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L’Humanité Dimanche : Le Pacte de relance pour la ville, présenté comme un « plan Marshall », marque-t-il ou non une rupture nette avec les politiques précédentes menées en la matière ?
Éric Raoult : L’expression « plan Marshall » avait été utilisée dans vos colonnes mêmes par Adil Jazouli. L’effort est au rendez-vous, 5 milliards par an.
Robert Clément : Vos propos confirment que ce plan, comme les autres, est fait de mesures ponctuelles et partielles, financées, pour beaucoup, par des redéploiements de crédits. Il est à mille lieues des attentes des populations qui vivent dans les quartiers et les cités en difficulté. Il ne tient pas compte de la dégradation économique et sociale que l’on connaît au plan national. Les banlieues ne se situent pourtant pas à la marge. Elles sont au cœur même de la société française.
L’Humanité Dimanche : Chacun s’accorde à reconnaître que l’emploi demeure la question essentielle.
Éric Raoult : Après les TUC, les SIVP, les CES, les stages, il n’aurait pas fallu un dispositif supplémentaire. Voilà pourquoi, en ayant écouté les maires, les jeunes, le secteur marchand et non marchant sur les possibilités d’emploi, le premier ministre a donné son accord pour que nous puissions proposer des emplois de ville. Des contrats à durée de cinq ans, assortis d’une formation de 10 heures, sur une base de travail de 30 heures hebdomadaires, rémunérées à hauteur de 120 % du SMIC, soit environ 4 000 francs net.
Dans un certain nombre de sites, pour améliorer la situation, nous diminuons les charges professionnelles et sociales. Dans les zones franches, les taxes, charges et impôts sont supprimés. En contrepartie, nous demandons des créations d’emplois. Après des efforts sur le bâti et dans le domaine social, tentons la réinsertion par l’économie et l’activité de proximité.
Robert Clément : Pourtant, avec les emplois de ville, j’ai le sentiment profond qu’il s’agit d’instaurer en fait, sans dire son nom, une nouvelle forme de précarité allongée. Alors que les jeunes pourraient entrer dans le service public avec des salaires qui ne sont pas ceux que vous leur offrez. Vos propositions ne m’apparaissent pas favoriser l’emploi stable et normalement rémunéré. Au bout de cinq ans, que deviendront ces garçons et ces filles ?
Quant aux zones franches, elles s’inspirent complètement du libéralisme thatchérien. « Le coût de chaque emploi, écrit un universitaire de Liverpool à propos de l’expérience anglaise, a été jugé si prohibitif que l’on se demande aujourd’hui si les fonds n’auraient pas pu être mieux dépensés ailleurs, pour l’éducation, la formation. On a, par exemple, attiré des grandes surfaces et tué des petits commerces. »
Ces zones risquent, en effet, de séduire davantage des chasseurs de primes et des entreprises dont l’unique objet est de bénéficier d’une main-d’œuvre à bon marché.
Éric Raoult : Bien sûr, ce dispositif ne s’apparente pas à un coup de baguette magique. Il n’a pas été conçu pour relancer l’appareil économique ni pour répondre au problème général de l’emploi. Il constitue une réponse face à ce délicat dossier qu’est l’oisiveté des grands frères et l’inactivité dans les cités. Ces jeunes qui, au moment où ils établissent un projet, parfois familial, sont trop jeunes pour percevoir le RMI et trop vieux pour rester à l’école. Le Gouvernement propose, avec l’ensemble des collectivités locales, des associations, des bailleurs sociaux et des organismes publics, de leur offrir un passage vers l’activité. De 1986 à 1988, nous avons lancé trois zones franches à Dunkerque, La Seyne et La Ciotat. Personne n’y croyait. Cinq ans plus tard, 14 800 emplois étaient créés. Nous n’essaierons pas de faire venir Roussel UCLAF aux Bosquets à Montfermeil, mais une petite imprimerie, un boulanger. Les zones franches se destinent en grande partie à accueillir des commerces, des activités d’artisanat et des PME et PMI.
Robert Clément : Une fois de plus, il s’agit au fond de reproduire ce qui a été mis en œuvre depuis de nombreuses années : abaisser le coût du travail. Et comment envisager aujourd’hui une amélioration de la vie dans ces quartiers sans prendre en compte toutes les dispositions du Gouvernement qui amputent le pouvoir d’achat, diminuent la consommation et se révèlent néfastes pour l’emploi ? Comment imaginer que l’augmentation de la TVA, toutes les hausses, la création du RDS, demeurent sans conséquences sur les habitants des banlieues ? Au moment où le Gouvernement rendait public son pacte, on annonçait le jour même 4 000 licenciements à GIAT Industries, 800 aux Galerie Lafayette, et, en Seine-Saint-Denis, 180 chez Allied-Signal, à Drancy.
L’État demande aux collectivités locales de participer au financement des emplois de ville alors qu’elles sont au bord de l’asphyxie financière, leurs recettes diminuant pendant que leurs dépenses explosent. Le simple vote de la loi de finances 1996 aboutit à ce que l’on enlève à Romainville, dont je suis le maire, 4 millions de francs parce que l’État accorde généreusement des exonérations de taxes professionnelles aux entreprises sans que les communes soient totalement compensées.
L’Humanité Dimanche : Autre volet important : la sécurité…
Éric Raoult : Nous avons d’abord essayé d’apporter une réponse qui ne soit pas uniquement répressive. Les maires nous demandent plus de policiers dans les quartiers et peut-être moins dans les préfectures, devant les ministères ou les ambassades. Quatre mille policiers, sur trois ans, seront réaffectés dans les quartiers. Deux cents postes d’enquêteur seront également créés, afin de favoriser une présence de la police plus jeune.
Robert Clément : Les 4 000 policiers que vous évoquez sont issus pour l’essentiel d’un redéploiement d’effectifs. Il ne s’agit pas de postes nouveaux. La prévention, qui est à mes yeux une préoccupation essentielle, nécessite des investissements importants. Or, rien n’est prévu pour renforcer les moyens de la protection judiciaire de la jeunesse, pourtant notoirement insuffisants.
Je ne suis pas un adepte du tout ou rien. Dans le domaine de la prévention de la toxicomanie, sur lequel le conseil général de Seine-Saint-Denis travaille actuellement, je suis partisan d’un partenariat avec l’État. Mais, quand il s’agit d’accompagner une politique de précarisation, je ne suis pas partant.
L’Humanité Dimanche : Quelle place faut-il accorder aux services publics ?
Robert Clément : La présence des services publics est liée aux moyens qu’on leur accorde. Depuis des années, des postes d’enseignants sont supprimés, y compris dans les zones d’éducation prioritaire, et cela va continuer. Comment sérieusement combattre l’échec scolaire, un drame pour les familles et un lourd handicap pour la société, dans ces conditions ? Un plan d’urgence des organisations syndicales enseignantes de la Seine-Saint-Denis montre qu’il manque dans le département 4 700 personnes au sein de l’éducation nationale. Les paroles ne suffisent pas, il faut aussi des actes.
Éric Raoult : L’éducation nationale souffre en effet, dans le département, d’un retard qu’il convient de rattraper. Il s’agit d’un retard qui s’est institué progressivement. En sept mois, on ne peut pas combler un fossé accumulé en deux fois sept ans. Beaucoup d’habitants de ces quartiers, où travaillent moins de fonctionnaires qu’ailleurs, éprouvent un sentiment de relégation et d’abandon. Il faut que l’on puisse dans ces endroits se rapprocher de la moyenne. Nous avons été attentifs à cela en proposant l’extension de dispositifs qui ont fait leurs preuves, tels que les plates-formes de services publics. Pour résumer, je dirai que nous voulons qu’à population équivalente, chacun puisse accéder de façon identique aux services publics.
Autour des journalistes de l’« Humanité Dimanche » Éric Raoult et Robert Clément débattent sur le Pacte de relance pour la ville.
L’Humanité Dimanche : Des mesures spécifiques ne risquent-elles pas de renforcer l’isolement des banlieues ?
Éric Raoult : Nous avons la volonté, non pas de redéfinir le paysage urbain, mais d’apporter des réponses sous la forme d’un pacte. Alain Juppé a bien compris que l’on ne peut pas vouloir, de Paris, le bien des Courtilières à Pantin ou des Bosquets à Montfermeil. Ce pacte offre donc aux collectivités des instruments supplémentaires.
Deux visions s’opposent depuis le début de cet entretien. La vôtre, que je respecte, une ville globale dans une société. Ma vision est un peu plus modeste. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des déficits importants. Nous avons à mener une action en direction de la Sécurité sociale, en faveur du maintien d’un certain nombre de grandes entreprises. Et nous avons malgré tout à mener une action spécifique, forte et soutenue, en direction des quartiers en difficulté. Notre annonce est modeste, mais notre objectif ambitieux. Martin Luther King a dit un jour : « Ensemble, c’est cela qui fait la différence. » C’est la proposition que nous faisons aux élus au travers de ce pacte.
Robert Clément : Votre vision n’est pas « modeste ». Elle est à l’image de vos choix politiques. Des mesures spécifiques, qui ne s’intègrent pas dans le cadre d’une politique nationale de développement, sont vouées à l’échec. Il faut prendre des dispositions pour que des secteurs, fragilisés aujourd’hui, ne tombent pas demain dans des situations dramatiques. Les habitants des banlieues veulent, comme les autres citoyens, être écoutés et respectés. Ils en ont assez qu’on leur parle de salaire minimum, de logement minimum, de dignité minimum et qu’en permanence, on invente pour eux des sigles pour prétendument résoudre des problèmes que l’on ne résout jamais. Dans les banlieues, la population est très jeune. C’est un formidable atout. Ces quartiers ne sont pas seulement ce que l’on en dit trop souvent. Ils sont riches d’expérience, de solidarité et de création.