Interview de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, de M. Alain Deleu, président de la CFTC, et de Mme Annick Coupé, secrétaire général de la fédération Sud PTT, à TF1 le 19 mai 1996, sur le service public et la déréglementation, la politique de l'emploi et la réduction du temps de travail, et le syndicalisme.

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Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Invités : Annick Coupé, Marc Blondel, Alain Deleu

Mme Sinclair : Cette semaine a été marquée par deux sortes d'événements dans le domaine économique et social :
    - d’une part, un débat à l'Assemblée nationale sur les orientations du prochain budget avec l'accent mis, de manière draconienne, sur la réduction des dépenses publiques pour, dit le gouvernement, pouvoir baisser plus tard les prélèvements ;
    - d'autre part, l'annonce de réformes importantes dans les services publics déclenchant menaces de grève et manifestations à France-Télécom, à Air France, à la SNCF ou à EDF-GDF.

Enfin, chacun s'est souvenu qu'il y a un an, cette semaine, Alain Juppé entrait à Matignon et pour une fois ce ne seront pas des politiques qui feront le bilan de cette année écoulée et qui parleront des différents problèmes en cours, mais des syndicalistes : Marc Blondel, secrétaire général de Force ouvrière, bonsoir.

M. Blondel : Bonsoir.

Mme Sinclair : Évidemment, ce n'est pas une émission représentative du monde syndical, il y a des tables rondes officielles pour cela, mais trois figures du monde syndical qui ont notamment marqué les événements de novembre-décembre 1995.

D’abord, je voudrais demander à chacun d'entre vous de présenter en quelques mots sa maison. Marc Blondel, tout le monde connaît FO, mais tout le monde ne sait pas toujours où situer Force ouvrière ?

M. Blondel : C'est relativement simple. Un syndicat doit représenter les intérêts particuliers et collectifs des salariés. Nous essayons à Force ouvrière de le faire de la manière la plus efficace possible. Quand on le peut, on le fait par la négociation, par la discussion, on fait évoluer les choses par la revendication et la satisfaction des revendications. Quand nos interlocuteurs ne sont pas d'accord pour discuter, on établit un rapport de forces en disant : « On veut obtenir satisfaction tout de même ». Voilà en gros, l'organisation Force ouvrière.

Mme Sinclair : ... Avec quelle spécificité par rapport à tous les autres syndicats qui pourraient dire la même chose que vous ?

M. Blondel : Non, nous en parlons tout à fait. Tout simplement, deux choses :

1. Organisation laïque, nous avons l'intention et la volonté de rassembler tout le monde, quels que soient leurs conceptions, leurs engagements personnels, religieux, philosophiques et autres.

2. Volonté de privilégier la négociation collective. Le dialogue social nous semble être l'instrument que nous voulons. Et quand on ne peut pas, essayer d'obtenir satisfaction par la réglementation.

Vous savez, c'est une différence. Il ne faut pas croire que les organisations syndicales – elles sont d'ailleurs nombreuses en France – n’ont pas de différences d'options et de pratiques. Justement, c’est ce que fait toute l'histoire de notre mouvement syndical.

J’insiste sur la volonté de privilégier la négociation collective, c’est-à-dire ce qu'on appelle la politique conventionnelle. Mais quand on ne peut plus, eh bien, c'est clair, il nous reste que le rapport de forces et, et le cas échéant, la sollicitation de la loi, ce qui n'est pas toujours très bon.

Mme Sinclair : Alain Deleu, la CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens, auriez-vous la même définition de votre maison que Marc Blondel ou pas ?

M. Deleu : Je dirais « oui » dans le sens où elle est effectivement, elle aussi, ouverte à tous, mais que la référence sociale chrétienne donne à la CFTC, au cours d'une longue histoire du syndicalisme, plus d'un siècle d’histoire, une expérience qui nous a montré qu'effectivement la négociation est tout de même le meilleur moyen et, trop souvent, aujourd’hui, on va un peu vite à l'affrontement et au conflit. Je crois qu'il y a eu vraiment, en France, deux tendances dans le syndicalisme :
    - une qui a cherché du côté de l'affrontement, du conflit, de la revendication dure ;
    - l'autre qui a cherché la négociation.

Je dirais que nous sommes dans ce camp-là. Dans ce camp-là, avec une attention peut-être très forte à la dignité de chaque personne, la plus simple et la plus humble aussi.

Mme Sinclair : Annick Coupé, Sud, c'est le petit dernier, disons, nouveau syndicat émergé, pour l'ensemble des Français. Vous n'êtes pas une Confédération, vous avez fait scission avec la CFDT en 1989 et vous voulez un peu être le poil à gratter du monde syndical ?

Mme Coupé : D'abord, on n'a pas fait scission, on nous a mis dehors. C’est une petite nuance, mais, ça, c'est un autre débat.

SUD veut dire Solidaire, Unitaire, Démocratique. Ces trois valeurs, pour nous, sont fondamentales dans le syndicalisme. Ces trois valeurs qu’on essaie de faire vivre depuis 1989 que nous existons à la Poste et à France-Télécom. Nous nous sommes développés en essayant de faire un syndicalisme sans doute un peu rénové, sans doute un peu différemment des grandes institutions et c'est peut-être ça aussi qui fait le succès de SUD et c'est peut-être ça aussi qui fait qu'on a été complètement à l'aise dans le Mouvement de décembre.

Sans revenir, je crois que, dans ce Mouvement, on a vu le côté « Tous ensemble » et c'est vrai qu'à SUD, on pense qu'il y a une défense évidemment intransigeante des salariés, dans notre entreprise, à la Poste à France-Télécom, mais on pense aussi que le syndicalisme doit être un syndicalisme de solidarité en lien avec le reste de la société, les autres salariés, mais aussi les exclus. Je pense aux chômeurs, je pense aux associations qui ont travaillé ces dernières années sur la question de l'exclusion, comme Droit au Logement. On souhaite vraiment un syndicalisme qui marche sur ces deux pieds-là.

Mme Sinclair : Peut-être une question globale en forme de critique. Êtes-vous conscient que beaucoup de Français vous ressentent souvent comme j’allais dire, pas aimablement, des bureaucrates endormis ou crispés un peu sur des vieux schémas et en plus divisés ?

M. Blondel : Je vais répondre tout de suite à la question de la division. C'est un problème historique, il faut regarder les choses : il ne suffit pas de dire « tous ensemble », on peut parfois être tous ensemble, en particulier quand on arrive à définir un objectif précis, mais il faut être clair : les organisations syndicales ne sont pas des succursales d'un grand magasin qui, demain, pourrait rassembler tout de monde. Si c'était aussi facile que ça, cela serait déjà fait.

Je voudrais faire remarquer qu'une tentative a été faite, il y a quelques années de vouloir rassembler la CFDT, Force ouvrière et la FEN, résultat : cela a donné une organisation syndicale en plus, la FSU. Je n’oserais pas dire : « Peut-être une seconde, mais on ne sait jamais ! … » Ce qui veut dire qu’on va finir par être 7 ou 8 organisations syndicales dans ce pays.

Il faut faire attention, on n'agit pas avec les hommes comme de la matière en disant : « On les recolle comme de la terre glaise ». Nous avons des façons d'appréhender les choses différentes, il faut avoir le courage de le dire.

Mme Sinclair : La fameuse poignée de mains, Blondel-Viannet, en décembre, c'était comme Rabin-Arafat.

M. Blondel : Je vous en prie ! Pas trop d'opportunisme, s'il vous plaît. La poignée de mains...

Mme Sinclair : Elle a été médiatisée.

M. Blondel : Je l'ai expliqué dix fois : j'ai serré la main au moins 50 fois à Viannet sans qu'il y ait les radios et les télévisions autour. En plus, je vais vous dire, Alain me pardonnera et je ne veux choquer personne, mais cette main-là a serré la main du Pape, pour autant je ne vais pas à la messe le dimanche. Enfin, il faut arrêter les choses.

M. Deleu : Tu es absout.

M. Blondel : Je suis absout. Il faut tout de même arrêter de dire les choses. Maintenant, je voudrais revenir sur la première notion : on a l'air de nous considérer comme des institutions, parfois même dans le langage, ma camarade Coupé vient de le faire. Les syndicats ne sont pas des institutions. Moi, je reçois des lettres de gens qui m'houspillent parce que je ne fais pas ceci, parce que je ne fais pas cela, des gens qui ne sont pas adhérents à FO d'ailleurs, mais qui considèrent que nous sommes déterminants comme le serait l'État. Ce n'est pas vrai, nous défendons des intérêts particuliers et, là, je sais que je choque.

Mais je voudrais faire remarquer que Monsieur Gandois, patron du CNPF, défend les intérêts particuliers des employeurs...

Mme Sinclair : … Ne vous en faites pas, on va y finir.

M. Blondel : Et la démocratie, c'est simplement savoir comment on dépasse les intérêts particuliers des uns et des autres ? Comment on règle le problème ? C'est pour cela que je suis pour la convention collective et le dialogue.

Mme Sinclair : Alain Deleu, sur le reproche qui vous est fait encore une fois de bureaucrate sur des vieux schémas ?

M. Deleu : Nous sommes des institutions…

Mme Sinclair : … Ah oui, voilà.

M. Blondel : Je ne suis pas d'accord. Je n'ai pas cette appréhension du mouvement syndical.

M. Deleu : De fait, nous avons en France 400 000 mandats à exercer ensemble. Vous pensez qu'au fil des années cela peut faire des structures un peu lourdes. Donc, je crois qu'on donne une image très exagérée du syndicalisme français par ce côté ringard qui n'est pas exact, qui est une insulte aux militants...

Mme Sinclair : C'est vous qui l'avez dit.

M. Deleu : Mais ce que je dis, c'est qu'il faut accepter de se regarder, de s'analyser et de dire : « Aujourd'hui, mon Organisation correspond-elle encore à ce que je faisais il y a 5 ou 10 ans » ? Nous, par exemple, depuis cinq ans, nous sommes en réforme. Un travail de fond a été réellement engagé à la racine des problèmes, il va depuis la transparence des financements jusqu'à la restructuration des fédérations, donc des branches professionnelles. Un travail de fond parce qu'il faut effectivement toujours se dire : « Aujourd'hui, est-ce que je réponds encore aux besoins du terrain ? aux besoins de chacun ? Ou n'a-t-on pas effectivement pris ses distances ? » C'est très important et, moi, je mesure que ce travail de reprise au terrain, de priorité au terrain, donne un dynamisme à l'action syndicale très important.

Mme Sinclair : Annick Coupé, un mot sur le sujet, même si cela vous touche moins parce que je disais que vous êtes plus jeune, plus nouvelle ?

Mme Coupé : Je pense qu'il faut toujours avoir ce souci en tête d'avoir un syndicalisme qui soit au plus près des salariés. Un des problèmes sur le syndicalisme français – ce n'est pas le seul – c'est qu'il a été affaibli pour des tas de raisons par rapport à la politique du patronat, par rapport au chômage, aux déstructurations, mais il a effectivement aussi à se remettre en cause, à se regarder. Et je pense qu'il y a deux points d'achoppement ou sont :

1. La question de l’institutionnalisation, ce qui ne veut pas dire que les syndicats sont des institutions, mais je pense qu'il y a une logique d'être dans les appareils, d'être les experts, d'être ceux qui ont toujours la réponse face au gouvernement, le bon argument.

2. La question de l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, du patronat, y compris des gouvernements et des partis politiques, bien sûr.

Ces deux aspects-là n'ont pas été traités comme il le fallait par le mouvement syndical dans son ensemble.

Nous essayons de faire différemment par la force des choses. Nous n'avons pas la solution à tout, nous n'avons pas des recettes clé en main, nous essayons d'avancer, de construire, de réfléchir et de retrouver un lien plus direct aux salariés.

Mme Sinclair : On va continuer sur ce sujet et puis, bien sûr, sur les sujets de la semaine : la rigueur, l'emploi, les fonctionnaires.

Avant de passer à l'actualité de la semaine proprement dite, peut-être un mot sur ce que doit être le rôle du syndicat aujourd'hui. Etes-vous là pour défendre principalement le salarié avec sa feuille de paie ? Ou la vie du salarié ne s’arrêtant pas à la porte de l'entreprise, vous êtes là aussi pour prendre en charge un certain nombre de problèmes de société ?

M. Blondel : C’est très clair, nous sommes là pour défendre l'intérêt des salariés individuellement et collectivement, qu'ils soient en activité ou non, à partir du moment où il rentre ou qu'il est demandeur d'emploi jusqu’à sa fin de sa vie puisqu'il s'agit aussi de défendre les retraites, etc. C’est cela le rôle du syndicalisme. Parce que, dans une société démocratique, d'autres défendent d'autres intérêts.

Et je dirai que c’est la raison pour laquelle je me fais presque un devoir de rappeler aux gens que je ne défends pas l'intérêt général. Un syndicat n'est pas fait pour gérer la société, ce sont les politiques qui gèrent la société.

Mme Sinclair : Vous insistez beaucoup là-dessus.

M. Blondel : Oui, parce que je ne veux pas supporter les conséquences. Moi, je ne gère pas le pays. Nous sommes des groupes qui influençant les choses, c'est autre chose, et quand nous créons quelque chose, cela a des effets sur la société. Mais, moi, je ne pense pas que le syndicat se suffise à tout. Les citoyens ont le droit d'avoir des engagements personnels, politiques et autres et, là, ils délèguent leurs droits pour gérer l'intérêt général. Tous les élus gèrent l'intérêt général, que ce soit la dimension d'une commune ou que ce soit le Premier ministre. Cela est leur rôle sinon je deviens un parti politique et, moi, je n'ai pas envie de devenir un parti politique, je veux rester indépendant, comme on le rappelait tout à l'heure ; je crois d'ailleurs que j'en ai donné quelques exemples, si ce n'est qu'en novembre et décembre.

Mme Sinclair : Annick Coupé, auriez-vous la même définition ou pas ?

Mme Coupé : Le syndicalisme n'a pas la même vocation que la politique. Le syndicalisme doit être un contre-pouvoir en permanence par rapport au gouvernement aux pouvoirs patronaux...

M. Blondel : Je peux vous interrompre une seconde ? Moi, je dirais « contrepoids ». Contre-pouvoir, c'est quand on aspire à prendre le pouvoir...

Mme Coupé : Non.

M. Blondel : Contrepoids, voilà.

Mme Coupé : Peu importe le mot. Moi, l’emploie la notion de contre-pouvoir ou de contrepoids, peu importe ! De ce point de vue-là, ce n'est pas le même politique. Ceci dit, moi, je pense que le syndicalisme doit avoir un regard sur ce qui se passe dans l'ensemble de la Société, pour la bonne raison que les politiques qui sont décidées, même si elles n'ont pas de conséquences immédiates dans l'entreprise où vous êtes, ont des conséquences sur votre vie de salarié.

Je pense, par exemple, aux choses qui peuvent être faites sur la condition des femmes. Il est évident que si on restreint aujourd'hui le droit à l'avortement, le droit à la contraception, le droit au travail des femmes, cela a des conséquences sur ce qui se passe dans les entreprises. Si le racisme se développe dans cette Société, cela a des conséquences aussi sur ce qui se passe dans l'entreprise. Donc, je crois que la coupure n’est pas...

Mme Sinclair : Vous avez une vocation, au fond, d'intervenir universellement à votre avis, sur l'ensemble des sujets ?

Mme Coupé : Universellement, sans doute pas. Si vous me posez une question sur le football, je ne vous donnerai pas d'avis. Je pense simplement que, sur les politiques qui sont faites par les gouvernements, même si cela n'attaque pas directement l'entreprise dans laquelle vous êtes, cela a évidemment des conséquences.

Un autre thème : c'est la question de la mondialisation des choix qui sont faits par les gouvernements dans les G7, cela a des conséquences.

Mme Sinclair : Je pense que Marc Blondel sera d'accord avec vous ?

Mme Coupé : Sur la question du racisme, je voudrais juste dire deux mots : Nous, en tant que syndicat SUD, nous avons hébergé les familles africaines sans papier quand elles ont été expulsées de Saint-Ambroise, cela fait deux mois. Pourquoi l'a-t-on fait ? Ce n'est pas simplement un acte de charité, c'est un acte de solidarité concret parce qu'on pense que ces questions-là doivent être prises en charge aussi par le syndicalisme. Juste un mot là-dessus : cela fait deux mois et il n'y a pas toujours de solution trouvée. Il y a une grève de la faim depuis trois semaines maintenant, il faudrait vraiment que les pouvoirs publics fassent quelque chose.

Mme Sinclair : Alain Deleu, votre définition à vous, à la CFTC, entre deux positions qui ne sont pas exactement comparables ?

M. Deleu : Une chose est claire : le syndicat n'a pas à faire de politique et je pense qu'en France il en a un peu trop fait, fort honnêtement. Par contre, il est – on vient de l'entendre – dans une Société. On peut avoir une conception de la Société qui est cloisonnée : « Moi, j'ai ça en charge ; moi, j'ai ça en charge, chacun chez soi », ou une conception qui est projetée sur les questions de Société générales et des choix. On vient d'entendre à l'instant des choix qui ont été faits par les uns et par les autres.

Nous avons un choix de Société. Notre approche de la défense des salariés et de leurs familles, liberté familiale, liberté scolaire, prestations familiales, politique familiale, par exemple, cet aspect dépasse le monde du travail.

Mme Sinclair : C'est un prisme au fond sur la Société...

M. Deleu : … Mais bien sûr.

Mme Sinclair : Plus qu'un champ, plus qu'un terrain.

M. Deleu : Je ne vois pas comment je pourrais agir avec mes collègues dans le syndicalisme sans me situer dans un contexte de Société. Aujourd'hui, nous sommes dans un contexte qui est celui, effectivement, d'une mondialisation, d'un retour de l'esclavage, je dirais du salarié jetable d'une certaine façon. Dans ce contexte-là, moi, syndicaliste, qu'est-ce que je fais ? J'ai le choix entre deux options : celle de l’action revendicative sur mon terrain ou celle de la prise en compte, dans l'action revendicative, des effets que cela aura sur les autres. Est-ce que je me sens responsable des effets que j'ai, moi, dans mon action sur les autres ? Cette question est importante et elle dépasse évidemment le champ spécifique d'une profession ou d'une autre.

M. Blondel : Simplement, je ferai remarquer que les divisions syndicales se justifient. Vous voyez bien que les façons d'appréhender les problèmes et surtout la conception même est différente.

M. Deleu : Bien sûr.

M. Blondel : Le plus important, c'est quand les gens trichent. Moi, je n'ai pas de problème avec Deleu parce que lui annonce clairement son comportement et la vocation de son syndicalisme. Moi, je n'ai pas de problème avec…

Mme Sinclair : Avec qui avez-vous des problèmes ?

Mme Coupé : Avec moi.

M. Blondel : Oh, nous aurions un débat à avoir parce que je ne veux pas me substituer aux associations et je ne veux pas me substituer aux services oublies.

Mme Coupé : Il ne s'agit pas de substituer.

M. Blondel : Là aussi, l'opposition qu'on peut noter, c'est que je suis empoisonné, etc., accordez-moi tout de même que si ce n'était que comme citoyen – je n'ai pas obligatoirement des œillères – je ne suis pas obligatoirement empoisonné à ce point-là. Mais, néanmoins, je pense que le syndicat a un rôle particulier dans une société démocratique.

Mme Sinclair : On va venir à des thèmes d'application avec les sujets de la semaine : « il va falloir couper dans les dépenses publiques, nous dit le gouvernement, et réduire notamment le nombre de fonctionnaires ».

Panoramique :
    - économiser : dépenser moins, oui, bien sûr, mais comment ? Sollicités par le gouvernement pour réfléchir aux prochaines coupes budgétaires, les députés sont unanimes sur la nécessité de sortir l'État du cercle vicieux des déficits et des hausses d'impôts, mais les avis divergent sur les moyens d'y parvenir ;
    - réformer : pour dépenser moins, il faut avant tout dépenser mieux. Et le gouvernement veut montrer l'exemple avec la défense ;
    - le service public est lui aussi en pleine réforme. Après un demi-siècle ce nationalisation, Renault s'apprête à devenir une entreprise privée comme les autres ;
    - à Air France, on se prépare également à sortir du giron de l'État à la fin de l’année prochaine ;
    - la colère gronde également à France-Télécom où les mots d'ordre de grève se multiplient contre les changements de statuts de leur entreprise ;
    - enfin, dernier secteur en crise, l'audiovisuel public. Sévèrement mis en cause pour avoir signé des contrats faramineux avec certains animateurs, Jean-Pierre Elkabbach a dû affronter ses salariés, le tribunal de commerce, la commission des affaires culturelles du Sénat et enfin le CSA.

Mme Sinclair : Tous ces secteurs, en tout cas, ceux dont les réformes sont annoncées, posent, chacun à leur manière, le problème de leur existence face à l'Europe.

En ce qui concerne la France face à l’Europe, est-ce que l’entreprise n’est pas obligée, face à la concurrence de compagnies françaises et étrangères, de sortir de son confort de monopole pour faire face et éliminer des coups qui ne sont plus de saison ?

M. Deleu : Ce que l'on voit aujourd'hui, c’est que les services publics commerciaux notamment, sont affrontés à un contexte complètement nouveau. Vous citez Air Inter Europe, c’est clair, la concurrence est devant la porte, elle est là et si on n'y répond pas, on va disparaître, en tout cas c’est un risque fort. C'est vrai à France Télécom, c'est vrai dans un certain nombre de cas. Si on n'est pas capable de regarder en face les nouvelles règles du jeu, on peut les refuser intérieurement, on peut les regretter, elles sont là.

Mme Sinclair : Sur un dossier comme Air Inter Europe, quelle sera la position de la CFTC ? C'est de reconnaître que l'argumentation de Christian Blanc, le PDG, a du fondement.

M. Deleu : Je vais vous dire une chose très simple : Ce que nous demandons à Air Inter Europe comme à toutes compagnies aériennes, c'est un service qui fonctionne convenablement, la sécurité au meilleur prix. C'est comme cela que ça fonctionne aujourd'hui. L'enjeu numéro 1 sur le transport aérien, c'est la sécurité. Qualité et sécurité, cela est le premier point.

Le deuxième pour nous, c'est que dans cette compétition, on fasse en sorte que les salariés, pas seulement les pilotes, l'ensemble des salariés ne fasse pas les frais de cela, et donc il y a tout un débat. Je pense notamment au personnel au sol et évidemment à France Telecom qui font que, aujourd'hui, nous devons être extrêmement actifs à ce sujet.

Il faut bien comprendre ça : si on passe à des actions qui, au bout du compte, casseront l'entreprise et donc casseront le service public, nous n'aurons pas gagné grand-chose. Aujourd'hui, la question qui est posée, c'est : quelle définition, en contexte de concurrence, on va donner au service public ? Accessible à tous, au même prix, continuité, etc., mission sociale, insertion sociale, emploi. Cela est très important et je crois que la réforme de 1990 à France Telecom, par exemple - elle est contestée, je le sais - a ouvert la voie dans un système public : mettre en place une réponse à la concurrence.

Mme Sinclair : Partagez-vous cette façon de poser le problème, Marc Blondel ?

M. Blondel : Écoutez, je ne pose pas le problème au même endroit, c’est-à-dire que je néglige pas cette situation-là, mais je pose deux questions économies, pourquoi ? Est-ce justifié ? Est-ce que l'endettement de la France est d'une importance telle qu'on est dans l’obligation, effectivement, de réduire ?

Mme Sinclair : On va y venir…

M. Blondel : Non. Non. Madame. À partir du moment où vous ne posez pas la question au-dessus, vous ne pouvez pas répondre.

Mme Sinclair : Le problème d'Air France, par exemple, est un problème de concurrence face à la dérégulation générale ?

M. Blondel : Justement, la déréglementation, c'est quoi ? C'est un choix de Société. On est en train de nous imposer un choix de Société qui est celui d'une Société anglo-saxonne ! On avait une vieille tradition française qui faisait que l'on avait un secteur administré, que l'on avait un secteur que je qualifie, moi, un peu original, de paritaire, qui était tout ce qui est l'ensemble de la protection sociale, 2 000 milliards. Le budget de l'État, 1 500 milliards. Et puis l'on avait 6 000 milliards, c'était le capitalisme. Et cela s'équilibrait plus ou moins. On avait une Société à la française un peu curieuse.

Monsieur Valéry Giscard d'Estaing disait : « On doit gouverner au centre ». Il avait raison. En définitive, c'était à peu près cela, la France. Et d'un seul coup, on dit : « Le secteur administré est trop important. Il nous coûte trop cher. On va réduire ».

Je dis pourquoi ? On me répond : Maastricht.

Maastricht pourquoi ? La monnaie.

Mais la monnaie, monnaie unique, pourquoi a-t-on dit 3 % Pourquoi n’a-t-on pas dit 3,5 ? Pourquoi n'a-t-on pas dit 4 ? C'est une question de convention entre pays. Pourquoi ? Parce que les autres qui sont de conception anglo-saxonne, sont en train de nous imposer une façon de vivre. Et, ensuite, la mondialisation. Mondialisation = déréglementation.

Mme Sinclair : Faut-il ouvrir ou pas les frontières à la concurrence aérienne en matière de télécommunications ou pas ?

M. Blondel : En matière aérien, on ne peut pas répondre à la question dans la limite où les avions, Madame, ce sont nos concurrents qui les envoient aussi. Il faut bien qu'ils desservent la France, etc.

Je dirai : nous n'avons même pas à choisir ou, alors, on va isoler la France...

Mme Sinclair : Est-ce que l'on peut se permettre d'avoir des coûts différents...

M. Blondel : … Et l'on va dire : c'est fini. Tout ce qui n'est pas avion français, vous n'atterrissez plus sur le territoire. Alors, cela va nous servir à quoi ? Donc, on est bien obligé. Là, il y a une contrainte. Mais on ne répond pas au service public de la même façon.

Je suis navré. Je n'assimile pas Renault, Air France, et puis les Télécom ou la SNCF, ce n'est pas du tout la même notion de service public. Ce n'est pas non plus la même notion de services rendus.

La notion du service public, c'est de rendre au maximum des gens, et si possible à tout le monde, le même service et au prix le plus bas. Alors il y a des choses importantes.

Télécommunications, c'est l'information : il faut que les gens qui n’aient pas beaucoup d'argent, aient les mêmes informations que ceux qui ont beaucoup d'argent. Donc, c'est normal que le contrôle de l'État se fasse le plus largement possible. Je suis pour le secteur public dans les télécommunications.

La SNCF, c'est identique. Ce sont les gens les plus modestes.

Mais, en ce qui concerne l'aviation, vous n'allez pas me dire que ma grand-mère qui est dans les burons d'Auvergne, elle a déjà pris l'avion. Elle n'a jamais pris l'avion. Elle n'existe pas, c'est un exemple. Vous comprenez ? Ce n'est pas du tout le même débat.

Mme Sinclair : Annick Coupé ?

Mme Coupé : Je crois que, sur cette affaire de service public, j'ai l'impression que le gouvernement met les bouchées doubles aujourd'hui comme s'il voulait un peu, d'une certaine façon, se venger de décembre, c'est-à-dire que, là il pense qu'il a un répit, et donc il y va, il fonce.

Sur la question de la privatisation de France Télécom, y compris là il n'y a aucune obligation. Les traités européens ne disent pas qu'il faut changer le statut de France Télécom. Ils disaient : « Il faut ouvrir la concurrence » qui a été la première loi.

Mme Sinclair : Est-ce que pour s'adapter et ouvrir la concurrence, France Télécom n'est pas obligée de changer de statut ?

Mme Coupé : Pourquoi France Télécom est obligée de changer de statut ? Cela, c'est la pensée unique. On nous dit : « On ne peut pas faire autrement ! ». Mais c'est complètement faux.

France Télécom est une entreprise qui a encore fait plus de 9 milliards de bénéfices l'année dernière. En fait, ce qu'on veut, ce sont deux choses :

1. Offrir ces intérêts qui sont publics, c'est de l'argent, pour des intérêts privés. Il y en a un certain nombre qui tapent à la porte pour récupérer ces bénéfices. Donc de l'argent public qui va passer dans le domaine privé et qui va encourager la spéculation financière, etc.

2. Ce qu’il faut bien comprendre aussi, c'est que l'enjeu de la privatisation de France Télécom, c'est la question de l'emploi.

Aujourd’hui le statut de fonctionnaire permet de garantir l'emploi dans des bornes conditions…

Mme Sinclair : Le statut est garanti jusqu'en 2002, vous y croyez ou pas ?

Mme Coupé : Absolument pas.

On nous dit : « On pourra continuer à recruter les fonctionnaires » et, en même temps, tout ce qui était un peu les verrous pour qu'on n'embauche pas trop de contractuels de droit privé, tous ces verrous-là sautent dans la loi.

Donc, jusqu'en 2002, on ne recrutera pas de fonctionnaires. Michel Bon, le président de France Télécom a dit clairement qu'il ne voyait plus l'intérêt de recruter des fonctionnaires. Donc, cela, c'est une garantie à laquelle on ne croit pas. Et après 2002, ce sera la déréglementation totale, et peut-être même avant.

Je crois que, sur le fond, il faut bien comprendre. Et comme ce n'est pas un débat qui ne regarde que les salariés de France Télécom, mais c'est un débat de Société, c'est quel service public veut-on offrir ? Et je rejoins Marc Blondel, le service public, cela doit être, effectivement, tous les citoyens qui puissent avoir accès à la communication, à une communication de haut niveau, et France Télécom le permet si on lui donne les moyens, dans le 3e millénaire.

Je voudrais juste dire un dernier mot sur cette affaire-là : on dit, autour des questions budgétaires, on va dégraisser. Je ne reprends pas l'expression de Monsieur Juppé, il a été suffisamment arrogant sur cette affaire-là ! Je trouve que c'est scandaleux !

M. Blondel : C’est l'atavisme. Si, si, il est des Landes. Il a fait une confusion avec le foie gras.

Mme Coupé : Peut-être ! Mais, en tous les cas, il est Premier ministre et à ce titre-là il devrait respecter ses fonctionnaires.
Simplement ce que je voulais dire : la question des services publics, dans une Société c’est quand même la cohésion sociale. Et aujourd'hui attaquer le service public de front comme on le fait, c'est moins de profs, c'est moins d'infirmières, c'est moins de postiers... Alors qu'il y a besoin de tous ces gens-là pour la Société qu'on va laisser à nos enfants.

Mme Sinclair : AIain Deleu, plus généralement, en effet, sur le nombre de fonctionnaires : cette semaine, le Premier ministre a dit qu'il fallait réduire les dépenses publiques et a donné les pistes des différentes voies, là où l’on pourrait réduire, et notamment le nombre de fonctionnaires puisqu'il est question de ne pas remplacer tous les départs à la retraite.

M. Deleu : Je trouve que, dans l'échange que nous avons eu là, nous avons vu tout l'intérêt de la négociation, c'est-à-dire de ce que, sur les bases construites en 1990, par exemple pour France Télécom, nous puissions, en allant voir le ministre, en allant voir Michel Bon, débattre pour voir comment ce service public des communications, dans un enjeu qui est essentiel pour la France, les communications, c'est un point stratégique au plan concurrentiel, même au plan économique… donc, il faut gagner cela ensemble.

Je suis inquiet sur la façon dont on peut aujourd'hui, j'allais dire « exploiter » le désarroi, l'angoisse des agents des services publics qui se demandent si demain on ne va pas les traiter comme on traite aujourd'hui beaucoup de gens dans le privé. Et, donc, c'est cela qui déclenche la réaction très brutale dans l'esprit des fonctionnaires de tous services par rapport à ces formules emporte-pièces.

Le jour où Monsieur Perben signe un accord…

Mme Sinclair : Ministre de la fonction publique…

M. Deleu : … pour faire reculer la précarité dans la fonction publique qui n'est pas si négligeable qu'on le pense, le même jour on parle de dégraissage. Je pense que c'est effectivement maladroit.

J'ai une proposition à faire sur ce terrain, parce qu'il faut réduire les déficits. L'argument est tous les jours cités : il est vrai que, dans une famille, on ne dépense pas plus que ce que l'on a...

M. Blondel : C’est faux. Ça ne tient pas !

M. Deleu : On emprunte mais on gage.

M. Blondel : Un pays ne fonctionne pas comme un ménage, enfin !

Le patrimoine de la France, c'est vous, c'est la télé, c'est tout…

M. Deleu : Mais il n'est pas à vendre, Marc.

M. Blondel : Le patrimoine d'une Nation, c'est y compris sa langue, etc., et cela n'a pas de valeur vénale. Cela, c'est une histoire de fous. Ce sont les économistes oui nous ont mis cela dans la tête.

Et puis quand on regarde de plus près, mon cher, et je m'excuse de te couper : je demande tout simplement aux gens de regarder combien ils gagnent par mois, combien ils gagnent par an, et combien ils ont d'endettement. Et ils vont se rendre compte que leur situation personnelle est beaucoup plus endettée que la France.

On fait 8 000 milliards de PIB, c'est-à-dire que l'on produit 8 000 milliards de richesses par an en France et l'on est endettés de 3 300 milliards. Eh bien, je regrette, moi, ce que je gagne dans l'année...

Mme Sinclair : Finalement, ce n'est pas un endettement considérable !

M. Blondel : D’ailleurs le pays le plus riche du monde et le plus endetté, ce sont les États-Unis.

M. Deleu : Ils ont le dollar.

Mme Sinclair : Je voudrais qu'Alain Deleu termine sur cette problématique qui est : faut-il ou non réduire ces dépenses publiques et ces effectifs ?

M. Deleu : Je pense vraiment que l'on ne peut pas continuer à servir 300 et quelques milliards d'intérêts de la dette comme cela, en plus.

Je suis persuadé que ce service de la dette financière de l'État serait plus utile pour travailler sur l'emploi, sur la précarité, sur l'exclusion, sur la santé, sur la famille... beaucoup plus utile.

Ma proposition est la suivante : s'il est vrai qu'il faut essayer de réduire ce déficit pas pour Maastricht, pour l'intérêt de la France –, je pense qu'il ne faut pas le faire en affichant : « je vais réduire de tant de fonctionnaires dans tel secteur » parce que, en réalité, je regarde les besoins : où va-t-on réduire ? Dans les hôpitaux ? Où l'on manque de personnel, et les CES font le travail.

Dans l'éducation ? Dans les cours de récréation où l'on a des appelés, où l'on a des CES pour accompagner les jeunes, etc.

Mme Sinclair : Ma question est : « Où réduit-on ? »

M. Deleu : Ma réponse est : « On doit afficher un objectif sur plusieurs années, et l’on doit demander à chaque ministère, à chaque administration, à chaque établissement finalement, d'avoir une gestion des carrières, de la productivité, si j'ose dire, qui soit une gestion efficace du temps de travail ».

Je crois que, là nous arriverons à trouver dans la négociation, sur une perspective d’évolution, mais une maîtrise par la bonne gestion et non pas par les arbitraires d'effectifs à réduire.

Mme Sinclair : On va continuer ce débat, on va le reprendre d'ailleurs derrière la publicité.

Mais d'abord, je voudrais vous donner lecture du sondage fait par la SOFRES pour cette émission : afin de réduire les dépenses de l'État, le gouvernement a donc décidé de diminuer dans les années à venir le nombre de fonctionnaires.
    Estimez-vous que c'est une décision nécessaire : il faut réduire les dépenses de fonctionnement de l'État et le déficit budgétaire ? 40 %.
    - c'est une mauvaise décision, cela va diminuer la qualité des services publics ? 52 % ;
    - sans opinion 8 %.

Dans le secteur public et dans le secteur privé, jugement contraire :
    - le secteur public trouve que c’est une mauvaise décision à 68 % ;
    - le salarié du secteur privé trouve que c'est une mauvaise décision à 47 % seulement.

Mais, en gros, c'est considéré, majoritairement, comme une décision regrettable. Cela monte un réel attachement à la fonction publique.

Mme Coupé : Fondamentalement, plutôt que des débats de chiffres, ce sont des débats de choix politiques. En ce sens-là, je trouve regrettable que les politiques qui nous gouvernent, nous disent toujours : « On n'a pas d'autre choix puisqu'il y a ces déficits budgétaires ». Ils nous parient chiffres alors que leur responsabilité politique serait de nous dire : quel avenir veut-on donner à ce pays, quel avenir veut-on donner aux générations qui viennent ?

Mme Sinclair : Un quart de mot, et l'on reprend le débat tout de suite derrière.

M. Blondel : Il me semble très important, et justement en fonction de votre sondage : on a voulu faire un peu de démagogie et jouer sur le poujadisme des gens par rapport à l'administration, cela ne marche pas, comme cela n’a pas marché en novembre et en décembre quand on a voulu montrer la grève du doigt, en disant : « Regardez, ce sont les nantis qui sont en grève ».

Je trouve que ce n'est pas mal. C'est une bonne confirmation de l'état d'esprit des Français. Il est en train d'évoluer, et c'est considérable.

Le problème est simple – on l'a dit – : le jour où nous négocions pour qu'il y ait moins de précaires dans la fonction publique, on décide de réduire le nombre de postes de fonctionnaires.

Deuxièmement, nous avons tous des procès avec l'administration parce qu'on utilise des CES qui n'étaient pas faits pour l'administration, qui étaient faits pour le privé, pour les aider à trouver une occupation à mi-temps… l’administration française… les hôpitaux, c’est déjà grave… les Télécoms… les préfectures… les préfectures !

Mme Coupé : … Il y a presque 50 000 précaires chaque mois à la Poste.

M. Blondel : Ce qui veut dire que les besoins sont là. On ne peut pas les nier. Les gens ont besoin de cela. Il faut bien répondre aux besoins.

Mme Sinclair : On va venir justement de savoir où l'on peut réduire ces dépenses publiques si l'on admet qu'il faut les réduire, et l'on va venir aux aides à l’emploi, notamment dans un instant, après une page de PUB.

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Mme Sinclair : Nous restons sur ce débat sur la réduction des dépenses publiques annoncée par le gouvernement.

Autres secteurs dans lesquels le gouvernement souhaite trancher, ce sont dans les aides à l'emploi dont beaucoup de monde dit qu'elles sont trop nombreuses, confuses et inefficaces.

Vous-même Marc Blondel, vous l'avez souvent dit ?

M. Blondel : J'ai été l'un des premiers à le dire, mats maintenant je suis plus nuancé.

J'ai été l’un des premiers à expliquer que les aides à l'emploi, à mon avis, étaient toutes perverses, parce que, surtout quand on les cible, cela a des effets de seuil, de choix, etc.

Et puis je me suis rendu compte, mais cela, c'est une vieille donnée qui a d'ailleurs été reprise l'autre jour, paraît-il au grand dam du ministre du travail, par le directeur de l'ANPE : les patrons embauchent quand ils ont besoin. Ils n'embauchent pas de manière superficielle. C'est pour cela que je ne crois pas à l'entreprise-citoyenne. Quand il y a du travail, ils embauchent. S'il n'y a pas de travail, ils n'embauchent pas. Même si on leur donne des sous.

Mme Sinclair : Toutes ces incitations pour leur demander d'embaucher, cela ne sert à rien ?

M. Blondel : Cela fait effet d'aubaine. Je ne dis pas que c'est zéro. Cela fait effet d'aubaine. Cela anticipe généralement, cela encourage.

Seulement regardez ! La pièce-maîtresse des aides à l'emploi, c'est le CIE en ce moment.

Mme Sinclair : Contrat Initiative Emploi.

M. Blondel : Contrat Initiative Emploi, en 30 secondes je vous explique ce que c’est : un Contrat Initiative Emploi, le salarié coûte 4 000 francs par mois à la place de 9 000 francs. Qu'est-ce qu'on fait à partir du moment où l'aide n’est plus là ? Eh bien on vire celui qui, effectivement, coute 9 000 francs. En fait, ça chasse l'un des deux.

Mme Sinclair : Cela permet d'embaucher un chômeur de longue durée, mais cela crée un chômeur nouveau.

M. Blondel : En contrepartie, on dit : celui qui nous coûte 9 000 francs et qui est payé au SMIC, hop, on le met à la porte.

Le CIE il est payé lui aussi au SMIC, mais il ne coûte que 4 000 francs à l’entreprise à la place de 9 000. Vous voyez l'écart ! Cela veut donc dire la concurrence, etc., tous les effets pervers.

Le 21 décembre, le jour de ce fameux Sommet social – si on a le courage d’appeler cela le Sommet social – on avait demandé que l'on fasse une analyse sur les effets réels. On a du mal à l'avoir. On ne se met pas d’accord sur la problématique, sur les choix, sur les statistiques, etc.

Mais cependant la question a été reprise, notamment par certains députés, et maintenant cela devient la « tarte à la crème ». Et Monsieur Gandois, lui-même, finit par dire la même chose.

Ce que j'ai peur, maintenant, c'est que les 120 milliards qui ont été consacrés en 1995 et qui auraient eu un effet de 27 000 créations d’emplois, ce qui fait cher l'emploi ! Quand on fait de l’économie maintenant, on calcule le prix d’un homme, etc. 120 milliards/27 000 : effectivement ce n’est pas très performant, comme on dit maintenant, mais il ne faudrait pas pour autant qu’on retire cet argent du ministère du travail, il en a besoin. Et, moi, je pense qu’on devrait l’utiliser pour relancer l’activité. On devrait utiliser cet argent pour relancer l’activité.

Mme Sinclair : Alain Deleu, vous avez, vous aussi, une proposition pour savoir œ qu'on fait de cet argent. Vous dites aussi : « Il n'est pas toujours efficace ».

M. Deleu : Quand le patronat dit : « Ces aides à l'emploi sont inutiles », je ne suis pas trop rassuré ! Parce que j'aimerais savoir ce que l'on fera de l’argent après. Ce n'est peut-être pas forcément pour l'emploi non plus qu’on l'utilisera.
Et donc moi, je dis : « Aujourd'hui, que se passe-t-il ? », on l'a dit : on est sous une pression mondiale de concurrence qui déséquilibre la négociation.

Aujourd’hui, en France, on ne négocie pas de façon équilibrée. Le patron, si j'ose dire, il est peut-être de très bonne foi, a le dessus par rapport aux salariés, très souvent. Et nous négocions, nous, à reculons, parce qu’il y a la pression du chômage derrière : « Si tu veux partir, il y a quelqu’un à la porte qui attend ». Et d'ailleurs, éventuellement, on cherchera à mettre dehors quelqu'un pour un emploi. Il y a cela.

Mme Sinclair : Alors ?

M. Deleu : Nous, nous disons : ces aides doivent servir à rééquilibrer la négociation, c'est-à-dire à redonner du poids aux salariés en négociation, c'est-à-dire en l'occurrence, très concrètement, aujourd'hui l'une des clés sur l'emploi, c'est de pouvoir baisser le temps de travail pour créer des emplois. Si l'on baisse comme cela le temps de travail, il n’y aura pas de créations d'emplois ou les salaires vont baisser, et beaucoup de salariés n'ont pas les moyens de dire : « Je baisse mon temps de travail et je baisse mon salaire ». Et donc nous disons : « Il faut abonder la rémunération des salariés qui acceptent une baisse du temps de travail pour créer des emplois sur des accords d’entreprise…

Cela ne coûtera pas plus cher, simplement là il y aura : 1 franc dépensé, 1 franc d'emploi créé, si j'ose dire. Alors qu'aujourd'hui, effectivement, le CIE c'est mettons 500 000 frs le CIE en emploi créé réel. C'est un peu cher ! On peut trouver mieux.

Mme Sinclair : Annick Coupé, sur ces aides à l'emploi, d'une part, et, éventuellement, sur la réduction du temps de travail ?

Mme Coupé : Je crois que le problème de fond, c'est qu'effectivement depuis toutes ces années où il y a eu différentes aides à l'emploi, elles n’ont peur l'essentiel pas été créatrices d'emplois et, par ailleurs, elles ont contribué, d'une certaine façon, à déréglementer le droit, c'est-à-dire, comme disait Marc Blondel, que l'on embauche plus facilement un CES parce que cela coûte moins cher plutôt que d'employer un titulaire dans la fonction publique…

M. Blondel : … Qu'un salarié subventionné. C'est d'ailleurs la même chose.

Mme Coupé : Un CEC, c'est un Contrat Emploi Consolidé après un CES, etc. Mais, cela, ce sont des politiques qui ont été suivies depuis des années et des années par les différents pouvoirs qui se sont succédés.

Et que constatons-nous ? Nous constatons que cela n'a pas créé d’emplois, qu'il y a 3,5 millions de chômeurs, plus tous ceux qui sont en situation précaire, que 70 % des emplois qui sont créés aujourd'hui, sont des emplois à contrat à durée déterminée. Donc, on a un vrai problème de fond.

Je crois qu'il y a une piste qui n'a jamais été explorée clairement, c'est la question de la réduction du temps de travail, une réduction massive du temps de travail. Et l'on voit que ce qui était engagé par le patronat, les organisations syndicales et le gouvernement il y a quelques mois, en fait, visiblement, ne donne rien.

Donc, la question est clairement posée aujourd'hui : « Est-ce que le gouvernement va prendre ses responsabilités et légiférer par une loi-cadre de réduction du temps de travail ? »

Pour nous, c'est 32 heures, mais je dirai que la discussion est ouverte avec l’ensemble des organisations syndicales…

Mme Sinclair : Si les partenaires sociaux ne se mettent pas d’accord au 30 juin ?

Mme Coupé : On est fin mai, on voit ce qu’il en est ! C’est-à-dire n’y a eu quasiment rien comme avancée. On voit que le CNPF traîne des pieds. Donc, aujourd’hui, la question [illisible] est : « Un an après l’arrivée du Président Chirac qui avait fait de la bataille sur l’emploi la question centrale de sa campagne, la réduction de la fracture sociale, est-ce que, oui ou non, on va se décider, dans ce pays, à s’attaquer sérieusement à diminuer très fortement le nombre de chômeurs ? » Je crois que c’est une question-clé pour l’avenir.

Mme Sinclair : Un petit mot, Alain Deleu ?

M. Deleu : Aujourd'hui, nous avons un rendez-vous le 30 juin avec le CNPF. On parle beaucoup du gouvernement, le CNPF et les configurations syndicales vont avoir s assumer leurs responsabilités.

Si le rendez-vous du 30 juin est manqué, il faudra non pas une loi-cadre qui abaisse le temps de travail pour tout le monde, on n'aurait pas d’effet « d’emploi » durable et significatif… On l'a déjà fait, cela n'a pas marché.

Mme Coupé : Ce n'est pas vrai ! Je suis en désaccord avec cela.

M. Deleu : … Par contre, on peut créer les conditions par lesquelles la négociation d'entreprise et de branche soit mieux équilibrée, et créer de l'emploi par le temps de travail et par d'autres moyens, également.

Mme Coupé : Aujourd'hui il faut savoir que le chômage – je ne parle pas de ce que cela coûte humainement – coûte 400 milliards, entre les aides plus une série de modalités. Donc, 400 milliards... Est-ce qu’effectivement on ne peut pas avoir une loi-cadre, y compris, ensuite, avec des discussions, branche par branche, y compris pour prendre en compte la situation des petites entreprises par exemple, pour que partout l’on réduise massivement le temps de travail, avec une obligation de créer des emplois. C'est une question centrale.

Mme Sinclair : Marc Blondel, sur cette réduction du temps de travail ?

M. Blondel : On vient de dire qu'il y a beaucoup de contrats précaires. etc. Il y a 4 millions et demi de gens dans le privé qui ont des contrats que j’appelle atypiques, c’est-à-dire des contrats anormaux… Mais ce qu’on oublie de dire aussi, c’est qu’il y a beaucoup d’heures supplémentaires effectuées et qui ne sont même pas payées. Il y a des gens qui vont travailler parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, y compris quand on a besoin d’eux, sans être payés, sinon on les met à la porte.

Alors, quand on parle de réduction du temps de travail…

Mme Sinclair : … Êtes-vous favorable à une loi pour arriver ?

M. Blondel : Attendez ! Je ne sais pas répondre comme cela, pardonnez-moi ! Je ne sais pas répondre comme cela, sinon ce serait avouer que l’action syndicale est terminée, puisque je vous disais tout à l'heure : je m’adresse au législateur quand je n'arrive pas à obtenir satisfaction par la négociation. Alors, on va voir ! On va essayer d'établir le rapport de forces, on va essayer d'obtenir satisfaction par la négociation.

Ceci étant, je ne me leurre pas ! Les gains de productivité sont tels dans ce pays y compris dans les services, et vont à une vitesse telle que je ne sais pas si l’effet réel se ferait sentir immédiatement.

Et, moi, j'ai mon petit triptyque, et pardonnez-moi je vais le dire aussi, puisque chacun fait un peu sa petite propagande, c'est quand même normal :
    - je suis pour la relance de l’activité ;
    - je suis pour le maintien et l’amélioration des salaires, keynésien raisonnable. J’insiste sur ce point ;
    - pour la réduction de la durée du travail.

Ce sont les trois choses qu'il faut faire ensemble, en même temps, si l'on veut avoir une petite chance de faire reculer le chômage.

En tout état de cause, ce que je sais, c'est qu'à terme on n'y coupera pas, on arrivera... je ne sais pas si c'est 35, 32 ou 30, ce que je sais, c'est qu’il faudra réduire la durée du travail d'une manière substantielle avant l’an 2000, sinon c'est la catastrophe, on va dans le mur !

Mme Sinclair : Pardon, mais, moi, je vais réduire votre temps de parole.

En attendant, on va voir le reste de l’actualité :
    Jacques Chirac, chez la Reine
    L’Italie qui vire à gauche
    Et Karadzic écarté.

Panoramique

Bosnie : exit Karadzic. Le Président de la République Serbe de Bosnie, inculpé de crimes contre l'humanité, vient d'être démissionné aujourd’hui par Belgrade.

Afrique : ils auront passé 10 jours à bord de ce navire insalubre, refoulés de port en port, entassés, sans eau, sans nourriture et sans hygiène. 10 jours avant que le Ghana n'accepte de les débarquer dans un centre de réfugiés où les organisations humanitaires peuvent leur distribuer vivres et soins.

Voyage : la princesse Margaret les a accueillis à la sortie de l'Eurostar. La reine Elisabeth les a reçus sur la place d'Armes, puis c'est en landau royal que les époux Chirac ont gagné le Palais de Buckingham, leur lieu de résidence durant cette visite officielle.

À gauche : l'Italie change de « combinazione ». Dans le premier gouvernement de gauche, depuis 50 ans, les anciens communistes se taillent la part du lion.

Justice : Jacques Toubon dévoile son projet de réforme des Assises.

La défaite : dommage ! Le miracle n'a pas eu lieu. Bordeaux croyait pourtant pouvoir la décrocher cette coupe de l'UEFA, mais le Bayern de Munich l'a emporté 3 à 1 lors du match retour au parc Lescure.

Mme Sinclair : Il nous reste 2 minutes pour conclure. Au terme de cette première année de gouvernement d'Alain Juppé, j'aimerais demander à chacun d'entre vous : quel vœu vous formulez ? Que demanderiez-vous au gouvernement français pour l'année qui vient ?

Annick Coupé ?

Mme Coupé : Trois choses :
    1. Qu’il arrête de privatiser le service public.
    2. Qu’il régularise les immigrés sans papiers.
    3. Qu’il commence sérieusement à s'occuper du chômage.

Mme Sinclair : C'est un sacré programme !

Mme Coupé : Ils sont là pour cela !

M. Deleu : Il serait bien que le gouvernement ne pense pas trop aux électeurs de 1998, qu'il travaille - il verra cela plus tard - sur les trois dossiers que nous avons ouverts :
    - la relance de la politique familiale ;
    - la mobilisation sur l'emploi des jeunes, c'est un vrai problème majeur, les jeunes ;
    - le rééquilibrage des négociations sociales, notamment au niveau du temps de travail.

Nous avons besoin de paix sociale. Je pense qu'il est temps que l'on sorte des archaïsmes. Il y en a aussi bien côté politique que côté syndical.

Mme Sinclair : Si j'en ai parlé aujourd'hui, c'est parce que vous étiez là ! Mais ne vous en faites pas, quand les politiques sont là, je leur pose aussi la question.

Marc Blondel, votre vœu ?

M. Blondel : Ce n'est pas un vœu, je n'aime pas la formule. Mais, enfin, disons simplement que l'élection s'est faite sur le social et le chômage, j'aimerais bien que cela devienne une réalité, c'est-à-dire que l'on s’occupe directement de cela…

Mme Sinclair : Vous n'avez pas l'impression que c'est ce qu'il fait ? Le gouvernement, il ne fait que cela ?

M. Blondel : Non, mais attendez, laissez-moi aller jusqu'au bout ! .... Non pas de manière technocratique, je commence à être usé de la technostructure et de tous ces énarques qui se cachent derrière leurs ministres et qui décident pour tout le monde, et qu'on se rappelle simplement que l'économie n'est pas une science exacte, qu’elle n’intègre jamais le comportement des gens, et qu'on ne peut pas diriger sans être directement ou indirectement en harmonie avec les gens ou leurs représentants, cela veut donc dire que j'en appelle au dialogue social mais au dialogue social sérieux, pas simplement pour dire : « Bon, on nous consulte. Et puis, ça y est, on a noté... et puis l'on fait ce que l’on veut, ce que l'ordinateur a décidé ». Non. On ne gère pas le pays avec un ordinateur, on le gère, parfois aussi, avec le cœur et puis avec la tête.

Mme Sinclair : Merci à vous trois. Merci d'avoir participé à cette émission.

Dimanche prochain, dimanche de Pentecôte, ce sera un dialogue à deux voix entre le cardinal Lustiger et Jean-Marie Colombani, directeur du Monde.

Dans un instant, le journal de 20 heures, Claire Chazal.

Merci à tous. Bonsoir.