Interview de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, à TF1 le 3 décembre 1995, sur les revendications des étudiants après la réforme des universités, la grève dans la fonction publique, et les raisons d'être des réformes gouvernementales.

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Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Mme Sinclair : Bonsoir.

Un 7 sur 7 un peu spéciale ce soir en deux parties égales. Je recevrai tout à l’heure, longuement Bill Gates. Un homme hors du commun, il est le patron de Microsoft, l’Entreprise qui fait tourner 80 % des ordinateurs dans le monde. C’est un inventeur doublé d’un génie des affaires. Il est devenu l’homme le plus riche du monde en vendant de l’intelligence. Il nous dira comment notre vie quotidienne, demain, sera transformée par les nouvelles technologies de l’information.

Mais avant de parler de ce monde de l’an 2000, il faut bien parler de la France, de ce décembre 1995. Et la moitié de ce 7 sur 7 va y être consacré.

La France est bloquée, paralysée, inquiète. Les grèves s’enchaînent et font tâche d’huile. La semaine dernière, elles ont peu à peu gagné tous les secteurs de la vie nationale. La semaine qui vient devrait être décisive avec des appels à la grève générale. Le Gouvernement est au pied du mur et, pour cette première partie de 7 sur 7, je reçois François Bayrou, ministre de l’Éducation nationale.

Bonsoir, François Bayrou.

M. Bayrou : Bonsoir.

Mme Sinclair : Vous êtes ici, bien sûr, en tant que ministre de l’éducation nationale mais aussi en tant que membre important, numéro 3 du gouvernement, et vous avez mission, ce soir, de parler au nom du gouvernement sur le problème des étudiants – vous sortez, vous-même, d’une table ronde – mais aussi de faire le point sur tous les mouvements sociaux avant qu’une nouvelle semaine ne commence.

Sera-t-elle aussi dure que la semaine dernière ? Réponse dans un instant avec François Bayrou après une page de publicité.

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Mme Sinclair : Premier partie de ce 7 sur 7 en compagnie de François Bayrou.

On va commencer avec les étudiants, François Bayrou, avec lesquels vous avez négocié encore aujourd’hui. On parlera de la SNCF et du reste tout à l’heure. Tout de suite, le point sur la crise dans les universités.

Reportage.

Mme Sinclair : François Bayrou, votre plan d’urgence d’il y a deux semaines, vous avez été renvoyé avec mention « à refaire ». Vous l’avez refait aujourd’hui : 369 millions en urgence pour rétablir l’égalité entre les universités et 2 milliards pour des travaux. Avez-vous le sentiment que cela répond aux exigences qui ont l’air d’être à milieu, pourtant, de ces chiffres-là ?

M. Bayrou : Je crois que vous oubliez les deux mesures principales, j’allais dire :

 La première, c’est la création de 4.000 emplois. 2.000 enseignants et 2.000 de personnels non enseignants dans les universités. Vous vous souvenez que les étudiant ont dit depuis le début que le « besoin le plus important, c’était le besoin d’encadrement, d’enseignants, de proximité ».

Mme Sinclair : Ils vous en demandaient 25.000 et 20.000.

M. Bayrou : Non, non…

Mme Sinclair :… sur cinq ans

M. Bayrou : Sur cinq ans. Et vous voyez qu’à 4.000 on est très près de cet objectif-là. Ce qu’il faut comprendre, c’est évident, c’est que ce plan est forcément pluriannuel. C’est sur plusieurs années que l’on peut essayer de remettre à niveau l’ensemble de l’université française, et plus que ça, de lui donner la vitesse de croisière qui doit être la sienne.

Et c’est pourquoi la deuxième mesure la plus importante, c’est celle de l’annonce d’une loi de programmation budgétaire, c’est-à-dire d’un moment où la France dira : « Nous avons décidé de réformer l’université.

Nous nous sommes mis d’accord – j’espère qu’on se mettra d’accord – sur la réforme que nous voulons faire, voilà les moyens que nous allons y consacrer pendant plusieurs années. Nous prenons ensemble des dispositions pour que ce ne soit plus un problème d’alternance gouvernementale mais pour que, au contraire, on ait un plan à long terme qui nous permette de savoir où on va ».

Comme vous le voyez, des centaines de millions pour l’urgence, 2 milliards de travaux pour tout ce qui concerne les amphis, les salles de travaux dirigés, le confort des étudiants, la manière dont ils peuvent être accueillis, et puis les conditions de travail qui sont les leurs. 4.000 postes pour répondre à leur demande de professeurs et de personnels. Et, enfin, une loi de programmation. Il me semble que l’on a, là, un plan sur le long terme.

Mme Sinclair : Deux questions :
      1. Pourquoi avez-vous attendu que le mouvement enfle pour leur accorder cela ?
      2. Si, demain, ils refusent ce plan, étudiants, enseignants, que ferez-vous ? Vous serez obligé d’allonger encore l’addition.

M. Bayrou : Je crois sincèrement qu’ils ne le refuseront pas. C’est très proche de ce que la plupart d’entre eux demandaient il y a encore deux jours. Alors, naturellement, il y a eu un peu de surenchère dans la dernière ligne droite…

Mme Sinclair : … De la part de la coordination étudiante.

M. Bayrou : De la part de certains de ceux qui sont leurs représentants ou se présentent comme cela. Mais ce n’est pas grave. Un conflit doit être utile. Il faut sortir de cette idée selon laquelle, en France, l’université entre, à intervalles réguliers, dans des accès de fièvre. Poussée de fièvre et puis on retombe.

Mme Sinclair : C’est pourtant le cas.

M. Bayrou : Ceux qui souffrent le plus, c’est l’image de l’université française et ce sont les plus fragiles d’entre les étudiants.

Si vous faisiez un sondage, aujourd’hui, en France, probablement 60 % ou 70 % des Français diraient que l’université, ça ne marche pas. Or, c’est largement faux. Il y a des secteurs entiers de l’université qui marchent très bien, mais on ne peut pas le savoir parce qu’on a, devant, le rideau de fumée de ces incidents multipliés. Et donc, le plus important dans cette réforme, ce n’est pas l’argent – cela paraît surprenant car c’est le plus difficile à trouver – le plus important, c’est la détermination du gouvernement d’Alain Juppé et deux qui l’entourent de faire, enfin, la réforme que tout le monde attend depuis 20 ans et à laquelle n’ose pas s’atteler par crainte des mouvements de cet ordre. Eh bien, c’est le moment – ceci est en fait très proche de ce que nous allons traiter par la suite – de sortir l’université de la France de cette espèce d’impasse dans laquelle elle est engagée.

Mme Sinclair : Juste une dernière question sur l’argent qui n’est pas l’essentiel mais qui est tout de même la revendication immédiate…

M. Bayrou : J’ai dit que c’était le plus difficile à trouver.

Mme Sinclair : Comment faites-vous pour débloquer ces sommes quand on a vu que les discussions budgétaires au parlement, les 2 milliards de francs d’économies, étaient si difficiles à trouver le budget ? Comment avez-vous fait ?

M. Bayrou : Eh bien, vous le voyez, cela peut être utile de faire des économies pour qu’on puisse en affecter une partie sur l’urgence. Le principal travail du gouvernement, c’est évidemment de trouver la hiérarchie des urgences. Qu’est-ce qu’il est absolument indispensable de faire aujourd’hui ? Et qu’est-ce qui peut attendre demain ? Il est apparu à tous que les retards qui se prenaient depuis très longtemps sur l’université devaient être comblés.

Mme Sinclair : Je ne voudrais pas qu’on entre dans ce qui sera d’ailleurs l’objet des états-généraux de l’éducation nationale, de l’université en tout cas, qui doivent avoir lieu d’ici Noël, si je comprends bien, dans 15 jours.

M. Bayrou : Qui vont commencer d’ici Noël. Tout cela ne s’achèvera qu’à la fin de cette année universitaire.

Mme Sinclair : L’idée, l’angoisse majeure des étudiants, c’est aussi d’être fauchés en cours d’études au bout de deux ans. Va-t-on revoir un certain nombre de filières qui mènent nulle part ? Je sais que vous avez déjà dit « non », mais répèterez-vous, ce soir, que vous ne voulez à aucun prix d’une sélection à l’entrée qui fasse que le Bac débouche naturellement sur l’université ? Très vite, pouvez-vous me répondre là-dessus ?

M. Bayrou : Sélection, non. Pourquoi sélection, non ? Parce que cette sélection-là, à mon avis, mettrait un terme à ce qui est un contrat non écrit entre les Français selon lequel on n’a pas le droit de dire à un jeune qui a réussi un Bas : « on interdit que tu tentes ta chance. Tu n’as pas le droit de tenter ta chance ».

La France est construite sur l’idée que, lorsqu’on avait passé le Bac et le premier diplôme de l’enseignement supérieur, on avait le droit de tenter sa chance, et c’est juste ; Mais la question est de savoir : une fois qu’on leur ouvre le droit de tenter leur chance, si on leur a donné les informations nécessaires et l’aide nécessaire pour que cette chance soit une vraie chance. Et donc quiconque dit : « Refus de la sélection » doit dire en même temps : « Construisons une politique d’orientation pour que chaque jeune ait, au moment du Bac, les informations nécessaires et la formation nécessaire pour pouvoir faire un bon choix ». Et, cela, c’est naturellement très difficile à faire. C’est pourquoi cela n’a pas été fait au cours des années.

Mme Sinclair : On va parler de tout le reste, du domaine social en France qui est en crise. Là, sur le terrain des étudiants, vous attendez quoi ? Vous espérez quoi ? Les étudiants appelaient à une manifestation cette semaine. Vous pensez que ce sera le baroud d’honneur ? Vous l’espérez du moins ? Vous pensez que les choses vont se décanter ? Vous devez les revoir ? Quel est le programme ?

M. Bayrou : Je pense que la très grande majorité des étudiants français – il faut rappeler que la grande majorité d’entre eux ne fait pas grève, évidemment, et que les universités en grève ou les facs en grève sont très minoritaires…

Mme Sinclair : … La moitié des universités aujourd’hui ?

M. Bayrou : Beaucoup moins, paralysées complètement. Dans certaines, il y a telle ou telle fac qui est en grève mais, pour l’ensemble des universités, elles ne sont pas en grève. Et je tiens beaucoup à parler aussi bien à ceux qui ne sont pas en grève qu’à ceux qui sont en grève, et à dire que cela s’adresse à tous. J’attends simplement qu’ils se disent : « Au fond, voilà, certains d’entre nous se sont exprimés avec force. D’autres ont des problèmes aussi. On a été entendus. On a été entendus sur les moyens d’urgence, sur les amphis, sur les travaux dirigés, sur l’accueil à l’université. Mais on va décider tous ensemble de régler le problème d fond. Et c’est le problème de fond qui est la véritable réponse ».

Mme Sinclair : François Bayrou, vous êtes le numéro 3 du gouvernement et vous êtes là, ce soir, au nom du Premier ministre pour répondre aux inquiétudes des Français qui viennent, grévistes ou non gréviste, de passer une semaine très difficile.

On en regarde le récit avec Claire Auberger.

Reportage.

Mme Sinclair : Vous me direz si cela vous rappelle un certain mois de mai ? Mais on a le sentiment, François Bayrou, que le gouvernement parie sur une sorte de pourrissement de la situation. N’est-ce pas un jeu dangereux ?

M. Bayrou : Le gouvernement ne parie pas sur le pourrissement. Vous savez, c’est très rare d’avoir la certitude qu’on vit un moment historique. Cela n’arrive pas souvent dans une vie. Eh bien, je suis certain que beaucoup de ceux qui nous écoutent pensent, et ils ont raison, que nous vivons un moment historique. En réalité, on a laissé s’accumuler au travers du temps des difficultés et des problèmes devant lesquels on a préféré se mettre un bandeau sur les yeux et ne pas les voir grandir. Et ces problèmes, ce sont ceux qui forment les piliers du modèle français.

Regardez ce qui est en jeu : l’université publique française, c’est le modèle français. La SNCF, les entreprises publiques, c’est le modèle français. La Sécurité sociale, c’est le modèle français. Et on pourrait continuer comme ça…

Mme Sinclair : … Vous voulez dire que ce modèle craque ?

M. Bayrou : Le modèle français. Le gouvernement est en train d’essayer de le sauver. Regardez ce qui s’est passé dans les autres pays, qu’est-ce qu’on a fait ? Quand on a eu les mêmes difficultés que les nôtres avec les chemins de fer, ailleurs on a privatisé les chemins de fer. Quand on a eu les mêmes difficultés que les nôtres avec les Caisses de Sécurité sociale, ailleurs on a privatisé les caisses de Sécurité sociale. Et vous savez ce que l’on fait aussi dans un certain nombre d’universités, c’est-à-dire la sélection à outrance. Eh bien, le gouvernement dit : « Nous, nous sommes les défenseurs et les parties prenantes du modèle français ». Et l’effort que nous essayons de faire, c’est, devant la certitude que ce modèle craque parce que la Sécurité sociale succombe sous les déficits, parce que la SNCF est menacée par les déficits, parce que l’université a le sentiment qu’elle ne sait plus gérer le nombre, pour toutes ces raisons-là, nous disons : « Nous, nous allons sauvegarder notre modèle. Nous allons garder une Sécurité sociale sur ses principes. Nous allons garder la SNCF sur les principes qui étaient les siens. L’université…

Mme Sinclair : … Mais nous allons faire des réformes profondes.

M. Bayrou : L’université, sur les principes qui étaient les siens et nous allons avoir le courage de faire les changements qui s’imposent.

Mme Sinclair : Nous allons revenir sur les réformes et la façon, peut-être, de les faire. Restons un instant sur la gestion de la crise en ce moment. Le RPR essaie de mobiliser les usagers, est-ce que, là aussi, ce n’est pas jouer un jeu dangereux, de risquer de jeter de l’huile sur le feu ?

M. Bayrou : Anne Sinclair, il y a trois semaines, à cette même place, je vous indiquais que je n’étais pas partisan d’opposer les Français entre eux, je n’ai pas changé d’avis.

Mme Sinclair : Donc, c’est une maladresse.

M. Bayrou : Non. Mais il faut entendre ceux qui travaillent. Ceux dont le mois, la vie, le travail, l’emploi sont aujourd’hui directement menacés par ce qui se passe. Vous savez, il y a des entreprises qui font en décembre la moitié de leur chiffre d’affaires annuel, dont tout l’emploi, toutes les affaires, toute la santé, dépendent de savoir si, oui ou non, on va pouvoir transmettre les courriers, oui ou non, livrer les paquets qu’elles envoient. Vous croyez que c’est facile pour elles ? Elles sont dans une situation d’explosion.

Je connais dans ma région des entreprises qui mettent leurs employés au chômage demain matin parce qu’elles sont dans l’agro-alimentaire, parce que les commandes n’arrivent plus. Elles avaient pris des saisonniers, et les saisonniers, les commandes n’arrivant plus, les chèques n’arrivant plus, sont au chômage demain matin. Ceux-là aussi, il faut les entendre.

Mme Sinclair : Quelle leçon en tirez-vous, alors ? En tirez-vous la leçon que la France est incapable de se réformer ? Ou pensez-vous que les réformes qu’on demande aux gens sont aujourd’hui trop dures pour eux, trop loin d’eux pour qu’ils puissent les accepter ?

M. Bayrou : Ni l’un, ni l’autre.

Mme Sinclair : Gouverner, c’est aussi entraîner les gens dans la réforme qu’on souhaite. N’est-ce pas cela qui est trop en décalage.

M. Bayrou : Gouverner, c’est deux choses : montrer le chemin et marcher avec ce que l’on entraîne sur le chemin. Faire le chemin avec eux.

Mme Sinclair : Vous avez l’impression que c’est le cas aujourd’hui ?

M. Bayrou : C’est pourquoi il y a une progressivité nécessaire, un dialogue nécessaire. J’ai passé des jours à écouter, à discuter, à négocier avec l’ensemble des étudiants et des organisations. C’était indispensable. On ne peut pas ne pas entendre ceux qui vous parlent, mais vous ne pouvez pas non plus leur mentir sur le chemin. Si vous leur mentez sur le chemin, vous êtes un gouvernant lâche. Un gouvernant lâche, c’est un gouvernant méprisable, c’est un gouvernant à jeter.

Au moins pour une fois, les véritables questions sont posées. La question est toute simple pour les gens : Vraiment, dans ce pays, on ne peut rien faire.

Mme Sinclair : C’est la question que je vous posais : Avez-vous le sentiment que c’est cela que les gens disent ?

M. Bayrou : Je pense que les gens s’interrogent. Ils ont une espèce de sentiment de doute qui s’installe. Vraiment est-on condamnés, chaque fois, à avoir une élection avec un enthousiasme et, derrière, une désillusion et des gouvernants qui reculent par rapport à ce qu’ils avaient dit qu’ils feraient ? Je suis persuadé que les Français attendent des gouvernants qu’ils aient cette double attitude :

Premièrement, ayez le courage de nous dire ce qu’il faut faire. Engagez-vous. Résistez s’il faut résister. Tenez bon, s’il le faut.
Deuxièmement, s’il vous plaît, parlez avec nous. Conduisez les deux choses à la fois. Montrez-nous le chemin et marchez avec nous sur le chemin.

Mme Sinclair : On va parler du dialogue. Sur la compréhension de ce qui se passe en ce moment, vous le savez, vous le dites vous-même, il y a un malaise profond dans ce pays et on a l’impression qu’il y a une sorte de ras-le-bol général. Avez-vous l’impression que c’est parce que cela fait 12 ans qu’on demande aux Français de se serrer la ceinture ? Ou est-ce parce que Jacques Chirac avait donné le sentiment de les avoir compris et que, aujourd’hui, en leur demandant deux ans de plus de rigueur, ils le prennent d’autant plus mal ?

M. Bayrou : Non, je pense que pendant longtemps les Français ont cru qu’ils pourraient éviter, par un coup de baguette magique, d’avoir à répondre aux problèmes difficiles. Et c’est vrai que les campagnes électorales n’aident pas dans cette affaire. Lors des campagnes électorales, on a toujours, par nature, envie de montrer l’horizon heureux, on parle moins du chemin pour conduire vers cet horizon. Mais au fond d’eux-mêmes – cela est une certitude pour moi – ils savent qu’on ne pourra pas éviter les vrais rendez-vous.

Naturellement, ils protestent pour quelques-uns d’entre-deux, et c’est légitime. Protester en démocratie, manifester en démocratie, on a tout à fait le droit de le faire. Mais, au fond d’eux-mêmes, ils savent que, cette fois-ci, on ne pourra plus éviter cet obstacle et que de deux choses l’une : ou bien on sautera l’obstacle, ou bien on se brisera contre l’obstacle.

Mme Sinclair : Avant de venir très précisément et très concrètement aux questions qui se posent aujourd’hui, est-ce que, faire en même temps la réforme de la Sécurité sociale, la réforme des régimes de retraite, la réforme de la SNCF, c’était habile de faire tout en même temps ? Et faudrait-il ou non une pause dans l’annonce des réformes ?

M. Bayrou : Cela me fait rire parce que, vous le savez bien, tous les journalistes français, il y a un mois encore, écrivaient : « Mais à quand les réformes ? Pourquoi le Gouvernement n’ose-t-il pas s’attaquer aux choses ? » et Alain Juppé disait, il avait raison de le dire, « on y vient. On a la concertation qui précède la décision mais ne vous trompez pas, décision il y aura ». Et il l’a fait. Et pardonnez-moi de vous dire qu’ils ont tous applaudi. L’ensemble et, à juste titre, l’ensemble des observateurs ont dit : « Voilà enfin un plan courageux »…

Mme Sinclair : … Mais est-ce que cela ne vous frappe pas ce décalage justement entre les observateurs, peut-être, qui ont applaudi et une opinion publique, visiblement, qui le ressent mal ?

M. Bayrou : Anne Sinclair, la démocratie ne consiste pas à suivre toujours ce que les sondages disent comme on l’entend. La démocratie, ça consiste à expliquer et à tenir bon quand il faut tenir bon, quand le sujet est indispensable. Je vous dis : « Montez le chemin mais marchez avec les gens sur le chemin ».

Mme Sinclair : Donc, pas de pause dans les réformes. On continue.

M. Bayrou : Ce n’est pas de notre décision. Ce sont les événements du Monde qui font qu’on n’a plus le choix. C’est, vous savez quoi ? C’est tous ces jeunes qui sont au chômage aujourd’hui, ceux qui ne trouvent pas d’emploi, ceux qui galèrent aujourd’hui, eux devraient manifester sous les fenêtres du gouvernement en disant : « S’il vous plaît, allez au bout de ce que vous entreprenez ». Parce que c’est bien pour cela, n’est-ce pas ! C’est pour libérer des épaules de l’économie française un certain nombre de choses qu’elle ne peut plus porter et pour, enfin, recréer de l’emploi.

Mme Sinclair : Je vais vous donner lecture d’un sondage de la SOFRES.

Question posée aux Français, une question qu’on retrouve dans un certain nombre de sondages en ce moment :
      - d’une manière générale, avez-vous de la sympathie ou pas à l’égard des mouvements de grève dans le Service public ?
      - beaucoup de sympathie ou assez de sympathie : 56 %
      - peu de sympathie ou pas de sympathie du tout : 43 %
      - sans opinion : 1 %

En gros, on retrouve les mêmes tendances que dans les sondages publiés notamment dans « Le Parisien » d’hier, sondages CSA.

En revanche, ce qui est intéressant, c’est que la SOFRES a fait une étude particulière sur l’agglomération parisienne.
      - beaucoup de sympathie ou assez de sympathie : 45 %
      - peu de sympathie ou pas de sympathie du tout : 55 %
      - sans opinion : 0

Donc, large sympathie dans la population en général mais renversement de tendance, en revanche, dans l’agglomération parisienne où les gens sont beaucoup plus gênés que les autres.

Est-ce que cela vous conforte dans l’idée de dire : « Plus la pagaille sera grande, plus le retour de bâton sera fort et plus, finalement, nous finirons par être entendus ?

M. Bayrou : Encore une fois, ceux qui croient que le pourrissement est le choix du gouvernement se trompent. Le choix du gouvernement est positif et constructif. Mais cela revient à dire ce que j’indiquais : on a le droit de manifester son opinion et son opposition – c’est légitime – mais on ne doit pas oublier ce dont la vie et le travail dépendent, au jour le jour, des décisions que l’on prend. Ceux-là aussi ont droit à être entendus d’une certaine manière.

Mme Sinclair : Très concrètement, syndicats et Opposition appellent aujourd’hui au retrait du plan Juppé. Vous avez entendu Marc Blondel. L’envisagez-vous ? Ou est-ce conforme à tout ce que vous venez de dire : « nous maintiendrons » ?

M. Bayrou : Le plan était indispensable. Je n’aperçois d’ailleurs aucune autre proposition d’aucune sorte. Vous voyez les gens défilent et protestent, il n’y en a pas un seul qui ait dit : « J’ai un autre plan ».

Je vous ai apporté, parce que je l’ai vu hier dans « Le Monde », un appel signé de 150 intellectuels de Gauche. Cela s’appelle « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ». Je vous lis une seule phrase : « Chacun sait que la situation de la Sécurité sociale ne pouvait plus s’accommoder de replâtrage qui se soldait en définitive par une hausse des cotisations et une baisse des prestations ». C’est un appel de Gauche à soutenir le plan Juppé. Et Nicole Notat a dit que « c’était juste », en tout cas que, dans ses grandes lignes, « il était juste ».

Je suis absolument certain qu’il y a une attente profonde pour ce courage-là. Elle n’est pas seulement dans la Majorité, elle est transpartie.

Mme Sinclair : Très précisément, sur le problème des retraites, parce que, que ce soient les cheminots ou que ce soient les autres fonctionnaires, c’est essentiellement sur ce problème-là qu’ils sont descendus dans la rue, répétez-vous ce soir, que la communication du gouvernement soit bien claire : ils cotiseront 40 ans comme les autres ou bien est-ce négociable ?

M. Bayrou : Je répète ce soir que, sur les retraites, nous avons mis en place un système pour examiner métier par métier, branche par branche, entreprise publique par entreprise publique ce que ce problème des retraites entraînait.

Les décisions concrètes, métier par métier, ne sont pas prises, et il y a une désinformation extraordinaire, on fait croire aux gens…

Mme Sinclair : Si l’on discute de ces régimes spéciaux, cela veut bien dire que la décision globale de dire : 40 ans, c’est intouchable. Ce n’est pas le cas ?

M. Bayrou : Non. Parce qu’il y a des métiers qui ne peuvent pas être pris dans ce groupe-là, des métiers dont la pénibilité, plus pénibles que les autres ou qui demandent des astreintes plus importantes que les autres, ces métiers, leurs statuts ne changent pas.

Mais le gouvernement a bien le devoir lorsqu’il se trouve devant des caisses qui sont en faillite inéluctable, en raison de l’extrême croissance démographique de l’allongement de la durée de la vie, si l’on ne faisait rien ces caisses seraient en faillite.

Le gouvernement a le devoir de dire : nous voulons y voir clair. Et si nous n’y voyons pas clair aujourd’hui, ce serait trahir demain ceux qui croiraient avoir leur retraite.

Pour la retraite, aujourd’hui, il n’y a rien de changé. Pour la retraite, on va examiner métier par métier, statut par statut, où l’on va, mais il faut bien qu’on ait le courage de mettre les données sur la table.

Mme Sinclair : Dernière question, François Bayrou : comment on sort politiquement de cette situation ? On entend en ce moment parler de référendum, on entend parler de dissolution. Alain Madelin suggérait que cela pouvait être une sortie de crise, ce matin, dans l’émission de Michèle Cotta. Est-ce que l’un ou l’autre serait une bonne idée pour sortir du blocage, s’il y a blocage ?

M. Bayrou : Tout cela, c’est d’abord un sentiment de blocage complet, et je ne crois pas qu’on ira au blocage complet. Je crois que les Français vont mesurer que c’est vraiment l’essentiel qui se joue en ce moment, et ils vont avoir le courage d’aller dans le bon sens.

Mme Sinclair : Et si l’on allait au blocage complet ?

M. Bayrou : Au blocage complet, c’est le suffrage universel qui tranche bien entendu, mais je crois que l’on n’ira pas.

Mme Sinclair : … Et la réunion autour d’une table, style Grenelle, conférence générale, tout le monde ensemble, et non pas secteur par secteur ?

M. Bayrou : J’ai dit : dialogue à tout instant…

Mme Sinclair : … dialogue, ce n’est pas négociation…

M. Bayrou : … sous toutes les formes. Et si quelqu’un a une idée différente, qu’il l’apporte. Mais, pour l’instant, je n’entends aucune idée différente. Tout le monde sait qu’il faut répondre à la question.

Mme Sinclair : François Bayrou, merci d’être venu faire le point ce soir à chaud. Je vous rends à vos étudiants, à vos universités et à votre Plan d’urgence.

Tous ces sujets sont graves. La semaine va être dure. Je vais vous proposer une demi-heure d’évasion dans le futur.

Une page de PUBLICITE et je rejoins Bill Gates

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Mme Sinclair : J’annonce la sortie de votre livre qui s’appelle « La route du futur » qui paraît chez Robert Laffond et qui est le récit à la fois de votre aventure et puis votre vision de ce que va être le monde de demain et le monde des Télécommunications de demain ?

Prenez-vous quelquefois le temps de regarder ce qui s’est passé depuis qu’à 13 ans vous avez, au fond, réalisé votre premier programme pour jouer au morpion ?

M. Gates : En fait, on s’amusait beaucoup à cette époque. On utilisait l’ordinateur, on s’apercevait qu’il pouvait nous répondre immédiatement. Je suis devenu drogué pratiquement. Je me suis demandé jusqu’où je pouvais l’emmener cet ordinateur, et cet enthousiasme s’est poursuivi jusqu’à maintenant.

Mme Sinclair : Au fond, vous avez gardé votre jouet pour en faire un empire ?

M. Gates : C’est cela. Je crois que ma vision de cette évolution informatique pour tous, ce que je voyais moi-même dans l’ordinateur, cela a permis de le réaliser, grâce à mes amis.

Mme Sinclair : Votre livre a pour base les « autoroutes de l’information ». Les Français en entendent un peu parler, un certain nombre d’hommes politiques, Jacques Delors a été le premier à en parler en France. Jacques Chirac en a parlé hier. J’y reviendrai tout à l’heure. Pouvez-vous, en deux mots, expliquer très clairement ce que c’est ?

M. Gates : C’est une révolution faite de communication. On peut désormais atteindre des produits qui sont vendus, des services qui sont disponibles, des informations, des distractions, tout cela très disponible grâce à ces ordinateurs personnels qui évoluent et qui sont reliés en réseau grande vitesse.

Mme Sinclair : Alors INTERNET, ce réseau dont tout le monde parle, c’est le premier pas de ces autoroutes de l’information ?

M. Gates : Oui, c’est cela. L’INTERNET, c’est une évolution importante, une étape importante. Il y a de plus en plus d’utilisateurs, de contenus, et puis il y a un retour d’information. Plus on l’utilise et plus on est motivé à améliorer les contenus.

Maintenant il y a toujours beaucoup de problèmes qui doivent être résolus, par exemple la vie privée, la sécurité. Il y a de centaines de sociétés dans MICROSOFT qui y travaillent, qui essaient de résoudre ces problèmes. Dans les 5 années à venir, cela se répandra beaucoup plus dans les entreprises et la pédagogie.

Mme Sinclair : Je ne sais pas si vous avez entendu Jacques Chirac, je ne le pense pas parce que vous arrivez de Londres, qui était à Cotonou en Afrique, au Bénin et qui s’est inquiété de ce que 90 % des échanges sur INTERNET soient en anglais. Alors, je pense que ce n’est vraiment pas votre problème et que vous n’en avez rien à faire. Mais que répondriez-vous à ceux qui disent : « Le monde entier, la communication du monde entier sera désormais totalement acquis à l’anglais ? ».

M. Gates : Je crois que c’est faux. L’INTERNET a commencé aux États-Unis, a commencé à prendre aux États-Unis, et 50 % des utilisateurs sont aux États-Unis.

Au fur et à mesure que l’INTERNET se diffuse à travers le monde, il sera utilisé par chaque pays, dans sa propre langue, pour les informations, pour la publicité, etc. Donc, il y aura de plus en plus de contenus français, j’en suis convaincu, mais aussi des contenus anglais. Les gens pourront choisir l’utilisation et la langue.

Mme Sinclair : Vous êtes gentil pour nous.

Vous dites dans votre livre : « C’est aussi important comme révolution que l’imprimerie avec Gutenberg ». Comment pouvez-vous expliquer à un Français à qui il paraît que l’ordinateur, c’est un outil un peu compliqué, difficile d’accès, que cela va être justement – comme l’on disait tout à l’heure – aussi banal que le téléphone ?

M. Gates : J’essaie dans ce livre d’évoquer différents scénarios, de montrer comment une journée pourrait être beaucoup plus de contrôle, de commandes, grâce à cet outil.

Quand on regarde les révolutions des communications antérieures, on apprend beaucoup de choses. On s’aperçoit que cela modifie la vision que l’on a de la cité. On peut permettre à beaucoup plus de gens de participer. Tout le monde achète des livres en librairie. Tout le monde a désormais un téléphone. Et je crois que cette révolution sera encore plus puissante, donnera plus de puissance aux gens que ces révolutions antérieures. Dans 20 ans, je crois que ce sera à la portée de chacun. Je crois que le besoin est supérieur au besoin qu’il y avait du téléphone il y a 50 ou 60 ans.

Mme Sinclair : Est-ce que je me trompe si, téléphone, télévision, ordinateur, au fond, tout cela, ce sera le même outil ou à peu près ?

M. Gates : Je crois qu’ils seront tous reliés au même réseau. L’écran du salon, que l’on regarde de loin, aura l’air d’une télé, mais il sera relié à un réseau, donc l’on pourra visionner ce que l’on voudra, par exemple vos amis, vos parents, des spectacles, au moment que vous désirez.

Si vous vous rapprocher d’un écran, cet écran aura l’apparence d’un ordinateur avec un clavier, mais il sera relié avec un réseau, le débit sera beaucoup plus rapide qu’actuellement. Donc, on pourra obtenir des vidéos, des programmes radio, etc.

Mme Sinclair : Alors, vous parlez, bien sûr, de la télévision à la carte que l’on pourra voir tous les programmes que l’on souhaite, au moment où on le souhaite. Mais vous donnez des exemples extraordinairement séduit par les lunettes de Tom Cruise… », et, alors, qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ?

M. Gates : Tout ce que l’on voit sur l’écran, qui vous intéresse, par exemple, un meuble, quelque chose que l’on ne reconnaît pas, mais on pourra le pointer sur l’écran, le cliquer, et sur l’écran vous verrez apparaître une grande quantité d’informations. À ce moment-là, si vous avez autre chose à faire, vous arrêtez le spectacle, vous ne manquez rien. Vous pouvez aussi avoir des informations complémentaires. Vous pouvez aussi savoir combien cela coûte…

Mme Sinclair : Alors, vous dites, justement, on pourra sauter à pieds joints dans le plan de la ville que l’on aura sous les yeux. Pour naviguer dans une rue ou dans les pièces d’un bâtiment, on zoomera…

Vous voulez acheter une tondeuse à gazon : l’écran montre l’intérieur d’une maison, vous gagnez la porte de derrière, vous apercevez un garage, un clic sur le garage, et vous voici dedans, parmi les outils : une tondeuse à gazon. Un clic sur la tondeuse, d’autres petites annonces, des catalogues, des vitrines-expo s’affichent. Facile de procéder à de rapides comparaisons.

Au fond, le monde entier est à la portée de main. On voudra avoir des informations sur tout, et il suffira de pointer l’objet sur l’écran, et l’on aura la réponse. C’est cela ?

M. Gates : Il y a quand même des différences : ce que l’on voit sur l’écran sera dans un univers tridimensionnel, et donc, on pourra se balader.

Par exemple, on pourra     aller dans la ville que l’on préfère. Si l’on voit quelque chose que l’on préfère, on pointe sur l’écran par exemple la banque ou le tribunal, ou une librairie, aller voir son compte dans sa banque. Donc, on peut examiner le monde réel. Et puis l’on peut aussi voir un monde virtuel, un monde que l’on s’invente. Par exemple des tableaux, créer votre propre galerie d’Art.

Votre capacité de manipuler cet univers ou d’accéder à d’autres informations, d’autres personnes est pratiquement illimitée. C’est assez difficile à décrire, mais j’essaie de faire penser les gens à des images, commencé à les faire réfléchir à la problématique et les préparer, parce que cela va arriver très vite.

Mme Sinclair : Vous racontez dans ce livre que vous vous faite bâtir une maison avec, justement, toutes les technologies futures. Vous ne pouvez pas nous faire visiter une pièce ou deux de la maison, qu’est-ce qui se passe dans la maison de Bill Gates ?

M. Gates : Dans ma maison, il y aura un élément nouveau : il y aura une quantité d’écrans de très haute qualité. Donc, quand on se baladera dans cette maison, on pourra voir différentes images. Par exemple, si l’on est intéressé à un pays que l’on veut visiter, on peut voir des images. Si l’on veut étudier certaines formes artistiques, on peut les visualiser. Tout cela sera disponible sous forme d’images.

Et puis, en se baladant à travers cette maison, automatiquement on pourra réguler la musique, l’ambiance acoustique, la température, tout cela sera automatisé, pour que, dans cette maison, on n’ait même besoin d’y penser, et puis l’on dira si cela marche : c’est une expérience, après tout. Cela m’intéresse beaucoup. Cela me fascine, en fait.

Mme Sinclair : Qu’est-ce qui va changer dans notre vie quotidienne, à part ces inventions qui nous font rêver ? Prenons l’éducation, puisque, au fond, jusqu’ici, l’enseignement a tiré peu de parti de l’informatique. Les CD Rom, c’est-à-dire des disques interactifs qui peuvent se lire sur un écran d’ordinateur et qui contiennent des centaines de milliers de pages de textes, de documents, de sons, les CD Rom sont surtout des jeux, sont surtout des CD Rom éducatifs, mais cela n’existe pas beaucoup dans l’enseignement. Est-ce que, demain, un élève pourra faire un exposé sur la littérature, dans sa classe, en se servant très naturellement d’un ordinateur, ou est-ce que c’est très loin de nous ?

M. Gates : Je crois que si l’on regarde les écoles modèles à travers le monde, on s’aperçoit que l’on utiliser déjà INTENET pour obtenir des éléments de musée, de librairie, simplifier cette information, enrichir des présentations, des exposés devant la classe. Et puis il y a des enseignants qui optimisent leur travail. On peut trouver ces éléments dans l’INTERNET, le communiquer à d’autres personnes, se faire communiquer d’autres éléments il y a déjà beaucoup de gens qui y excellent.

Pour la première fois, nous avons un moyen très efficace pour les enseignants de conforter leur travail mutuellement, et cela devrait améliorer la pédagogie.

Mme Sinclair : Les parents qui vous écoutent – et je suis parent- doivent se dire : au fond, on avait déjà des enfants qui étaient abrutis par la télévision, abrutis par les jeux vidéo, et vous nous annoncez un monde où ils vont rester devant leur écran, au fond pour tout faire, et y compris pour surfer, pour zapper d’une idée à une autre, d’un sujet à un  autre, quelle génération d’enfants va-t-on créer ?

M. Gates : Je crois que ce sera une génération qui sera incroyablement curieuse, qui comprendra que, lorsqu’on lit un article, on peut l’approfondir pour parvenir à la vérité, on peut demander facilement à ses amis : ‘Tu es d’accord avec ce qui est écrit dans cet article ? ». Ce sera donc une génération qui prendra cela pour acquis, et le valorisera au maximum.

Mme Sinclair : Et l’imaginaire, la création ?

M. Gates : Cela, c’est un aspect très important. Il ne s’agit pas simplement de voir l’information générée par d’autres personnes. Pour la première fois, le courrier électronique peut intéresser les jeunes. Ils ont droit de l’utiliser, et donc cela permettra d’améliorer leur capacité, compétence d’écriture.

L’ordinateur peut créer non seulement des dessins, mais également des effets spéciaux, cinématographiques, qui sont des équipements extrêmement coûteux de nos jours, tandis que les enfants de la génération suivante pourront l’avoir à leur disposition sur leur P.C., avec des images, leurs propres idées, leurs propres images, les composer et les envoyer à leurs amis, à leurs parents, et tout cela, sur leur propre commande.

Mme Sinclair : Les gens qui vous écoutent, doivent se dire : quel monde étrange sera celui dans lequel nous vivrons où, finalement, on ne sortira plus de chez soi, ni pour travailler, ni pour se distraire. Est-ce que ce n’est pas un monde d’isolement ? Est-ce que finalement ce monde que vous nous peignez sous des couleurs magiques et brillantes, vous ne lui voyez pas des aspects qui peuvent être inquiétants comme celui-là ? Régressifs ?

 M. Gates : Avec l’amélioration technologique, on a plus de libre-arbitre que l’on peut appliquer à l’utilisation de son temps libre. On n’aura plus besoin de faire des queues, de remplir des formulaires. On n’aura plus besoin de se trouver dans des embouteillages. Donc, on aura beaucoup plus de temps libre et l’utiliser à s’amuser avec ses amis.

Souvent, l’ordinateur vous donne des moyens de faire des choses vraiment humaines. Si vos parents sont très loin de vous, c’est sympathique de pouvoir leur parler avec l’écran, de faire vos travaux scolaires avec eux… une ambiance très conviviale. C’est un nouvel instrument qui sera à notre disposition.

On pourra trouver, grâce à ces instruments, des gens avec qui l’on aura envie d’être ami, plus facilement que maintenant.

Mme Sinclair : Dans votre livre, vous racontez une anecdote assez drôle. Vous dites : dans le passé, j’ai eu une liaison avec une femme qui était dans une autre ville. On se téléphonait sur nos téléphones cellulaires. On allait au cinéma voir le même film, et on le commentait à la sortie.

Ce n’est quand même pas ce que vous nous proposez comme objectif : l’amour sur Internet, est-ce un progrès ?

M. Gates : Si l’on est loin de toute manière, c’est mieux que de s’appeler au téléphone. Cela permet de se parler, de se voir. Il est évident que l’idéal sera toujours d’être ensemble physiquement. C’est sympathique de voyager, mais de lire, d’entendre parler d’endroits qu’on ne verra jamais, c’est comme le téléphone, c’est une autre expérience médiatisée. L’ordinateur nous apporte une dimension plus riche que tout cela, y compris la capacité de déterminer l’emplacement des gens et des ressources. C’est pour cela que je suis si optimiste. Je crois qu’il y a beaucoup d’avantages qui amélioreront l’état du monde.

Mme Sinclair : Ces technologies de l’information que vous nous décrivez – technologies de demain -, est-ce-que cela va être un outil pour transformer notre vie ? Ou est-ce que cela va être un nouveau type de vie ? Et si c’est un nouveau type de vie, apportent-elles une réponse aux problèmes de la Société, qui sont la violence urbaine, le chômage, la drogue ou n’est-ce pas fait pour cela ? Est-ce autre chose ?

M. Gates : Les progrès intérieurs se sont attaqués à la composition du travail pour le rendre plus intéressant, plus convivial. Vous savez, les travaux à la ferme, cela ne permettait pas vraiment de lire et d’apprendre, tandis que, là, nous nous sommes dotés d’un instrument qui permettra de plus grandes recherches, une recherche plus rapide dans le médical par exemple, et une plus grande diffusion de ses résultats. Les gens s’en apercevront très rapidement. Par exemple, ils auront cet enfant, devant son ordinateur, explorant le reste du monde, ils verront son enthousiasme.

Les gens ont des préoccupations, des problèmes, je ne dis pas que c’est une panacée. Je ne pense pas que cela va forcément résoudre, ni d’ailleurs rendre ces problèmes pires. Oui, d’accord, on a besoin d’assistants sociaux, d’enseignants. Mais je crois que personne, aucun pays ne s’en est encore véritablement tiré bien.

Mme Sinclair : Il n’y a pas une émission, à laquelle vous participez, où l’on ne rappelle pas que vous êtes l’homme le plus riche du monde, milliardaire en dollars. Cela a-t-il changé quelque chose dans votre façon de voir la vie ? Puis-je vous demander ce que vous avez envie de faire d’une telle fortune ? Sont-ce des projets pharaoniques de domination du monde ?

M. Gates : jusqu’à présent je continue à faire les mêmes choses. Que je sois propriétaire de Microsoft ou non, j’aime beaucoup mon travail. Cela me fascine. Et je crois que je vais continuer à le faire pendant longtemps.

Si Microsoft continue de réussir, je vais m’attacher à des activités philanthropiques, dans des choses auxquelles je crois : le contrôle démographique, l’éducation, l’accès aux ordinateurs. Penser à quel point cela pourrait être amélioré ! Je ne pense pas faire hériter mes héritiers d’un patrimoine considérable ! Bon, peut-être que je pourrai y réfléchir, mais c’est dans plusieurs décennies de toute manière !

Mme Sinclair : Il y a un peu un paradoxe à vous interroger en ce moment sur les autoroutes de l’information où l’on va pouvoir se promener à son aise, alors que les moyens de communication terrestres en France sont complètement bloqués. Est-ce que vous savez un peu ce qui se passe ici ? Je crois que oui. Quel est votre regard d’Américain sur notre Société française, est-elle complètement bloquée, à votre avis, sommes-nous archaïque ? Ou les gens ont-ils raison d’avoir peur ?

M. Gates : Je crois qu’aucun pays ne s’en est vraiment bien tiré dans ce traitement du déficit budgétaire. Comment entamer un véritable dialogue, comment imposer ces choix si durs ? Si j’avais une solution, je vous la donnerais. Mais, vous savez, aux États-Unis également, on a des problèmes très durs.

Mme Sinclair : Merci beaucoup, Bill Gates.

Je rappelle le titre de votre livre « La route du futur » publié chez Laffont.

Et je recommande un livre de Dominique Norah qui est journaliste au Nouvel Observateur, qui s’appelle « Les conquérants du cybermonde » qui est publié chez Calmann-Lévy, et où l’on comprend vraiment tout ce que l’on a envie de comprendre sur ce monde qui, quelquefois, nous échappe.

Je vous remercie beaucoup d’être venus ce soir.

La semaine prochaine, je recevrai Charles Pasqua.

Dans un instant, le Journal de 20 heures de Claire Chazal qui reçoit une autre grande star – décidément c’est la journée des grandes stars américaines sur TF1 – Michael Douglas, et aussi le gagnant du Loto, j’oubliais.

Merci à tous. Bonsoir.