Texte intégral
Les Échos : 13 novembre 1995
Les Échos : Le Gouvernement promet une vraie réforme de la Sécurité sociale. À quelle aune jugez-vous qu’il ne s’agit pas d’un énième plan de colmatage ?
Alain Madelin : La tâche du Gouvernement sera rude. Il doit agir, vite et fort, quitte à légiférer s’il faut par ordonnances. Il doit s’attaquer à la racine même du mal qui ronge notre protection sociale. Sinon les mêmes causes produiront les mêmes effets. La question n’est donc pas seulement de trouver une nouvelle fois les moyens de boucher le trou de la Sécurité sociale mais d’engager une vraie réforme du système pour empêcher qu’un nouveau trou se creuse.
Les Échos : Jacques Barrot met de plus en plus l’accent sur la maîtrise des dépenses, comme vous le préconisiez. Jusqu’où peut aller cette logique ?
Alain Madelin : Il y a deux façons de maîtriser les dépenses d’assurance-maladie. La première consiste, dans une approche budgétaire et comptable, à rationner les dépenses de santé. La seconde consiste à engager des réformes qui permettent une gestion économique et médicale de ces dépenses.
Tous les Français savent bien que le système est mal géré. Ils sont les témoins quotidiens de multiples gaspillages, de l’arrêt maladie de complaisance à l’ordonnance saturée, des mêmes examens répétés plusieurs fois aux armoires à pharmacie remplies de médicaments inutilisés. Toutes les études mettent en évidence les gisements d’économies potentiels – de l’ordre d’une centaine de milliards par an dit-on – d’une système où le coût des mêmes actes médicaux peut varier de 1 à 4. Arrêtons de chercher des boucs émissaires. En réalité, le vrai coupable c’est un système où personne n’est responsable.
Les Échos : Concrètement, comment maîtriser l’évolution des dépenses de santé ?
Alain Madelin : Dans cette maîtrise des dépenses, il faut repousser la tentation de la facilité, c’est-à-dire, c’est-à-dire les solutions purement financières et le renforcement de la gestion étatique et administrative du système. Enfermer les dépenses de santé dans des enveloppes globales peut, à la rigueur, permettre de donner un coup de frein aux dépenses, mais ce n’est pas une méthode durable de gestion.
La gestion par le contrôle des prix et l’encadrement budgétaire ne peut qu’échouer comme ont échoué à d’autres époques le contrôle des prix ou l’encadrement du crédit. Ce n’est pas un système de contrôle des prix qu’il faut mettre en place, mais un système de formation de vrais prix. Je m’explique : la gestion de l’assurance-maladie est aujourd’hui une gestion aveugle, où l’on ne connaît pas les coûts, où l’on paie sans évaluer et sans mesurer l’activité des producteurs de soins.
Pour mieux gérer, il faut mettre en place bien entendu tout une série d’instruments nouveaux comme la généralisation du carnet de santé, la carte de paiement à puce en remplacement de la feuille d’assurance-maladie, le PNSI, c’est-à-dire la détermination du budget de l’hôpital en fonction de l’évaluation permanente de son activité réelle, la maîtrise de la démographie médicale, etc… Mais de tels instruments, pour être pleinement efficaces, doivent être mis en place dans le cadre d’une gestion autonome, décentralisée, responsabilisant et non dans celui d’une gestion administrative.
Les Échos : Autrement dit, il faut changer de système ?
Alain Madelin : D’autres pays se sont engagés bien avant nous dans la voie des réformes et de la maîtrise des dépenses. Si aucune expérience étrangère n’est directement transposable. Il existe cependant un dénominateur au succès remporté : faire en sort que ceux qui financent les soins se comportent comme des acheteurs avisés, négociant au meilleur coût les prestations.
C’est pourquoi je pense que la réussite de notre réforme de l’assurance-maladie dépendra de l’autonomie qu’on donnera, ou qu’on ne donnera pas, aux caisses et tout particulièrement aux caisses régionales.
Devenues autonomies et responsables, les caisses régionales devraient avoir la liberté de négocier avec les médecins, les hôpitaux, les cliniques, les prestations de santé dans les meilleures conditions, d’organiser des réseaux de soins… Cela permettrait de favoriser l’expérimentation et la mise en place de formules innovantes d’organisation médicale.
Les hôpitaux, qui pourraient opter pour un statut d’établissement public industriel et commerciale, contracteraient avec les caisses. Dans le même esprit, les mutuelles et les assurances complémentaires devraient pouvoir, en respectant les mêmes principes d’égalité devant les soins, de non-discrimination, de non sélection des risques et de solidarité nationale, offrir des formules d’assurances complète « au premier franc », et le cas échéant des formules de distribution de soins. C’est d’ailleurs cette même autonomie des caisses que les Allemands ont développé. Les salariés allemands se sont même vu offrir la liberté de pouvoir choisir, en 1996, l’assureur de leur choix.
Les Échos : Et le paritarisme, que devient-il ?
Alain Madelin : En réalité, derrière le paritarisme à la française, il y a une gestion de fait de l’État. C’est lui qui décide du développement des hôpitaux, de l’évolution de leur budget, du prix du médicament ou des revalorisations tarifaires. La seule chose que gèrent vraiment les caisses d’assurance-maladie, c’est le personnel. Je suis, pour ma part, partisan d’un vrai paritarisme de responsabilité, c’est-à-dire d’un paritarisme recentré sur un nombre plus restreint d’organismes, nécessitant moins d’administrateurs et dans lequel il faudrait distinguer les orientations et les décisions générales d’une part, la gestion quotidienne d’autre part.
De plus, il se pose un réel problème de légitimité. Le champ de notre paritarisme syndical s’apparente à un partage territorial de type tribal. La CGC gère l’AGIRC. La CFTC les allocations familiales, la CFDT partage le chômage, la maladie est l’empire de FO. Et les dernières élections aux caisses d’assurance-maladie remontent à 1983 !
Pour donner un élan à notre nouvelle Sécurité sociale, pour faire en sorte que la réforme ne soit pas technocratique mais démocratique, il faut organiser des élections à la Sécurité sociale en 1996. Et revenir, pourquoi pas, à des élections libres comme avant 1967.
Les Échos : Faut-il aussi modifier le financement de la protection sociale ?
Alain Madelin : Le problème de notre protection sociale, j’insiste n’est pas celui de son financement mais un problème de responsabilité et de gestion. On entend dire « Y a qu’à taxer moins le travail, faire payer les machines, ou taxer la pollution ». Il n’existe, hélas, pas de prélèvements miraculeux. Si vous faites un impôt sur les vaches, ce ne sont pas les vaches qui paieront !
Cela étant, la clarification des responsabilités impose la clarification du financement de notre protection sociale en distinguant mieux ce qui relève de l’assurance et donc de la cotisation et ce qui relève de la solidarité nationale et donc des impôts. Il faut poursuivre la budgétisation progressive des allocations familiales. Celles-ci ne sont pas une assurance et les enfants ne sont pas un risque. En ce qui concerne l’assurance-maladie, l’État lui impose toute une série de charges dites indues et de contraintes qui relèvent de la solidarité nationale et qui, dans d’autres pays sont financées par l’impôt.
Une part de l’assurance-maladie (50 milliards) ne devrait donc plus être financée par les cotisations mais par les impôts ou par la CSG. Ce qui nous rapprocherait de la structure fiscale et sociale de nos partenaires. Ce qui permettrait aussi à notre protection sociale de repartir sur de nouvelles bases dans des responsabilités et des financements clairement définis.
Les Échos : Jacques Chirac a été élu sur un programme de baisse des prélèvements obligatoires, or une hausse de la CSG doublée d’un relèvement de la cotisation vieillesse paraît acquise. Ne risquent-ils pas d’étouffer la croissance ?
Alain Madelin : J’ai toujours dit que l’on ne pourrait pas échapper à un prélèvement supplémentaire dans l’assainissement nécessaire de nos finances sociales. Cela étant, plus il y aura d’effort d’économies et plus les réformes seront profondes, moins nous aurons besoin de prélèvements. De ce point de vue, je m’interroge sur l’opportunité de l’allocation dépendance. Celle-ci constitue un engagement du président de la République qui doit être maintenu. Mais je rappelle que lorsque les Allemands ont institué une telle allocation, ils l’ont fait à partir d’une situation d’équilibre de leurs comptes sociaux, en faisant contribuer les salariés, les entreprises et l’État et en supprimant un jour férié.
Limiter les dépenses nouvelles, c’est aussi limiter les prélèvements nouveaux. La maîtrise des déficits publics est indispensable, c’est même une condition de la baisse des taux d’intérêt, mais il est tout aussi indispensable sauf à prendre le risque d’étouffer l’économie, de créer le climat de confiance nécessaire à une croissance soutenue.
France Inter : mercredi 15 novembre 1995
Q. : Est-ce que l’on ne dramatise pas excessivement la situation de la Sécu pour faire passer la pilule ?
R. : Non, la situation est extrêmement grave en ce qui concerne nos déficits publics et tout particulièrement nos déficits sociaux. On n’a pas le droit de raconter n’importe quoi aux Français : dire que l’on peut passer la fin de l’année sans mettre notre régime de sécurité sociale en faillite si l’on ne faisait rien. Le problème est : quoi faire ? C’est vrai que l’on en a assez de ces – on ne sait même plus combien – 15, 16, 17, 18, 19 plans de redressement de la Sécurité sociale au cours des 20 dernières années. Il est temps d’attaquer le mal à la racine. Il se trouve que je suis de ceux qui essayent de regarder un petit peu ce que font les autres, comment on a essayé de redresser les comptes dans d’autres pays et c’est possible. Nous avons un système de Sécurité sociale à la française auquel nous tenons beaucoup, qui est fondé sur quelques principes essentiels : solidarité nationale, égalité des soins, non-discrimination etc. C’est ce principe là qu’il faut sauver mais ceci exige des réformes profondes. C’est vrai qu’il y a le chômage qui est venu déséquilibrer les comptes de la Sécurité sociale mais c’est vrai aussi qu’au regard des standards internationaux et au regard des observations que l’on peut faire sur la gestion des caisses des hôpitaux, de la maladie, on s’aperçoit que nous remboursons plutôt moins que les autres et que nous dépensons proportionnellement plus que les autres. Grosso modo, il y a une centaine de milliards de gisement d’économies qui sont à exploiter et pas seulement à exploiter en coupant dans les dépenses, ce qui serait absurde et qui conduirait au rationnement des soins, mais en faisant une réforme profonde de notre système de Sécurité sociale pour qu’il n’y ait pas de 21e, 22e ou de 23e plan de redressement.
Q. : Avez-vous des tuyaux sur ce que va nous annoncer Alain Juppé, ce soir, et indépendamment de ce que l’on sait prévoir, comme une CGS bis ?
R. : Vous l’avez peut-être remarqué, je ne suis pas porte-parole du Gouvernement et donc il ne m’appartient pas de dire ce que fera Alain Juppé.
Q. : Qu’attendez-vous ?
R. : Qu’il soigne le mal à la racine. Je suis un peu frappé par ce climat qui règne à l’Assemblée nationale ou autour de ce débat. Il faut dire qu’il a été assez mal engagé en laissant les uns et les autres parler sans que l’on connaisse le plan du Gouvernement et il faut attendre mercredi 15 novembre, 16 heures pour savoir ce que veut faire enfin le Gouvernement. Donc on a laissé s’engager un débat dans de pas très bonnes conditions et nous allons voir ce que va dire le Gouvernement. Dans le débat préambule, on ne peut pas faire de démagogie et on ne peut dire que les dettes de la Sécurité sociale n’exigeront pas un nouveau prélèvement. Il y aura forcément un nouveau prélèvement mais je crois que dire, par démagogie, que l’on pourrait faire l’économie de ce nouveau prélèvement, c’est mentir aux Français. En revanche, ce que l’on peut demander aux Français, c’est de dire que l’on va faire en sorte d’accompagner cela d’un certain nombre de structures pour introduire dans la Sécurité sociale de la responsabilité. Le drame de ce débat, c’est que c’est un débat de boucs émissaires. Ce sont les médecins qui prescrivent comme des malades, ce sont les malades qui se goinfrent avec des maladies, ce sont des hôpitaux qui ne sont pas gérées, ce sont les gestionnaires qui ne savent pas compter etc. En réalité, c’est la faute de personne, c’est la faute d’un système qui ne favorise pas les comportements responsables.
Q. : Quelle est la pierre angulaire de la réforme ? Est-ce que c’est retirer la gestion aux partenaires sociaux ?
R. : C’est une grande question. Aux États-Unis, le système est celui de l’assurance privée. Vous savez le système étatisé, comme en Grande-Bretagne autrefois ; vous avez le système de gestion par les partenaires sociaux comme en Allemagne. En France, on a un mélange des trois, c’est-à-dire qu’on a un système en principe géré par les partenaires sociaux et c’est une gestion de fait de l’État. Comme on rembourse de moins en moins, on renvoie de plus en plus sur les assurances complémentaires ou les mutuelles complémentaires, ce qui fait une Sécurité sociale à deux vitesses. Il faut mettre des responsabilités claires et je crois qu’il y a dans l’Histoire de la France et de sa protection sociale, l’idée du paritarisme et des partenaires sociaux associés. Encore faut-il, là encore, qu’ils aient une vraie responsabilité. À l’heure actuelle, les partenaires sociaux qui gèrent les caisses de l’assurance-maladie ne gèrent qu’une seule chose : le personnel. En réalité, ils sont dépossédés de leurs responsabilités.
Q. : Qui dit responsabilité dit sanction quelque part, à un moment ou à un autre ?
R. : Oui, dit sanction. Vous pouvez avoir un paritarisme avec des gens qui sont responsables et qui fixent le cadre général des remboursements des enveloppes, la méthode de gestion etc., et ensuite, vous avez des gestionnaires en-dessous qui sont jugés trimestre par trimestre à leurs résultats. C’est comme cela qu’ont fait, par exemple, les Allemands. On n’est pas plus bêtes que les Allemands et les syndicalistes français ne sont pas plus bêtes que les syndicalistes allemands. Donc je crois que nous pouvons réussir à redonner de la responsabilité aux caisses. Pardonnez-moi d’insister sur ce point, c’est un peu technique, mais il n’y a pas de réforme réussie de la protection sociale là où l’organisme qui paie, la caisse de Sécurité sociale, n’est pas pleinement responsable et n’a pas un comportement d’acheteur. Je vais prendre un exemple pour me faire comprendre : imaginez que nous ayons décidé de faire une Sécurité sociale automobile obligatoire complétée par une assurance complémentaire, de telle sorte que l’on serait remboursé à 100 % contre tous les risques liés aux accidents automobiles. Imaginez que les assureurs paient sans contrôler les dépenses chez les garagistes, et je vous garantis qu’un tel système serait très rapidement en faillite ! C’est un petit peu ce qui se passe avec la Sécurité sociale.
Q. : C’est plus important que de fixer une enveloppe préalable et dire, attention, si on en sort, le bâton ?
R. : Non, parce que c’est le système administratif. Je ne dis pas qu’on ne peut pas mettre une enveloppe pour donner un coup de frein pendant un an ou deux mais nous rentrons dans la gestion administrative avec des tarifs, des contrôleurs. Et cette gestion administrative conduira inéluctablement ou à un nouveau plan de redressement dans quelques années ou au rationnement de la santé. Moi, j’ai fait campagne avec Jacques Chirac sur le thème : « Non au rationnement de la santé, oui à une gestion rationnelle ». Il s’agit effectivement de s’attaquer à la gestion des caisses de la Sécurité sociale. Ou le plan d’Alain Juppé le fera et ce sera le dernier parce qu’on aura favorisé des comportements économiques responsables ou on ne le fera pas ou on le fera à moitié. Dans ce cas-là, rendez-vous dans 18 ou 24 mois.