Texte intégral
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs,
Le président de la République a dressé le constat de l’insuffisance de notre système de relations sociales, en matière de prévention et de résolution des conflits.
C’est sur la base de ce diagnostic incontestable que le Premier ministre vous a confié, au mois de janvier dernier, la mission d’analyser les dispositifs existants en matière de médiation dans les conflits collectifs du travail, et de proposer au Gouvernement de nouvelles modalités d’intervention, plus efficaces, auxquelles les partenaires sociaux auraient plus spontanément recours.
De mon côté, j’avais engagé l’an dernier un examen des dispositifs existants, en axant notamment l’étude sur les procédures informelles, souvent préférées aux procédures légales par les acteurs sociaux.
Mais, avant de m’engager dans ce propos, je tiens à saluer Monsieur Naulin, rapporteur de la section du travail, qui d’emblée a su établir un contact très fructueux avec mes collaborateurs.
Je voudrais vous livrer quelques réflexions qui pourraient, à titre introductif, alimenter la réflexion du conseil, en situant la question de la prévention et de la résolution des conflits collectifs du travail dans un ensemble plus large : celui du dialogue social.
1. Tout d’abord, il est essentiel d’avoir à l’esprit l’évolution générale des conflits sociaux dans notre pays.
L’analyse de la conflictualité durant la deuxième partie du XXe siècle fait apparaître une décroissance tendancielle du nombre de journées de grève. Mais encore faut-il distinguer le secteur privé des secteurs public et parapublic, les grandes des petites entreprises, ou encore celles qui disposent de représentants du personnel et celles qui en sont dépourvues. Enfin, les revendications exprimées, les formes et la durée des mouvements, leur déroulement, leur dénouement apparaissent suffisamment hétérogènes pour nécessiter un examen différencié.
Qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre un bref conflit massivement suivi, dans une entreprise multinationale, à l’initiative des représentants des salariés, et un conflit parti de la base pour la dignité du travail, à l’image de celui qu’ont provoqué récemment les salariées d’une entreprise, aux fins d’obtenir le départ d’un responsable, dont elles jugeaient les méthodes inacceptables ?
Tout sépare ces deux types de conflits, situés aux deux extrémités du spectre de l’expression collective des salariés.
2. Il est donc difficile de parler de manière univoque de la conflictualité.
Il serait plus juste de parler des conflits, et d’analyser, dans le cadre de leur diminution tendancielle, leurs causes, leurs formes et les risques que certaines modalités portent en germe. Je pense ici aux séquestrations, aux violences exercées entre salariés et employeurs et parfois même entre grévistes et non-grévistes.
À la lumière de cette évolution, il me paraît nécessaire d’évaluer, d’adapter et de diversifier les méthodes d’intervention de la puissance publique dans les situations conflictuelles ou pré-conflictuelles. Car il ne s’agit pas seulement de repenser les techniques de résolution des conflits, lorsqu’ils se déclarent, mais aussi d’explorer les moyens permettant d’améliorer la qualité et la vitalité du dialogue social pour prévenir leur survenance.
En d’autres termes, autant que sur la résolution des antagonismes à chaud, nous devons réfléchir aux méthodes qui permettraient de traiter à froid des situations susceptibles de faire naître des conflits ouverts.
3. Sur ce point, je tiens à être d’emblée très clair : il n’est pas dans l’esprit du Gouvernement de revoir le cadre juridique de l’exercice du droit de grève, qui figure au nombre de nos principes constitutionnels et qui fait partie intégrante du modèle social que nous entendons préserver et promouvoir.
Il s’agit d’examiner, dans la sérénité, le cadre dans lequel mieux prévenir et résoudre les conflits, en tirant les conséquences de l’inadaptation de certains outils et de la réussite d’autres dispositifs, plus ou moins formalisés.
4. Je voudrais à cet égard profiter de cet échange pour insister sur ma conviction que, si le conflit n’est pas souhaitable, il n’est pas nocif en lui-même.
Dans de grands pays européens, qui connaissent un dialogue social intense, la confrontation des intérêts va de soi et le conflit n’est pas synonyme d’affrontement. Mais, en France, trop souvent, le conflit social exprime et traduit l’absence chronique de dialogue social. La confrontation sert alors d’exutoire, bien au-delà des sujets autour desquels le conflit a pu se nouer. L’attitude des cadres lors de quelques conflits récents en est une illustration.
Il ne s’agit donc pas pour moi de nier le conflit. Il peut constituer une étape nécessaire dans la construction d’un compromis social acceptable par tous les acteurs. Il constitue l’un des instruments de la régulation sociale.
Je souhaite en revanche aider les partenaires sociaux à faire en sorte que les mouvements sociaux, lorsqu’ils surviennent, débouchent sur une véritable négociation collective. Je pense tout spécialement aux PME/PMI, fragilisées par l’économie moderne (flux tendus, zéro stock, forte dépendance vis à vis du marché) et souvent peu outillées pour le dialogue social, notamment en l’absence de représentation syndicale. Un récent sondage illustre d’ailleurs le fait qu’une grande majorité de Français (85 %) jugent la négociation plus efficace que la grève pour obtenir satisfaction.
Ma vision se veut respectueuse de nos traditions, équilibrée et résolument positive, tournée vers la création et l’adaptation d’« outils » d’aide à la négociation à tous les niveaux, et notamment dans l’entreprise. Cet outillage peut aider les acteurs de terrain à mieux pratiquer une relation où les conflits d’intérêts peuvent être nombreux et substantiels, mais où l’on peut et l’on doit définir un certain nombre de règles minimales, fondées sur la reconnaissance réciproque et le respect mutuel des acteurs, ainsi que sur l’existence et le fonctionnement d’instances de dialogue reconnues.
Je voudrais dresser devant vous un rapide état des lieux, avant de tracer les grandes lignes des réflexions que nous avons engagées.
1. L’état des lieux : nous disposons d’un arsenal de dispositifs sous-utilisés.
1.1. - Les instruments légaux et conventionnels de la prévention et du règlement des conflits collectifs du travail sont en effet nombreux et diversifiés.
1.1.1. – 3 Dispositifs légaux : la conciliation, la médiation, l’arbitrage.
Depuis la loi du 13 novembre 1982, la procédure qui consiste à soumettre un différend à une commission de conciliation composée des représentants des pouvoirs publics et des partenaires sociaux est devenue facultative. Pour le reste, le toilettage des textes n’a en rien modifié leur philosophie.
La médiation, que l’initiative émane des parties ou des pouvoirs publics, peut dans certains cas être engagée directement, en dehors de toute procédure de conciliation.
En cas d’échec de la conciliation ou de la médiation, le conflit peut enfin être soumis à la procédure d’arbitrage.
1.1.2.- Des dispositifs conventionnels se sont également développés.
La plupart des conventions collectives de branche prévoient l’existence et les conditions de fonctionnement de commissions paritaires d’interprétation et de conciliation, dont les fonctions conciliatrices constituent le plus souvent une reprise aménagée des dispositifs légaux.
1.1.3.- Enfin, le droit épousant le fait, la conciliation et la médiation judiciaire ont été consacrées par la loi du 8 février 1995
C’est dans le cadre de cette nouvelle réglementation que le juge peut, à la demande des parties, proposer la nomination d’un médiateur, rémunéré à parts égales.
1.2. – Ces dispositifs font l’objet d’une faible utilisation :
Mes services actualisent actuellement un rapport qui mettait déjà en évidence en 1987 la très faible utilisation des dispositifs prévus par le code du travail ou les conventions collectives.
L’arbitrage est la procédure la moins utilisée. Cela s’explique sans aucun doute par la nature très contraignante de la décision de l’arbitre, qui s’impose aux parties. Ce constat n’est d’ailleurs pas propre au droit du travail.
La médiation intervient rarement, au plan national ou régional, selon les procédures prévues par le code du travail.
Enfin, la conciliation est la procédure à laquelle les parties recourent avec le moins de réticences, surtout au niveau régional.
Le très faible usage de ces dispositifs me paraît tenir à trois causes :
- la lourdeur et le formalisme de procédures, jugées peu adaptées à la résolution de conflits de courte durée ;
- leur méconnaissance par les divers acteurs, partenaires sociaux aussi bien que services administratifs ;
- l’absence de culture de la prévention du conflit.
En effet, dans les relations professionnelles anglo-saxonnes et rhénanes, le conflit marque une épreuve de force en cours de négociation. En France, en revanche, le conflit se noue très souvent pour aboutir à l’ouverture de négociations.
Dans ce contexte, l’avenir de la médiation judiciaire semble ouvert – surtout dans les grandes entreprises – au vu du nombre croissant de conflits soumis, à un stade ou un autre, à une procédure judiciaire (souvent devant le juge des référés).
Par ailleurs, la relative désuétude des procédures légales extra-judiciaires ne doit pas masquer la participation très active des agents des services déconcentrés au développement du dialogue social en général, et au règlement des conflits en particulier.
En effet, les directeurs régionaux et départementaux, mais aussi les inspecteurs et les contrôleurs du travail, interviennent très fréquemment, pour mettre en œuvre des dispositifs légaux, aussi bien que dans le cadre de médiations informelles.
Il est vraisemblable que ce rôle croissant de l’administration tienne à l’évolution de la nature des conflits collectifs: au-delà des revendications salariales ou de conditions de travail, les conflits sont plus en plus souvent générés par la situation de l’emploi dans l’entreprise ou dans le groupe, Or, la loi confère à l’administration du travail un rôle important dans le cadre des procédures de licenciement collectif, comme pour la conclusion de certains accords d’aménagement / réduction du temps de travail.
De par ses missions, cette administration assure un rôle de conseil et de conciliation.
Le règlement des conflits collectifs est très souvent facilité par l’intervention de l’inspecteur du travail, qui se tient informé de la situation sociale des entreprises et qui intervient, à la demande des parties ou de sa propre initiative. C’est souvent lui qui renoue les fils du dialogue.
Les agents du corps de l’inspection du travail composent également majoritairement le réseau des présidents de commissions mixtes, chargés d’aider les partenaires sociaux, clans les branches où le dialogue social s’établit difficilement, à négocier des dispositifs conventionnels.
Dans ce rôle, qui se situe en amont de la survenance des conflits, ils contribuent à la prévention en « accouchant » parfois la négociation collective.
Cette tâche de médiation au service du dialogue social est une dimension essentielle de la mission de ces agents, sur laquelle je souhaite qu’ils fassent tout particulièrement porter leurs efforts.
2. Dans cette optique, des réflexions sont en cours, qui associent les services du ministère et les partenaires sociaux. Elles visent à la fois à développer le dialogue social en an1ont du conflit, et à renforcer l’efficacité des interventions médiatrices « à chaud ».
2.1. – Cette réflexion s’articule autour de deux axes : l’évaluation de l’existant et l’activation du dialogue social.
2.1.1. – L’évaluation des dispositifs existants.
Tout converge pour mettre à jour un besoin d’outillage des partenaires sociaux et de capitalisation de la compétence acquise par les services déconcentrés, qui œuvrent à la prévention et à la résolution des conflits.
À cette fin, mes services ont entrepris étudier des expérience étrangères d’appui public au dialogue social, pour initier en France de nouvelles pratiques, en les adaptant bien entendu à notre tradition sociale.
Le ministère du travail coopère depuis 4 ans avec le Québec, et a pu observer différents dispositifs de prévention et de résolution des conflits.
Ainsi, la médiation préventive, qui aide à l’instauration ou à la restauration du dialogue social, la conciliation, qui facilite le cours de la négociation des conventions collectives, et l’arbitrage, qui se rapproche de notre dispositif légal, sont apparus comme particulièrement intéressants, d’un triple point de vue :
- par les techniques que ces modalités d’intervention mettent en œuvre ;
- par l’adhésion réelle qu’elles suscitent chez les partenaires sociaux ;
- par l’usage fréquent que les parties en font en cours de conflit, en dehors de toute obligation.
L’expérience de la Grande Bretagne, qui dispose d’un service de résolution des conflits, et de l’Espagne, qui met actuellement en œuvre un accord national interprofessionnel de 1995 relatif à la prévention des conflits, font également l’objet de toute notre attention. De la même façon, un regard sur certaines pratiques scandinaves sera nécessaire.
Ces échanges ne visent évidemment en aucun cas à « recopier » des expériences étrangères, mais à inspirer une réflexion tournée vers la recherche d’outils de promotion du dialogue social adaptés à nos traditions et à nos mentalités.
J’ajoute que l’étude de ces techniques relationnelles étrangères devra être insérée dans la formation initiale des inspecteurs du travail. Elle pourra également compléter la formation continue de tous les acteurs de terrains.
2.1.2. - Une réflexion est par ailleurs engagée avec les partenaires sociaux, dans le cadre de la session nationale tripartite de l’institut du travail, à laquelle je sais que certains de vous participent. Le thème choisi pour 1997 a précisément trait aux enjeux du dialogue social.
Je tiens à souligner devant la section du travail l’intérêt que représente à mes yeux ce « brassage » de responsables issus d’horizons divers. Je veux aussi souligner la qualité des premiers travaux de la session. Le groupe, formé de 30 auditeurs, produira fin juin un rapport. Ce document, qui aura le statut d’une réflexion libre d’acteurs sociaux et de cadres administratifs, fera sûrement état de pistes de réflexion méritant d’être approfondies pour activer le dialogue social à tous les niveaux, et notamment dans l’entreprise.
Il rejoindra la préoccupation exprimée par les partenaires sociaux dans l’accord interprofessionnel du 31 octobre 1995 sur les négociations collectives, dont on oublie souvent qu’il définit de manière synthétique et ambitieuse le rôle spécifique de chacun des niveaux de négociations : interprofessionnel, professionnel et dans l’entreprise. Ce même accord a notamment ouvert la voie à un développement de la négociation collective dans les PME.
Précisément, au regard de l’impératif majeur que représente désormais le développement de la négociation d’entreprise, je ne puis que regretter qu’il n’ait pas encore suscité la dynamique qu’il mérite dans les branches professionnelles. Parmi ses multiples avantages, le dialogue social est en effet le principal et le meilleur instrument de prévention des conflits.
2.2. Les pistes dans lesquelles nous nous sommes engagés.
2.2.1. – J’ai lancé une expérimentation d’appui au dialogue social dans les PME où le dialogue entre employeurs et salariés à le plus de difficultés à s’établir.
Cette expérimentation sera conduite pendant 3 ans dans 2 régions pilotes : Rhône Alpes et Auvergne. Elle associe l’ANACT. Elle s’inspire des modes d’intervention de la puissance publique dans d’autres pays développés, et notamment de l’action des « services de prévention » au Québec.
Comme j’ai eu l’occasion de le dire en juin dernier devant la commission nationale de la négociation collective, cette politique publique d’appui au développement du dialogue social dans les entreprises peut non seulement contribuer à prévenir conflits et blocages, mais encore favoriser la cohésion des communautés de travail dans un contexte de transformations économiques profondes. Car ces bouleversements rendent le dialogue social indispensable, pour faire émerger des solutions répondant à la fois aux contraintes renforcées qui pèsent sur les entreprises et aux attentes nouvelles et diverses des salariés.
Plusieurs entreprises ont été pressenties dans ces régions, pour bénéficier d’une intervention gratuite, qui requiert l’adhésion des partenaires sociaux de l’entreprise, et qui va tendre à mieux structurer le dialogue social.
Cette intervention sera conduite selon des règles méthodologiques et éthiques précises, par des agents soigneusement sélectionnés, qui articuleront leur action avec celle des inspecteurs du travail. Le déroulement de ces expérimentations fera bien entendu l’objet d’un suivi avec les partenaires sociaux, au sein de la commission nationale de la négociation collective, conformément aux engagements que j’ai pris en 1996.
Je suis convaincu que les démarches expérimentales sont un excellent moyen pour faire évoluer nos mentalités et nos pratiques. Les difficultés de l’heure ont tendance à inhiber les acteurs et à décourager les initiatives. L’expérimentation permet de lever ces blocages : nous devons lui donner une plus large place, pour identifier les voies de la modernisation et vaincre les réticences au changement.
De la qualité et la diversité des formes du dialogue social découleront l’amélioration des rapports sociaux et les transformations de l’organisation du travail qu’appellent les formidables mutations économiques et technologiques auxquelles nous assistons.
2.2.2. - Par ailleurs, je ne peux qu’appeler de mes vœux une activation des dispositifs conventionnels existants, notamment les commissions paritaires de branche. Cette démarche, qui dépend bien entendu des partenaires sociaux eux-mêmes, requiert un nouvel élan.
Les commissions d’interprétation et les commissions de conciliation ne semblent pas toujours avoir la faveur des négociateurs eux-mêmes. Je le regrette, car je crois profondément que ce thème devrait constituer un sujet privilégié de négociation au sein des branches professionnelles. C’est l’une des questions sur lesquelles ce niveau de négociation devrait jouer un rôle privilégié.
À la suite du débat amorcé sur ce thème lors de la séance de la commission nationale de la négociation collective du 20 janvier dernier, la sous-commission des conventions et accords poursuivra à l’automne le bilan et la réflexion prospective sur l’apport de ces instances au développement du dialogue social.
Enfin, je tiens bien entendu à vous assurer de mon entière disponibilité pour envisager les aménagements aux procédures de prévention et de résolution des conflits qui s’avéreront utiles au terme de votre réflexion.
Relation étroite avec le dialogue social et la négociation collective, importance de l’analyse comparative dans la réflexion et de l’expérimentation dans la mise en œuvre, dynamique des rapports entre la loi et les accords collectifs : le thème de la prévention et de la résolution des conflits est bien au cœur du vaste effort de modernisation que nous devons entreprendre pour adapter notre pays au monde qui change de plus en plus vite autour de nous, dans le respect de nos traditions et des équilibres sociaux auxquels nous sommes tous légitimement attachés.