Texte intégral
Mme Sinclair : Bonsoir à tous.
Bonsoir, Jacques Barrot.
M. Barrot : Bonsoir.
Mme Sinclair : Vous avez en charge la santé, les affaires sociales, la sécurité sociale, l'emploi. C'est dire que ce ministère tentaculaire est au centre de l'activité gouvernementale.
Je recevrai tout à l'heure deux médecins, Francis Curtet et Annie Mino, qui consacrent leur vie au combat contre la drogue, qui ne pensent pas tout à fait la même chose sur le sujet, mais qui en discuteront tout à l'heure, ensemble, avec nous et avec vous, Jacques Barrot.
Tout de suite, si vous voulez bien, Jacques Barrot, un mot sur ce que fut la sulfureuse polémique de la semaine autour de la santé du Président François Mitterrand.
POLÉMIQUE :
« Livre règlement de comptes, pavé dans une mare nauséabonde, indécence, mais aussi tricherie, censure, malaise », voilà en quelques mots la palette des sentiments inspirés par la sortie, puis le retrait du « Grand secret ».
Mme Sinclair : Jacques Barrot, le fils de François Mitterrand, aujourd'hui, Gilbert Mitterrand, a dit que « la maladie n'avait jamais eu de répercussions sur la faculté d'analyse de François Mitterrand ». Comprenez-vous que François Mitterrand se soit tu sur ce sujet, en novembre 81 ? Et quelles règles pensez-vous que les Présidents de la République doivent adopter face à leur état de santé et à ce secret ?
M. Barrot : Je crois que François Mitterrand, quand il s'est donné comme règle de publier un bulletin régulier, s'est astreint une règle à laquelle il prenait le risque de déroger. Pourquoi ? Parce que, dans ce domaine, dans le domaine de la santé, la vérité est relative. Elle est temporaire. Il y a la maladie et, puis, il y a le malade. Nous savons tous que certains malades assument leur maladie de manière remarquable.
Je tiens, à ce point, à préciser, pour m'être battu à une époque pour que les cancéreux qui étaient, disons, stabilisés puissent rester dans la fonction publique, qu'on ne peut pas avoir une vérité absolue sur la maladie. Alors, cela pose tout de même le problème. Nous avons quelques raisons de demander si ceux qui nous gouvernent ont la capacité de le faire.
Mme Sinclair : Que faudrait-il avoir comme règle ? Jacques Chirac n'a rien dit. Lionel Jospin est contre la publication des bulletins de santé. Vous, que dites-vous ? Le Président de la République, tant qu'il va bien, ne doit rien dire. Et quand il ne va pas bien, que se passe-t-il ?
M. Barrot : Je crois, d'abord, qu'il n'y a pas de dispositif miracle. Quand on choisit quelqu'un pour Président de la République, mais aussi pour exercer une responsabilité importante, on lui fait confiance. On lui demande, évidemment, c'est l'assurance minimale, de dire, à lui et à ceux qui servent le pays avec lui, si une incapacité se fait jour d'en faire part. C'est cela la société de confiance.
Alors, on peut sophistiquer un dispositif constitutionnel pour organiser cette situation mais, fondamentalement, rien ne peut dispenser les dirigeants, les responsables, quels qu'ils soient, de cette responsabilité majeure qui est de dire : « À un moment ou à un autre, je ne peux plus exercer mes fonctions ».
Mme Sinclair : Est-ce que cela ne vous rend pas favorable à l'idée du quinquennat ?
M. Barrot : Non, je crois que si le quinquennat a des raisons d'être, c'est pour tout autre motif. En l'occurrence, je crois qu'il faut surtout bien tirer la leçon en sachant que les chefs d'État, dans le monde aujourd'hui, assument cette première responsabilité et, évidemment, s'organisent pour que ceux qui servent le pays avec eux disent la vérité.
Et puis il faut tirer une leçon sur le secret médical. Le secret médical est là pour préserver chacun d'entre nous, pour assurer cette confiance entre médecins et malades qui est si importante. Et, là, il faut aussi méditer cette affaire sur cet angle-là.
Mme Sinclair : Alain Genestar, dans « Le Journal du Dimanche », condamne aujourd'hui, à la fois, le livre et son interdiction, en disant : « C'était un mauvais livre et une mauvaise décision de justice ».
M. Barrot : Je ne commente pas de décision de justice, la justice fait son travail. Mais cela étant, j'insiste : le secret médical, c'est un fondement de cette société de confiance.
Mme Sinclair : Pour clore le sujet, questionnaire de la SOFRES :
François Mitterrand savait qu'il était atteint d'un cancer dès la fin de 1981, estimez-vous qu'il a eu raison de ne pas le dire publiquement car sa maladie ne l'empêchait pas d'exercer ses fonctions : 67 %.
Il a eu tort de ne pas le dire. Un Président doit dire la vérité sur son état de santé : 26 %.
Sans opinion : 7 %.
Une très large majorité de Français considère donc que François Mitterrand a eu raison de cacher sa maladie.
M. Barrot : Dès lors que cela ne le rendait pas incapable d'exercer ses fonctions.
Mme Sinclair : Bien sûr.
Dans un instant, la suite de l'actualité de la semaine : La politique du Gouvernement, l'état de l'économie française, le RDS, etc.
À tout de suite.
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Mme Sinclair : 7 sur 7, en compagnie de Jacques Barrot, ministre des affaires sociales.
Cette semaine était encore une semaine de vœux. L'occasion pour nos politiques de nous dire ce qui nous attend.
À chacun ses meilleurs vœux pour la France.
Jacques Barrot, le Président de la République a retrouvé ses accents de la campagne électorale pour réaffirmer son attachement à la réduction de la fracture sociale. Et, en même temps, il affirme sa volonté de poursuivre la bataille contre les déficits. Comprenez-vous que les gens aient le sentiment qu'on n'arrivera pas forcément à faire les deux en même temps ?
M. Barrot : Il faut mener les deux de front. Quand on laisse filer les déficits, on laisse filer la France. Parce qu'un ménage qui s'endette, c'est un ménage qui bloque son avenir. Il faut rembourser ses dettes, en se donnant le temps de le faire, et puis il faut – et c'est là le point le plus important – donner des signaux d'avenir.
Je vais vous raconter deux histoires :
La première : j'étais à Montbéliard, peu avant la crise, je voyais les salariés et les syndicats. Alors, ils m'ont présenté des revendications, bien sûr, salariales. Et puis l'un d'entre eux, à la fin, a dit : « Monsieur le ministre, bien sûr, tout cela, on y tient, mais ce qui est le plus important pour nous, c'est que nos jeunes trouvent du travail. Alors, là, on commencera à y croire ».
Pendant le sommet social du 21 décembre, cette nuit, ce qui m'a le plus frappé, c'est que, quand on a été à l'essentiel, on a retrouvé ce problème majeur qui hante les familles françaises : il faut que la société française soit plus accueillante pour les jeunes. Et, là, la confiance renaîtra, la consommation et l'investissement.
Mme Sinclair : La consommation, vous venez de le dire, tout le monde attend une relance de la consommation. Tout le débat porte sur : comment la relancer ? Pourquoi vous privez-vous des grands moyens, disons, que vous suggèrent les hommes politiques de tous les bords, soit une diminution des prélèvements, soit une hausse des salaires ?
M. Barrot : Il y a, en effet, beaucoup de donneurs de conseils. Mme Sinclair : Ils ont tort ?
M. Barrot : Ce qui importe, c'est de donner confiance à ce pays car nous avons, par ailleurs, des indicateurs positifs. Je n'y reviens pas. La France est un pays compétitif, ce n'est pas la même chose pour l'Allemagne. Nous avons un problème d'activité : l'argent français part dans le bas de laine, part à la Caisse d'Épargne. Il faut le consommer, il faut l'investir. Et, pour cela, il faut croire à l'avenir. Alors, Anne Sinclair, qu'allons-nous faire ?
Alain Juppé et le Président de la République ont insisté sur l'année des jeunes : contrat d'apprentissage, 200 000 apprentis. Chiffre jamais atteint. Et puis surtout une grande révolution, c'est que, à travers la réforme profonde que nous allons faire de la formation professionnelle, la loi à 20 ans – c'est Jacques Delors qui a fait la première loi – nous allons établir une règle qui voudra qu'on pourra revenir à ses études. C'est-à-dire que, au lieu que le jeune Français prolonge ses études parce qu'il a, en quelque sorte, peur d'aller dans la vie active, il faut qu'il aille dans la vie active plus tôt en n'ayant pas le sentiment qu'il va compromettre son ascension sociale parce qu'il pourra revenir...
Mme Sinclair : … Vous voulez dire qu'il reviendra tout au long de sa vie. Vous croyez à cela ? Quand il sera de nouveau dans la vie active, il reviendra plusieurs fois dans sa vie ?
M. Barrot : Oui, parce qu'on va se donner les moyens financiers. Et puis aussi parce que par la réduction du temps de travail, on va libérer du temps, pas seulement pour les loisirs, mais aussi pour la formation tout au long de sa vie. C'est cela la vraie révolution.
Mme Sinclair : Je reviens au sujet qui hante aussi les Français en ce moment, c'est-à-dire les prélèvements, et certains se trouvent asphyxiés...
M. Barrot : ... Oh !... Oh !... Il y a beaucoup d'argent d'épargne. Il y a des gens malheureux dans ce pays...
Mme Sinclair : ... On atteint des records, là, en ce moment.
M. Barrot : Mais, lorsque j'entends parler d'impôt sur le revenu, je ne pense pas qu'il y ait aussi des gens qui paient l'impôt sur le revenu qui n'aient pas de l'argent placé, épargné. Notre vrai problème, c'est que la confiance en l'avenir devrait le conduire à le dépenser, à faire appel à des services et à nourrir l'emploi.
Mme Sinclair : Il y a ceux qui ne peuvent pas épargner et qui dépensent tout ce qu'ils gagnent.
M. Barrot : C'est vrai. À cela, c'est la bataille pour l'emploi qui est notre réponse.
Mme Sinclair : La CSG, est-ce que, oui ou non, elle va augmenter dans l'année qui vient ? Certains parlent d'une augmentation forte, plus de 1,5 %. Est-ce exact ? Ou n'est-ce pas exact ?
M. Barrot : Mais pourquoi voulez-vous que l'on procède à un prélèvement supplémentaire ?... Il n'en est absolument pas question. Simplement, ce que l'on veut, c'est que la cotisation que les salariés paient pour l'assurance-maladie – cotisation qui pèse uniquement sur le salaire – puisse faire place progressivement à une nouvelle cotisation qui ne serait pas uniquement assise sur le salaire, mais sur les revenus d'épargne, sur les revenus du patrimoine...
Mme Sinclair : ... Cela est le principe de la CSG.
M. Barrot : La CSG n'est pas, à proprement parler, une cotisation puisqu'elle n'est pas déductible du revenu. Il s'agirait d'une cotisation de remplacement, qui remplacerait une cotisation, qui serait une cotisation un peu différente. Il est clair que nous ne procéderons aucun prélèvement supplémentaire. Cela a été dit et répété.
Nous payons nos dettes. C'est pour cela que ceux qui veulent différer le RDS ont tort parce qu'il faut bien à un moment donné, surtout quand on en a débattu comme on en a débattu, payer en 13 ans une dette que l'on aura en quelque sorte faite en 5 ans, c'est raisonnable.
Mme Sinclair : Alors, le report du RDS – puisqu'on y est, on s'y arrête un instant –, la SOFRES a posé la question, là aussi, aux Français :
Estimez-vous que le Gouvernement devrait reporter le prélèvement de 0,5 % pour rembourser la dette sociale afin de ne pas pénaliser la consommation des ménages : 48 % des Français le pensent.
Le Gouvernement doit appliquer sa politique et ne pas retarder la réduction des déficits : 43 %.
Sans opinion : 9 %.
Évidemment, selon que l'on soit de Gauche ou de Droite, on pense, évidemment, rigoureusement le contraire. Mais, en gros, il y a une petite majorité de Français favorables au report du RDS. Particulièrement forte chez les moins de 50 ans et dans les catégories populaires et les employés. De la même manière, vous le voyez bien, un clivage très net, Droite et Gauche.
Ces conseils, dont vous parliez tout à l'heure, à l'origine il y a un certain nombre de balladuriens, notamment Édouard Balladur qui avait même proposé de reporter le tiers provisionnel, vous balayez cela d'un revers de la main ?
M. Barrot : Mais non, mais ce que je veux dire aux amis d'Édouard Balladur, c'est qu'on en a débattu. Moi-même, j'ai insisté beaucoup pour que l'on paie en 13 ans. Parce que, en payant 13 ans, on ne paie que 0,5 %, ce qui est raisonnable.
Il faut payer une dette, il ne s'agit pas d'augmenter un prélèvement pour encore dépenser toujours plus de l'argent. Il faut payer une dette qui est faite. Et, comme je l'ai dit tout à l'heure, laisser filer la dette, c'est laisser filer la France. Il faut bien commencer à rembourser. Mais vous savez, quand je demande à mes enfants : « Fait-on le devoir aujourd'hui ou le fait-on demain ? », ils ont un peu tendance à dire : « On fait le devoir demain ». Il vaut mieux commencer un peu aujourd'hui.
Mais j'insiste beaucoup : le Président de la République – en même temps que nous menons cette politique courageuse – veut une loi sur l'exclusion, je la prépare, pour les plus pauvres, pour tous ceux qui sont menacés. Anne Sinclair, tous les matins, ma préoccupation majeure, c'est l'emploi des jeunes et notamment des jeunes qui n'ont aucune qualification. C'est pour cela que ce fameux « contrat initiative emploi », qui a bien marché pour les chômeurs de longue durée, va être ouvert aux jeunes dans les semaines qui viennent, sans condition de durée de chômage, pour qu'un jeune qui n'a aucun diplôme, qui est en grande difficulté puisse être embauché par CIE.
Et puis vous avez vu, dans le plan sur les villes, il y a tout de même 100 000 emplois prévus pour, précisément, engager des gens.
Mme Sinclair : On va en reparler tout à l'heure.
Juste un petit mot de politique et puis on revient aux problèmes sociaux et notamment à la sécurité sociale. Les balladuriens, vous dites : « il y a des donneurs de leçons », mais en fait ils ne vous lâchent pas d'une semelle, malgré les rappels à l'ordre du Premier ministre. Estimez-vous qu'ils exagèrent ? Ou que François Léotard a raison, on n'est pas à la caserne ?
M. Barrot : On n'est pas à la caserne, bien entendu, je suis bien d'accord là-dessus. Mais on n'est pas non plus dans le micro-trottoir ou chacun y va de sa chansonnette sans avoir écouté les autres. S'il doit y avoir des débats, il y en aura.
Nous n'avons pas parlé, mais il faut en parler, de la réforme globale des prélèvements. Franchement, voilà un magnifique chantier. Et tous les gens de la Majorité, qu'ils aient une préférence pour untel ou pour untel, sont appelés à débattre de la réforme de nos prélèvements de l'impôt sur le revenu, mais aussi de tous les impôts. Là, il y a du travail.
Mme Sinclair : Franchement, elle aura lieu cette réforme ?
M. Barrot : Elle aura lieu, mais il ne faut pas l'improviser. Il faut que la Majorité débatte. Et puis je vais vous dire, Anne Sinclair, il faut aussi que nos amis de la Majorité sachent tout de même que la Majorité, ce n'est pas uniquement toute la France. Il y a le Front national, il y a toute une série de forces qui travaillent dans cette société française, dans un sens un peu négatif, même très négatif. Si les gens de la Majorité ne se retrouvent pas pour adopter, ensemble, une stratégie et la suivre dans la continuité et la durée, comment voulez-vous que les Français, ensuite, reprennent confiance.
Mme Sinclair : Où en est-on du plan Sécu un mois après la grande tourmente ? Le « Figaro Magazine » titrait cette semaine : « La révolte gronde chez les médecins ». Ce qu'ils digèrent mal, en fait, c'est la contribution supplémentaire que vous leur réclamez.
M. Barrot : Oui, parce que le problème de la sécurité sociale, c'est qu'il a fallu d'abord prendre quelques mesures d'urgence. Il fallait bien, encore une fois, commencer à combler les dettes. Mais le vrai travail commence maintenant.
Cette semaine, je vous donne cela en exemple :
1. Nous allons commencer à débattre de la réforme constitutionnelle au Parlement puisque, désormais, le Parlement va se prononcer sur les grandes orientations de santé et de sécurité sociale.
2. Nous allons ouvrir des ateliers parce que nous préparons les trois ordonnances à venir, du mois d'avril, qui vont préparer les réformes, comme le dossier médicalisé du patient, la réforme de l'hospitalisation. Pour tout cela, nous avons des ateliers qui vont fonctionner.
3. Nous allons nous occuper des problèmes d'organisation des Caisses avec les partenaires sociaux.
Je vous assure que je ne suis pas au chômage.
Mme Sinclair : Qu'attendez-vous des médecins ? Dans cet article du « Figaro Magazine », on vous reparlait d'une taxe par feuille de maladie. Vous avez dit : « Pas pour l'instant ». Vous ne l'avez pas complètement écartée ?
M. Barrot : On a, me semble-t-il, avec Hervé Gaymard qui est chargé avec moi de ce dossier, utilisé la bonne méthode. C'est-à-dire qu'on a dit aux médecins : « Vous faites un effort, mais voilà à quoi cet effort va servir. On vous demande une contribution mais, avec cela, on va reconvertir certains d'entre vous qui pourraient faire de la médecine de prévention et, puis, on va informatiser vos cabinets. C'est le vrai moyen pour vous aider à être bien informés et, en même temps, à évaluer votre pratique ». Tout cela, c'est du pratique, du concret et, maintenant, c'est à cela qu'on s'attaque. On va faire du solide.
Mme Sinclair : Philippe Séguin a qualifié, cette semaine, « de stupidité historique ceux qui avaient mis en avant les critères techniques dans le Traité de Maastricht avant les critères politiques ». Il a raison ?
M. Barrot : Moi, je dirais à Philippe Séguin : « Ceux qui sont stupides, ce sont ceux qui ne comprennent pas que – comme l'a dit d'ailleurs Jacques Chirac – les indicateurs, les critères de convergence sont les barrières de sécurité, comme lorsque vous montez en montagne. Ce qui importe, c'est que l'Union monétaire implique une volonté politique. Cette volonté politique nous rapproche, Français et Allemands, pour aborder ensemble les problèmes. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes, d'ailleurs. Ce ne sont pas les mêmes instruments dans un pays comme dans l'autre, mais ce qui importe, c'est notre volonté de converger, c'est de résoudre nos problèmes et de construire un vrai modèle de société qui ne soit pas tout à fait celui des Américains.
Mme Sinclair : Oui, mais dans une route de montagne, pour reprendre votre image, il faut avoir une voiture qui ait des reprises. La France et l'Allemagne, justement, ont le même problème, qui est le problème de savoir s'ils pourront arriver en haut de la côte. Est-ce que les critères ne sont pas, en ce moment, de plus en plus étouffants, en tout cas pour la France ? Et est-ce que, au bout du compte, on sait bien qu'on n'arrivera pas à les tenir ?
M. Barrot : Ce qui est intéressant, c'est que les deux pilotes, pour prendre l'exemple Franco-allemand, sont sur la même route. Elle monte, ils ont des difficultés, ils se parlent, ils prennent des décisions ensemble. Et, puis, ce qui compte pour eux, ce n'est peut-être pas exactement de savoir s'ils sont fidèles à la lettre des critères, mais s'ils sont bien dans la bonne direction, s'ils ont commencé à mettre de l'ordre dans leurs dépenses publiques, s'ils gèrent bien leur pays respectif et si, en même temps, ils assurent la cohésion sociale de leur pays respectif.
C'est pour cela que je suis très, très convaincu que l'Union monétaire nous mènera vers l'Union politique. Début avril, nous aurons une réunion de tous les ministres du travail que le Président américain et le Président français ont voulu. Et, dans cette réunion, nous comparerons le modèle américain, où il y a sans doute un peu moins de chômage mais beaucoup de précarité, et le modèle européen.
Il faut que ce modèle européen, où les gens, sans doute, s'adaptent au monde mais, en même temps, sont libérés de cette angoisse de le faire tout seuls, en sentant qu'ils vont être laissés tout seuls pour subir ces mutations, c'est cela que nous allons faire. S'il n'y avait pas eu cet objectif, Maastricht, qui n'est qu'une étape, a mis en valeur, nous n'aurions pas progressé comme nous progressons.
Mme Sinclair : À propos de la France et l'Allemagne, main dans la main, est-ce que l'initiative commune que souhaite le Président de la République, l'initiative commune franco-allemande va voir le jour ? Sur quel terrain ? Dans quels domaines ? Qu'est-ce que cela pourrait être ? Avez-vous une idée ?
M. Barrot : C'est surtout une coordination des stratégies. Il faut que Français et Allemands...
Mme Sinclair : ... On n'a pas les mêmes problèmes actuellement que les Allemands ?
M. Barrot : Pas tout à fait. Parce que, du côté allemand, c'est la productivité qui n'est pas tout à fait au rendez-vous. Du côté français, c'est l'activité.
Mme Sinclair : Vous avez la santé sous tutelle. C'est Hervé Gaymard qui est en charge de…
M. Barrot : … Sous tutelle, c'est une formule administrative.
Mme Sinclair : Administrative, absolument.
M. Barrot : J'en ai la charge, la responsabilité.
Mme Sinclair : C'est Hervé Gaymard qui est responsable très directement. Et, en ce moment, jusqu'au 27 janvier, la Fondation des hôpitaux de Paris se mobilise pour les enfants hospitalisés. C'est l'opération « pièces jaunes » que les enfants connaissent bien. Les écoliers vont apporter leurs pièces jaunes. Il y a 2 500 000 tirelires dans 17 000 bureaux de postes, notamment pour améliorer la vie des petits enfants hospitalisés.
Jacques Barrot, vous n'êtes pas écolier, mais puis-je vous demander votre contribution ? Avez-vous des pièces jaunes ?
M. Barrot : Dans la poche d'un Auvergnat, il y a des petites pièces, obligatoirement. En tout cas, je voudrais remercier la Fondation des hôpitaux de Paris. Je suis passionné par ce problème des enfants et des maladies...
Mme Sinclair : ... Donnez-moi vos pièces jaunes.
M. Barrot : Attendez, il n'y a pas que des pièces jaunes.
Mme Sinclair : Voilà, c'est très bien. Merci.
M. Barrot : Un Auvergnat a toujours quelque chose dans sa poche.
Mme Sinclair : Même un Auvergnat en a beaucoup.
En tout cas, Madame Bernadette Chirac qui est la présidente de la Fondation des hôpitaux de Paris...
M. Barrot : Il faut la remercier.
Mme Sinclair : Sera tout à l'heure au Journal de 20 heures.
L'autre gros sujet de la semaine, c'est l'annonce par Alain Juppé du Pacte de relance pour la ville, autrement dit du « Plan banlieues » tant attendu. Viviane Junkfer et Joseph Pénisson.
Reportage
Banlieue : Cela devait être un plan Marshall, mais plus modestement ce sera un PRV.
Mme Sinclair : Jacques Barrot, c'est un pacte. Mot qui n'a pas été choisi à la légère, j'imagine, par le Premier ministre.
Premier ministre qui a mis en avant son souci de concertation. Tout le monde a dit : « C'est un nouveau Juppé ». Vous confirmez ?
M. Barrot : Ah ! En tout cas la méthode retenue est une méthode novatrice. D'abord on s'appuie sur les acteurs sur le terrain, on fait du durable. Toutes les exonérations de charges, ce n'est pas pour un an ou pour deux ans, c'est pour cinq ans. On recrute des garçons et des filles pour cinq ans. Et l'on contracte – c'est nouveau et c'est très important – avec les associations pour plusieurs années, c'est-à-dire que les associations qui font un travail magnifique, elles ne seront pas chaque année en train de se demander si l'argent de l'État va arriver à temps. Il y a vraiment une démarche novatrice et pleine de dialogue.
Mme Sinclair : Ce qui revient dans les réactions, ce sont des compliments sur certaines mesures de ce plan de relance pour la ville, pour l'ambition aussi de ce plan, mais il y a aussi beaucoup de déceptions devant des moyens qui sont jugés très largement insuffisants devant l'ampleur des problèmes à résoudre. Lionel Jospin disait : « Ce n'est pas 15 milliards sur 3 ans qui aurait fallu, mais 15 milliards par an ».
M. Barrot : Écoutez, c'est le début d'une reconquête. 15 milliards bien ciblés, bien concentrés, c'est déjà très bien.
Je voudrais en profiter pour dire que la banlieue, c'est aussi tout le mal français, c'est toujours notre même bataille, le chômage. Et j'en profite ce soir, Anne Sinclair, pardonnez-moi, pour dire qu'il faut que, par la baisse des charges et par l'organisation du temps de travail, nos employeurs français nous aident vraiment en créant des emplois cette année.
Mme Sinclair : Sur le temps de travail – je vous suis là un instant – : que fait de plus le Gouvernement qu'accompagner l'accord sur lequel le patronat et syndicats étaient arrivés à l'automne ?
M. Barrot : Il y a l'accord qui marche bien, on oublie de le dire…
Mme Sinclair : ... qu'est-ce que veut faire de plus le Gouvernement ?
M. Barrot : … l'accord, par exemple, de ceux qui ont 40 ans de cotisations et qui laissent la place aux jeunes, il y en a déjà 10 000. Nous espérons que si tout le monde joue le jeu, on finira 80 000/100 000 jeunes recrutés par ce biais.
Mais ce que l'on fait, c'est lier l'aménagement du temps de travail et la baisse de charges, et je voudrais insister : le temps partiel choisi va devenir une réalité.
Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que, quand il y a des emplois menacés ou des emplois à créer, il y a un certain nombre de salariés qui vont choisir le temps partiel. Ils ne perdront pas vraiment de leur rémunération, parce que la baisse des charges permet à l'employeur de leur donner une rémunération proche de celle qui est la leur. Tout le monde y gagne, en productivité, en rémunération à peu près maintenue, en temps libéré, et en embauche de nouveaux venus.
Vous savez, il se passe des choses dans ce pays, qui, tout doucement, vont permettre à la croissance française de s'accompagner de plus d'emplois. C'est cela la bataille.
Mme Sinclair : À vous entendre plaider ainsi pour la réduction du temps de travail, je me dis que le Gouvernement va le mettre en œuvre dans la fonction publique, cela va donner l'exemple ?
M. Barrot : Il le faut. Et Dominique Perben y travaille.
Mme Sinclair : Revenons un instant à la banlieue. Je voudrais que l'on prenne par exemple une mesure qui est jugée très positive et puis une mesure jugée insuffisante, et puis vous demandez votre avis.
Mesure jugée positive, c'est, par exemple, 100 000 emplois créés pour des jeunes sur 4 ans, et cette fois ce seront des vrais contrats et pas des contrats précaires ?
M. Barrot : Ce sont des contrats durables. C'est une période où le jeune vraiment s'insère dans une activité, avec une visibilité aussi, il peut commencer à gagner un peu d'argent, à organiser sa vie. C'est très important. Il s'insère professionnellement et socialement.
Mme Sinclair : En revanche, 4 000 policiers mis en place pendant 3 ans dans 1 400 quartiers. En gros, dit l'opposition, cela fait un policier de plus par quartier, ce n'est quand même pas grand-chose ?
M. Barrot : D'abord la répartition de ces policiers sera plus sélective pour être plus efficace. Et puis c'est, encore une fois, très facile de critiquer. C'est le début d'une reconquête.
J'ai, il y a quelques années déjà, lance habitat et vie sociale avec mon ami René Lenoir. Je suis quand même heureux de voir que le plan actuel est un plan qui traite les problèmes au fond.
Mme Sinclair : Les centres d'éducation renforcée pour des mineurs récidivistes, est-ce qu'à partir de bonnes intentions on ne risque pas l'inverse, c'est-à-dire de mettre les jeunes dans ce qui ressemble quand même à des prisons ?
M. Barrot : Il faut expérimenter. Évidemment il faut éviter ce risque. Mais vous ne pouvez pas non plus rester sans rien faire. Il faut laisser l'expérience se poursuivre et l'évaluer.
Mme Sinclair : Vous dites : « Le mal premier des banlieues, c'est le chômage ». Qu'attendez-vous comme miracle, vous qui êtes en charge du chômage, quand on voit que les chiffres s'annoncent plutôt vers la dégradation, que les indicateurs – vous disiez : en ce moment la situation de la France n'est pas si mauvaise – ne sont pas brillants.
Qu'est-ce que le ministre du travail se dit tous les matins en disant : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourvu que le chiffre du mois prochain ne soit pas catastrophique ? »
M. Barrot : Il se dit d'abord : « La croissance est à notre portée si tout à coup nous sortions de cette crise un peu mélancolique ». Mais, par contre, même avec la croissance, il faut une très forte volonté : aménager le temps de travail, baisser les charges, définitivement, sur les salaires mains qualifiés pour ne pas sous-payer les salariés, mais pour faire qu'on supporte la concurrence internationale, traiter le chômage dans ses causes, avoir un peu de patience, et la France peut relever le défi. Elle a tout ce qu'il faut pour cela. Mais c'est dans notre tête aussi qu'il faut agir. Il faut soigner cette tendance à la mélancolie.
Mme Sinclair : Vous êtes un optimiste ?
M. Barrot : Parce que tous les jours je me bats. Ce n'est pas un volontarisme béat et niais.
Mme Sinclair : La banlieue est le laboratoire de beaucoup de maux : du chômage, de l'exclusion, de la pauvreté, de la délinquance, mais c'est aussi un laboratoire pour la drogue. On va en parler dans un instant, d'abord une page de publicité.
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Mme Sinclair : Reprise de ce 7 SUR 7.
Jacques Barrot, on disait tout à l'heure que vous aviez en charge la responsabilité de la santé, et je voudrais que l'on parle d'un problème dont on parle peut-être un peu moins en ce moment, mais qui reste très aiguë. J'ai demandé à deux médecins de venir ce soir et dont les deux livres paraissent en même temps.
Il s'agit du docteur Francis Curtet qui a publié « La drogue est un prétexte », chez Flammarion et de Annie Mino, elle aussi médecin, « J'accuse les mensonges qui tuent les drogués » chez Calmann-Levy.
Docteur Curtet, quand vous dites : « La drogue est un prétexte », cela veut dire que la drogue n'est qu'un symptôme et que, soigner le symptôme, cela ne veut pas dire grand-chose, qu'il faut soigner le mal plus profondément ?
Dr. Curtet : Tout à fait. La drogue, c'est le prétexte qu'ont trouvé les toxicomanes pour nous crier une souffrance, pour nous crier un désespoir, pour nous dire une incapacité à grandir et à s'inscrire dans la société. Et c'est très évidemment à ce niveau-là qu'il va falloir agir, c'est-à-dire essayer de les aider à pouvoir guérir en gros, « guérir » entre guillemets, parce que je ne suis pas du tout sûr que ce soit une maladie, la toxicomanie, mais les aider à résoudre ce qu'ils ont fallu fuir, gommer avec la drogue. Et c'est également un prétexte pour la société, pour nous, pour nous tous, pour nous, adultes, pour nous, parents, pour se dire : quel monde préparons-nous pour les enfants ? Comment vivons-nous ? Est-ce que nous leur donnons envie d'y grandir, est-ce que nous leur donnons envie de s'intégrer dans la société ? Si vous voulez, c'est à la fois un prétexte pour faire une véritable prise en charge, une véritable prévention.
Mme Sinclair : Annie Mino, vous êtes française mais vous travaillez à Genève. Vous prenez un peu le contre-pied de ce qui se dit généralement. Je voudrais d'abord savoir si vous êtes d'accord avec ce que vient de dire le docteur Curtet, sur la drogue et le prétexte, et, deuxièmement, quand vous dites – et c'est le titre de votre livre – : les mensonges qui tuent les drogues. Je voudrais savoir de quels mensonges il s'agit ? Et, au fond, de quelle désinformation vous vous plaignez ?
Dr. Mino : Dans les grandes lignes, je suis tout à fait d'accord avec ce que dit Francis Curtet, c'est-à-dire que derrière la drogue il y a en général, dans la majorité des cas, effectivement, une souffrance sociale, une souffrance psychologique.
Mais ce que j'ai voulu dire à travers ce livre, c'est l'évolution de 15 ans de pratique, c'est-à-dire qu'avec ce soubassement théorique je suis partie dans la direction des traitements visant à l'abstinence, extrêmement rapidement, sans aucune…
Mme Sinclair : ... c'est-à-dire le sevrage.
Dr. Mino : … le sevrage et les traitements qui suivent le sevrage, qu'ils soient en résidentiel, en postcure – ce qu'on appelle en postcure en France – ou qu'ils soient en ambulatoire.
Avec l'apparition du Sida, avec aussi l'évaluation des résultats extrêmement limités que nous avions avec cette seule stratégie de traitements, j'en suis venue à penser qu'il fallait diversifier nos prises en charge, nos modalités d'approche des toxicomanes, et donc introduire également les cures de substitution, nommément la méthadone.
Mme Sinclair : On va venir à la méthadone, c'est-à-dire que vous ne dites pas seulement « la drogue n'est que l'expression de la souffrance » – si, enfin vous dites cela – mais vous dites : « il faut d'abord soigner le symptôme avant même de soigner plus profondément le malade ? »
Dr. Mino : Dans un certain nombre de cas, et, au fond, des cas qui s'avèrent être majoritaires, il est important de partir du symptôme. Et cela, la médecine sait très bien le faire, parce qu'au fond la majorité de la médecine repose sur des traitements symptomatiques et pas des traitements de la cause, sinon peu de médecines existeraient à ce jour.
Mme Sinclair : Docteur Curtet, êtes-vous franchement en désaccord ou pas ? On a parlé de postcure. Qu'est-ce qui marche dans le traitement des drogués ?
Dr. Curtet : Ce qui marche le mieux, c'est la confiance. Il faut tout faire, quand on rencontre un toxico, pour nouer une relation de confiance, pour qu'il puisse se dire : « Tiens, cet homme, cette femme, je peux enfin lui parler. Je peux poser mon fardeau ». Attention ! Cela ne va pas se faire en deux jours. Cela va être long, effectivement. Cela ne ressemble pas vraiment à une psychothérapie, d'ailleurs, c'est beaucoup plus une remise en confiance, une réassurance. Cela va prendre un certain temps.
L'abstinence, dont parlait tout à l'heure Annie Mino, pour moi c'est tout à fait secondaire.
Mme Sinclair : Secondaire, c'est-à-dire que ce n'est pas la première chose aperçue…
Dr. Curtet : La première chose, c'est la confiance. À partir du moment où quelqu'un, qui ne va pas bien, commence à poser ce qui ne va pas, à trouver les moyens de résoudre, il va mieux. Le produit qui était venu, justement pour gommer une situation, n'a pas plus de raison d'être, c'est-à-dire qu'il va le quitter le produit. Nous ne sommes pas des fanatiques à se précipiter sur le sevrage et l'abstinence. Par contre, mettons que je suis un passionné de la confiance, oui. Cela, c'est important.
Tout à l'heure vous parliez de postcures. Les postcures, certainement. C'est une maison en quelque sorte où ils vont vivre pendant quelques mois, avec des gens qui les écoutent, 24 heures sur 24, ou l'on peut dire ce que l'on veut ou ne pas parler, ou l'on peut pleurer, personne ne vous juge, personne ne vous condamne, personne ne vous exclut, là on a le temps pour quelqu'un qui a une lourde, lourde histoire, difficile à exprimer, on a le temps de le faire…
Mme Sinclair : Il en a combien de postcures ?
Dr. Curtet : Il n'y en a pas assez. Alors, là, vraiment il y a un problème de manque de postcures.
Mme Sinclair : Pouvez-vous donner des chiffres ?
Dr. Curtet : À l'heure actuelle, il y a peut-être 1 000 places en France, il nous en faudrait 6 ou 7 000 places.
Mme Sinclair : Et il y a combien de toxicomanes ?
Dr. Curtet : Un toxico, quand il demande une entrée dans une postcure, on va lui dire : « On est navré. On ne peut pas vous prendre avant trois mois. »
Trois mois, cela veut dire quoi ? Cela veut dire 90 jours, 90 nuits ou tous les jours il risque de se faire une overdose, tous les jours il risque d'attraper le Sida. L'urgence absolue est là.
Mme Sinclair : Jacques Barrot, face à cette urgence-là, que répond le ministre ? Après on continue le débat.
M. Barrot : D'abord d'emblée, je dois rendre hommage à Simone Veil et à Philippe Douste-Blazy, nos prédécesseurs, parce que nous avons, enfin, un budget qui, cette année, atteint le milliard. C'est un progrès. On rattrape un retard. Je ne suis pas là pour masquer le fait que la France a pris du retard. Quand le Docteur Curtet : « nous manquons de postcures ». Il a raison. Il faut absolument combler ce déficit.
Sur le reste, je dirai qu'ils ont raison tous les deux, s'ils me le permettent. Le docteur Curtet nous rappelle que les fragilités de notre société créent le terreau sur lequel la drogue s'installe. Mais Annie Mino a aussi raison dans des cas de malades déjà engages dans la maladie, il peut y avoir besoin de traitement de substitution. Mais elle me permettra de dire que le traitement de substitution, notamment par la méthadone, implique en même temps un soutien psychothérapique fort. Il ne s'agit pas de donner de la méthadone, et puis de se considérer…
Mme Sinclair : Pour peut-être justement parler un petit peu de la méthadone, parce que ceux qui ne sont pas très au fait, ne savent pas exactement de quoi il s'agit.
La méthadone, peut-on être pour ou contre ? Cette question a-t-elle un sens ?
Dr. Mino : Non. Pour moi, elle n'a plus de sens actuellement. La méthadone est un outil, et quand je dis la méthadone, c'est pour aller très vite, c'est-à-dire la prescription d'un produit, effectivement, quotidiennement aux toxicomanes mais assortie de toute une série de mesures d'accompagnement : sur le plan somatique, c'est-à-dire sur le plan de tous les problèmes physiques qu'un toxicomane peut rencontrer, sur le plan social et sur le plan psychologique.
En tout cas, il est clair dans mon service qu'on utilise la méthadone avec tout un entourage, toute une série de stratégies qui sont très individualisées patient par patient.
Quand on dit : la méthadone, soyons clair, c'est méthadone plus une série de services autour, du patient.
Mme Sinclair : Docteur Curtet, quand vous parlez de la méthadone, vous dites : « L'ennui, avec la méthadone, c'est que c'est un produit légal et qu'on mine la confiance ». Que voulez-vous dire ?
Dr. Curtet : Oui. C'est un risque. Lorsque quelqu'un vient vous, lorsqu'un toxico vient vous voir, vous allez vraiment essayer de l'apprivoiser, vous allez essayer de faire qu'il se dise : « Il écoute pour de vrai ». Si vous lui donnez un produit, et notamment une drogue légale, que ce soit la méthadone ou tout autre produit similaire, et ce n'est pas ce qui manque actuellement !
Mme Sinclair : Tout cela, ce sont des produits de substitution qui permettent aux drogues de se détacher de sa drogue habituelle ?
Dr. Curtet : Oui, mais de s'accrocher à une autre drogue qui est légale.
Donc, lorsqu'il vient vous voir, vous ne savez jamais très bien s'il va venir vous voir parce qu'il se dit : « Celui-là, il écoute pour de vrai » ou tout simplement parce que vous êtes devenu un distributeur de produits.
Et, c'est vrai que, si vous êtes de bonne foi, bien évidemment, vous allez essayer de prendre le temps de discuter avec lui, prendre le temps de l'aider à résoudre tous ses problèmes qui sont derrière. Dans d'autres cas, j'ai vu certains cas ou c'est une manière de s'en débarrasser.
C'est vrai que vous minez le terrain de la confiance, parce que cela devient ambigu. Il se dit : « Mais qu'est-ce que cela veut dire ce médecin qui me donne un produit dont je sais très bien, au fond de moi-même, que cela ne va pas résoudre mon histoire ».
Mme Sinclair : Que répondez-vous à cela, Annie Mino ?
Dr. Mino : Je voudrais dire qu'il faut que l'on soit extrêmement précis. Les cures de méthadone existent depuis maintenant 30 ans. Elles ont été évaluées, et ce sont les traitements les plus évalués au monde à ce jour. Il y a pratiquement, effectivement, des bibliothèques dévaluations. Et je trouve assez redoutable d'entendre parler de la méthadone et des traitements à la méthadone de cette manière quand on sait à quel point il a été clairement établi, avec quel type de population la méthadone pouvait marcher, avec quel type de population aussi elle pouvait ne pas marcher.
À partir du moment où l'on s'inscrit dans un traitement médical, on dit : « Voilà, ça marche dans ces cas-là. Cela marche moyennement dans ces cas-là, et cela ne marche pas du tout dans les autres cas ».
Mais, là, ce que nous décrit Francis Curtet, c'est l'extrême de quelques médecins qui, effectivement, ne répondent pas à l'éthique médicale. Mais je crois que donner cette image des cures de méthadone, c'est absolument désastreux. D'autant que – établissons bien une chose – actuellement ce traitement est très développé, pas simplement aux États-Unis, dans l'ensemble de l'Europe, en Australie, et que ces développements ont été, effectivement, liés en particulier au Sida, mais liés aussi à l'échec des traitements visant strictement à l'abstinence.
Alors, je sais que Francis n'est pas tout à fait d'accord avec ma formulation, mais c'est la formulation internationale classique.
Mme Sinclair : Vous voulez dire un mot là-dessus ?
Dr. Curtet : Oui. Ce n'est pas parce qu'un traitement est très évalué que… ce n'est pas la quantité d'évaluations qui compte, d'ailleurs les évaluations, quand on les regarde, donnent des résultats, malheureusement, qui ne sont pas très probants.
Je suis intimement persuadé qu'on a de meilleurs résultats dans les postcures qui sont moins évaluées, certes, mais on a de meilleurs résultats.
On ne va pas faire une compétition, parce que cela n'a pas de sens. Je dis – que ce soit clair – : la méthadone a des indications mais limitées. Par exempte quelqu'un qui a le Sida, qui a une tuberculose, il ne faudrait pas qu'il tombe sur un médecin qui lui dise : « Il faut vous sevrer, sinon on ne soigne pas votre tuberculose ». Bien évidemment qu'il faut lui donner la méthadone, mais, dans la majorité des cas, mettons qu'on peut mieux faire. Et c'est ce « mieux » que je préfère.
Mme Sinclair : Docteur Curtet, vous dites « donner la priorité au Sida a été une erreur », que voulez-vous dire par là ?
Dr. Curtet : Qu'il faut mener deux combats de front. Il faut à la fois lutter contre le Sida, prévenir le Sida et lutter contre la toxicomanie, prévenir la toxicomanie. Il est hors de question de sacrifier l'un l'autre, et de dire : « Tant pis s'il se drogue, mais avant tout qu'il n'attrape pas le Sida ». Ça, ce serait très dangereux.
Mme Sinclair : Par rapport à la vente libre des seringues, vous avez le sentiment d'avoir évolué sur ce sujet ?
Dr. Curtet : Tout à fait. Autant je suis – parce que je crois que cela peut casser la confiance – très réticent sur une trop grande extension des produits de substitution, par contre aller au-devant des toxicomanes en leur donnant des seringues, en leur permettant de les échanger, dans le cadre d'un contact direct qui permet de leur donner des seringues, des préservatifs et de leur dire en même temps : « Vous savez, vous n'allez rien résoudre ainsi. Vous pourriez un jour aller dans les endroits ou pratiquement, anonymement, on pourrait vous aider », cela, c'est une bonne chose.
Je suis, par contre, beaucoup plus réticent sur les distributeurs automatiques de seringues, parce que cela peut être conçu et perçu comme une incitation à la drogue, sans ce contact humain qui permet d'essayer de les amener… Ce n'est pas un distributeur qui crée la confiance !
Dr. Mino : J'étais en train de penser que, début 1985, on évaluait que les toxicomanes à Genève qui voulaient commencer une cure de méthadone, étaient séropositifs à 52%.
Si nous avions laisse les choses évoluer, nous n'aurions plus de toxicomanes aujourd'hui et nous serions, effectivement, en train de faire de la méthadone strictement palliative.
Donc, je crois qu'il fallait prendre la mesure comme dans n'importe quel autre domaine de la santé, des urgences et des priorités.
Aujourd'hui le Sida n'appartient pratiquement plus, dans certaines régions et dans certains pays, à la priorité parce que des mesures de prévention ont été prises. Et, là, je voudrais dire que la méthadone – cela a été démontré – est aussi un excellent agent de prévention dans le cadre du Sida, c'est-à-dire je pense – contrairement à Francis Curtet – qu'il faut même pouvoir l'utiliser avant l'apparition de la maladie et qu'elle ne soit pas simplement une drogue palliative terminale.
Mme Sinclair : Jacques Barrot, sur l'action des pouvoirs publics dans la prévention du Sida, avez-vous l'intention d'engager des actions nouvelles ? Sur ce débat-là, qu'avez-vous à nous dire très précisément ?
M. Barrot : Je reviens deux minutes sur la drogue. Il y a deux niveaux :
Sur le plan de la société tout entière, au niveau de la prévention, je crois qu'il faut une certaine fermeté à l'égard de tout ce qui cite les dépendances, et quand je parle de la dépendance toxicomaniaque, il y a la dépendance alcoolique, même l'introduction des drogues douces, moi, je suis très opposé à tout cela, parce qu'on ne traite pas les risques de dépendance en faisant sa part au feu.
Par contre, et là je rejoins Annie Mino, il y a les traitements des toxicomanes qui, hélas, sont dans la maladie. Là, en effet, une utilisation très encadrée de la méthadone, avec tous les soins psychologiques qui entourent le malade, nous sommes dans le vrai. Cela permet, en effet, de limiter la contamination du Sida qui, – vous êtes plus compétents que moi – si j'en crois les rapports, se diffuse maintenant surtout à travers la toxicomanie plus qu'à travers d'autres vecteurs.
Donc, pour répondre à Anne Sinclair : Oui, la prise en charge des toxicomanes est un problème majeur. Cela doit être une grande priorité. C'est par là que se diffuse surtout aujourd'hui le Sida. Mais il faut aussi que, dans toute cette prévention, nous gardions bien un certain humanisme. Il y a des campagnes de prévention – mais nous y reviendrons – qui parfois sont maladroites…
Mme Sinclair : Est-ce qu'il y a un axe de prévention sur lequel vous voulez lancer une…
M. Barrot : Il faut une information qui amène toujours à respecter, chez les êtres, la capacité à un moment donné de se reprendre, de reprendre en main leur destin. C'est très important. C'est une forme de respect de l'homme. Il ne faut pas non plus, là aussi, céder à une fatalité.
Je ne pense pas qu'Annie Mino soit partisane de la fatalité.
Dr. Mino : Pas du tout.
Mme Sinclair : Pour conclure sur ce débat tous les deux : il y a une époque où l'on disait des drogués, ce sont des délinquants. Aujourd'hui, on dit ce sont des malades.
Et vous, Docteur Curtet, vous dites : « Ce n'est pas une maladie, la toxicomanie ».
Dr. Curtet : Je vous défie de rencontrer un toxico qui vous dit : « J'ai attrapé la toxicomanie ». C'est un état d'esprit. C'est un état d'esprit transitoire. C'est une manière transitoire d'essayer de résoudre quelque chose. C'est à nous, soignants, de faire en sorte que ce soit transitoire et surtout pas de l'installer dans la chronicité.
Mme Sinclair : Vous diriez la même chose ?
Dr. Mino : Je préfère penser en termes de maladie, d'abord parce que je suis médecin et parce qu'il y a, effectivement, des aspects véritablement de maladie. Dans cette dépendance à un produit, il y a quelque chose de l'ordre de la souffrance – dont Francis Curtet a parlé au début d'ailleurs – et qui relève effectivement du soin.
Mme Sinclair : En parlant avec vous tout à l'heure, on disait que, finalement, il y a un numéro de téléphone qui existe, qui est le numéro de drogue Info-Service, que les gens ne connaissent pas. Vous me disiez, Francis Curtet, que cela devrait être aussi connu que le numéro des pompiers ?
Dr. Curtet : Tout à fait. C'est le 05-23-13-13
Mme Sinclair : On le voit, là, il est affiché, c'est le numéro de « Drogue Info-Service 05-23-13-13 ».
Dr. Curtet : Alors, là, encore un problème de crédits : le standard est saturé.
M. Barrot : J'ai bien entendu.
Mme Sinclair : Vous avez entendu. Bien. Merci, Francis Curtet. Merci, Annie Mino.
Jacques Barrot, on va regarder ensemble la fin des images de la semaine : Arafat, grand vainqueur des élections dans les territoires : la fin sanglante de la prise d'otages en Russie et Jacques Chirac en visite officielle chez Jean-Paul II.
Panoramique
Vatican : certains l'avaient oublié, la France est la fille aînée de l'église. C'est pour témoigner de la fidélité de la République à son héritage chrétien, héritage millénaire, que Jacques Chirac a effectué hier une visite d'État au Vatican. C'est la première depuis celle du Général de Gaulle.
1re élections : tous les projecteurs sont braqués sur eux, pour la première fois de leur histoire, les Palestiniens votent pour élire leur conseil de l'autonomie, c'est-à-dire leur Parlement et son président.
Russie : une boucherie, un désastre, Boris Eltsine s'était vanté mais un peu vite, de mâter les preneurs d'otages tchétchènes en quelques heures. L'assaut final aura duré 4 jours. 4 jours pendant lesquels l'Armée Rouge a pilonné de toutes ses forces un petit village du Daghestan ou s'étaient retranchés les rebelles et leurs otages.
Mme Sinclair : Jacques Barrot, tout à l'heure je vous faisais remarquer que vous étiez un optimiste. Là, selon qu'on est optimiste ou pessimiste, on regarde les événements du monde d'une manière différente :
– l'optimiste retiendra que les élections dans les territoires de l'autonomie palestinienne se sont passées de telle manière qu'Arafat est tout à fait légitime. Aujourd'hui le processus de paix est en avancé ;
– et puis le pessimiste notera que les dangers d'explosion, dans la Russie aujourd'hui, demeurent extrêmement violents.
Vous, que retenez-vous ?
M. Barrot : On a le droit d'être optimiste que si l'on est volontariste.
Optimiste parce que l'un des premiers actes du Président Arafat est de dire qu'il va modifier la charte de l'OLP pour reconnaître à Israël le droit d'exister. C'est déjà la communauté des pays du Jourdain qui prend corps. C'est émouvant.
Le volontarisme, eh bien oui, il faut dire à la Russie, avec le respect, bien sûr, que nous lui devons, que ce n'est sûrement pas par des méthodes barbares comme celle-là qu'elle va s'approcher de cette Europe où nous sommes prêts à l'accueillir, et il faut le dire de manière ferme.
Optimisme et volontarisme.
Mme Sinclair : Jacques Barrot, je vous remercie d'avoir participé à cette émission, d'avoir appelé votre volontarisme et votre optimisme à la fois sur l'emploi et sur les problèmes du monde.
Dimanche prochain, je recevrai Raymond Barre et l'écrivain Catherine Clément.
Dans un instant le Journal de 20 heures avec Claire Chazal qui reçoit Madame Bernadette Chirac en tant que présidente de la Fondation des hôpitaux de Paris, puisque je rappelle qu'aujourd'hui c'était notamment le jour de l'opération « pièces jaunes ».
Merci à tous. Bonsoir.