire, par les tribunaux aux armées institués à l'étranger – il n'en existe aujourd'hui qu'un seul et il est installé en Allemagne – ou, à défaut, par les tribunaux de droit commun spécialisés. Toutefois, des accords de coopération passés avec plusieurs États africains font relever les infractions commises sur le territoire de ces États de la compétence du tribunal des forces armées de Paris.
La spécificité de la procédure suivie devant ces juridictions est plus importante que celles des juridictions de droit commun spécialisées, essentiellement sur les points suivants :
– il n'existe pas de droit d'appel ;
– la cour d'assises est toujours composée uniquement de magistrats ;
– les modifications de procédure pénale intervenues ces dernières années – notamment le remplacement de l'inculpation par la mise en examen et la création des nouveaux droits de la défense qui y sont attachés – ne sont pas applicables. Le fossé entre le droit commun et la procédure pénale militaire s'est donc élargi.
Infractions militaires (en temps de guerre)
La troisième hypothèse est celle des infractions commises en temps de guerre. Elle est également régie par le code de justice militaire qui prévoit que ces infractions sont jugées par des tribunaux territoriaux des forces armées et par des tribunaux militaires aux armées, composés à la fois de magistrats militaires et de juges militaires, et selon des procédures simplifiées.
L'application de ces dispositions du code de justice militaire, qui datent de 1965, étant subordonnée à une déclaration de guerre telle que prévue par l'article 35 de la Constitution, elles présentent par nature, en droit comme en pratique, un caractère plus qu'exceptionnel. Et on peut espérer qu'elles ne s'appliqueront pas plus dans l'avenir qu'elles ne se sont appliquées dans le passé.
Réforme du Code de la justice militaire (objectifs)
L'objet de la réforme présentée aujourd'hui par le gouvernement – qui ne concerne que les infractions commises en temps de paix – est triple :
– premièrement, étendre à la procédure concernant les infractions commises hors du territoire le bénéfice des réformes intervenues ces dernières années ;
– deuxièmement, instituer un appel pour le jugement de ces procédures ;
– troisièmement, renforcer la cohérence générale des dispositions concernant le jugement de ces infractions, qu'elles soient ou non commises sur le territoire national.
Je décrirai maintenant les principales dispositions du projet qui correspondent à ces différents objectifs en examinant dans le même temps les propositions de la commission de la défense. Toutefois, je voudrais auparavant saluer la qualité du travail de la commission et de son rapporteur, M. Jean Michel, et indiquer que le gouvernement approuve, pour l'essentiel, les modifications proposées par la commission. Les deux premiers objectifs, qui rapprochent, souvent jusqu'à la confondre, la procédure militaire de la procédure de droit commun, poursuivent en réalité la réforme de 1982. Outre l'institution du droit d'appel dans les conditions du droit commun, c'est-à-dire pour tous les délits et pour certaines contraventions, la réforme aura pour conséquence d'apporter à la justice militaire les nouvelles et nombreuses garanties des droits de la défense que connaît le code de procédure pénale depuis 1993.
Réforme de la justice militaire (dispositions)
Seront ainsi applicables :
– les dispositions concernant l'intervention de l'avocat au cours de la garde à vue ;
– les dispositions relatives à la mise en examen et aux droits de la défense au cours de l'instruction : droit de demander des actes, droit de demander l'annulation de la procédure, droit d'être avisé de la fin de l'information, droit d'obtenir, par l'intermédiaire de son avocat, une copie du dossier entre autres ;
– les dispositions sur le référé-liberté en matière de détention provisoire.
On voit que ces droits nouveaux relatifs à la procédure pénale militaire concernant les infractions commises hors du territoire sont substantiels. Par ailleurs, compte tenu de la nouvelle présentation du code de justice militaire qui résultera du présent projet, les réformes de procédure pénale à venir seront également de plein droit étendues. En effet, les différentes parties du code de justice militaire commenceront désormais par un article renvoyant aux dispositions de droit commun du code de procédure pénale, et ce n'est que dans quelques rares cas qu'il existera également des articles venant ensuite préciser la nature des règles spécifiques à la matière militaire. Ainsi, dès que seront adoptées par le Parlement les dispositions des projets de réforme que je suis en train d'achever, au nom du gouvernement, comme celles instituant des délais d'enquête ou d'instruction et prévoyant l'intervention d'un avocat dès le début de la garde à vue, elles seront automatiquement et sans délai applicables à la procédure pénale militaire en temps de paix.
Le rapprochement de la procédure militaire avec celle de droit commun est encore amélioré par les amendements de votre commission, qui proposent d'unifier les terminologies applicables en supprimant, par exemple, les termes de « chambre de contrôle de l'instruction » ou de « commissaire du gouvernement », qui remplacent actuellement les termes « chambre d'accusation » ou « procureur de la République ». Le gouvernement est favorable à ces amendements.
J'en viens maintenant aux dispositions du projet qui relèvent du troisième objectif, à savoir renforcer la cohérence de la procédure pénale en matière militaire.
Tribunal des forces armées de Paris
Le projet du gouvernement propose, en premier lieu, d'étendre la compétence du tribunal des forces armées de Paris aux infractions commises par des militaires hors du territoire national lorsque aucun tribunal aux armées n'a été institué. Ce regroupement des procédures évitera des difficultés pour le jugement d'infractions commises à l'étranger par des militaires originaires de régiments différents.
Tribunal de Landau
Votre commission propose à cet égard d'aller plus loin en supprimant la possibilité d'établir des tribunaux aux armées hors du territoire de la République, sous la réserve du maintien du tribunal de Landau qui résulte de conventions internationales, afin que toutes les infractions commises hors du territoire relèvent désormais de la compétence du tribunal aux armées de Paris. À la réflexion, le gouvernement est favorable à cette solution : elle a en effet le mérite de mettre le droit en conformité avec la pratique, puisque aucun tribunal aux armées, or le cas de Landau, n'a été institué en application des dispositions actuelles. Le gouvernement estime toutefois nécessaire de permettre l'institution, à titre temporaire, de chambres détachées du tribunal aux armées de Paris, hors du territoire de la République.
Nul ne peut en effet connaître précisément la nature et la durée des opérations que l'armée française pourra, dans l'avenir, être conduite à mener hors du territoire national. Il paraît indispensable que, dans l'intérêt tant de la bonne administration de la justice que de l'efficacité de notre armée, le code de justice militaire conserve la possibilité de permettre que les infractions susceptibles d'être commises à l'occasion de telles opérations soient jugées sur place. J'ai donc déposé, en plein accord avec le ministre de la Défense, un amendement en ce sens, et je souhaite que vous puissiez l'adopter.
Rapprochement de la procédure pénale de celle du droit commun (Cour d'assises)
Votre commission propose également, dans le souci légitime de rapprocher la procédure pénale militaire de celle du droit commun, de limiter les cas dans lesquels la Cour d'assises du tribunal aux armées de Paris serait composée uniquement de magistrats. Les règles seraient les mêmes que pour les cours d'assises de droit commun spécialisées, et un jury interviendrait dès lors qu'il ne s'agit pas d'un crime militaire et qu'il n'y a pas de risque de divulgation d'un secret militaire. Le gouvernement est, là encore, d'accord sur cette modification.
Huis clos des débats
Le renforcement de la cohérence de notre droit résulte également de la possibilité de prononcer le huis clos des débats en cas de risque de divulgation d'un secret de la défense nationale. Votre commission accepte cette disposition, qu'elle limite, en l'état, aux juridictions spécialisées en matière militaire, ce qui est cohérent avec l'objet de la réforme. Le gouvernement proposait par ailleurs, toujours dans un souci de cohérence, d'étendre la compétence des juridictions de droit commun spécialisées aux infractions commises par des militaires dans une enceinte militaire. À la réflexion toutefois, et compte tenu des observations qui ont été faites par votre rapporteur, cette solution présente plus d'inconvénients que d'avantages. Le gouvernement accepte donc l'amendement de votre commission, qui supprime cette extension de compétence.
Avis préalable du ministre de la Défense aux poursuites
– Le gouvernement proposait ensuite deux modifications qui sont liées aux règles actuelles prévoyant que le ministre de la Défense doit donner un avis préalablement aux poursuites. Cet avis préalable a soulevé d'importantes discussions devant votre commission, sa suppression, ou sa limitation, ayant en effet été envisagée. Je me réjouis que cette solution n'ait pas en définitive été retenue. Un tel avis est en effet indispensable, compte tenu de la spécificité de la matière. Il est opportun que le ministre de la Défense puisse officiellement donner à l'autorité judiciaire son point de vue, accompagné des précisions qu'il estime utiles. Mais cet avis ne lie en rien ni le parquet ni le juge, qui conservent leur entier pouvoir d'appréciation. Il doit donc être conservé.
– Le projet du gouvernement proposait de limiter les cas dans lesquels, en cas de flagrance, ne serait pas requis l'avis du ministre de la Défense, préalablement à la mise en mouvement de l'action publique. Votre commission accepte cette disposition, et je m'en félicite.
Avis du ministre de la Défense (cas de poursuites engagées par la victime)
– Le gouvernement proposait également que l'avis du ministre de la Défense puisse être recueilli lorsque des poursuites sont engagées par la victime, dans les cas où cela est possible. Votre commission souhaite supprimer cette disposition. Il s'agit là d'une question complexe, sur laquelle je m'expliquerai lorsque l'amendement de la commission viendra en discussion.
Cette question est en effet liée à un autre débat qui porte sur la limitation du droit pour la partie civile de mettre en mouvement l'action publique, limitation qu'un amendement de votre rapporteur, adopté ce matin même par votre commission, se propose de supprimer.
Or, une telle suppression ne paraît pas en l'état possible, compte tenu de la spécificité de la matière, liée à l'existence du service national. Je m'en expliquerai plus avant lors de l'examen de cet amendement, mais je veux dès à présent indiquer que l'Assemblée nationale doit avoir clairement conscience que, si cet amendement était adopté en l'état, nous pourrions craindre de véritables entreprises de déstabilisation de l'armée par le biais de poursuites abusivement engagées par des particuliers devant les tribunaux répressifs.
Par ailleurs – et c'est pourquoi ces deux questions sont liées entre elles –, si des poursuites peuvent être engagées par un particulier sans aucune limitation et que l'avis du ministre de la Défense n'est prévu que lorsque c'est le parquet qui engage des poursuites, cela revient en réalité à supprimer presque totalement l'avis du ministre. Une telle solution ne me paraît pas acceptable.
Code de justice militaire (projet de loi ne s'appliquant pas en temps de guerre)
Je suis toutefois persuadée que, sur ces questions difficiles, mais essentielles, nous pourrons, à la lumière de la discussion, parvenir à un accord. Je termine en indiquant que le projet de loi ne modifie pas les dispositions du code de justice militaire applicables en temps de guerre, qui font donc l'objet d'une disposition transitoire. Votre commission propose, d'une part, de codifier dans le code de justice militaire cette disposition transitoire et, d'autre part, de préciser qu'il devra être procédé à la recodification complète de ce code avant le 1er janvier 2002. Le gouvernement est tout à fait d'accord avec ces deux propositions qui renforcent la lisibilité de la réforme.
En conclusion, je dirai qu'il paraît indispensable au gouvernement de maintenir une certaine spécificité à la procédure pénale militaire, même si cette spécificité devient extrêmement limitée. Comme l'indiquait le président de la République en février 1996, lors de sa rencontre avec les forces armées à l'École militaire : « La France doit être capable de projeter dans des délais très courts, partout dans le monde où la situation l'exigerait, une force significative pour que son point de vue et ses intérêts soient pris en considération dans la gestion de la crise et dans tous les aspects de son règlement définitif. »
Tout en permettant que cet objectif fondamental puisse continuer d'être atteint, le présent projet limite la spécificité du droit militaire en temps de paix à ce qui est strictement nécessaire à la vie des armées, en lui permettant, dans toute la mesure du possible, de respecter les garanties nouvelles offertes à l'ensemble des justiciables et de se conformer aux exigences d'un État démocratique, telles qu'elles sont prévues par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
C'est donc un texte de progrès, un texte qui renforce les libertés individuelles et les droits de la défense. Je vous demande par conséquent, mesdames, messieurs les députés, de bien vouloir l'adopter.