Texte intégral
Europe 1 : mercredi 22 mai 1996
Europe 1 : L’Assemblée attaque la réforme de la loi Royer. Est-ce qu’il faut vraiment lui tordre le cou ?
J.-P. Raffarin : Il faut rééquilibrer le paysage commercial en faveur des petites entreprises du commerce et de l'artisanat. On est allé trop loin dans le développement des hypermarchés. Donc il faut retourner à l'équilibre et promouvoir une nouvelle forme de commerce.
Europe 1 : Comment est-ce que vous pouvez mieux tenir la grande distribution qui a, apparemment, les moyens de se concentrer et d'occuper toujours largement sa place dans le commerce ?
J.-P. Raffarin : Vous savez, c'est un vrai projet politique. Le Président de la République s'est engagé sur ce dossier. Ce n'est pas par humeur, ce n'est pas par aigreur ou par volonté d'être agressif par rapport à tel ou tel secteur ; c'est pour un projet politique : nous voulons humaniser l'économie. Au fond, dans notre économie, aujourd'hui, quand on écoute les discours, on n'entend parler que d'équilibre, que de partenariat, que d'échanges. Et, au fond, quand c'est vécu sur le terrain, notamment par les artisans et les commerçants, ils ne voient que volonté de puissance, abus de position dominante et que rapports de force. Nous voulons humaniser et nous voulons jouer la carte de la convivialité. Nous avons besoin du commerce pour mettre un peu d'humain dans l'échange économique. Et cela, nous en avons besoin pour la fracture sociale, parce que le commerce est élément de cohésion sociale ; nous en avons besoin pour l'aménagement du territoire, pour nos campagnes, mais aussi pour nos centres-villes. On a besoin du commerce pour que notre tissu social soit plus resserré, avec une plus grande cohésion. C'est ça la logique, et de ce point de vue-là, la mobilisation à la périphérie de nos villes, autour de très grandes surfaces, a été excessive. Il faut revenir à un commerce à visage humain.
Europe 1 : Vous êtes sûr que, pour le consommateur, l'humanisation ce n'est pas d'abord le prix qu'il paie pour son plein de caddie ?
J.-P. Raffarin : Bien sûr que tout ceci est important. Mais le consommateur est aussi un citoyen. Et qui paie le chômage ? Qui paie la destruction de l'emploi dans ce pays ? C'est le citoyen-consommateur. Nous devons lutter contre les destructions d'emplois. Nous devons faire en sorte que le commerce participe à la mobilisation pour l'emploi. Donc tous ces petits emplois qui sont dans ces petits commerces sont très importants. Nous ne défendons pas le commerce ou l'artisan par nostalgie ! Nous sommes véritablement convaincus que les petites structures à taille humaine sont les structures qui respectent les individus. Depuis un certain nombre d'années, on nous disait : « vous serez mieux soigné dans les très grands hôpitaux, vous vivrez mieux dans les très grandes villes, vous aurez plus d'emplois dans les très grandes entreprises ». La très grande taille n'est pas une solution ! Il faut repenser les structures en faisant en sorte que les structures servent les hommes et non pas que les hommes soient dominés par les structures. Nous sommes allés trop loin dans la grande taille, et le consommateur a tout à gagner à une convivialité du commerce, à un retour à la qualité. Quand je vois, par exemple, des métiers comme la boulangerie : ils vivent très bien quand ils font du très bon pain. Il faut jouer la carte de la qualité. Le consommateur a droit à la qualité. Oui à des prix bas, mais des prix bas loyalement ! Pas avec des techniques déloyales comme la vente à perte. C'est pour ça que nos textes sur la concurrence condamneront, efficacement, ceux qui pratiquent la déloyauté de la concurrence.
Europe 1 : Est-ce que le système né de la loi Royer n'a pas perduré parce qu'il servait aussi à financer les partis politiques ?
J.-P. Raffarin : Le système, dans le passé, n'a pas été du tout transparent et nous voulons jouer la carte de la transparence. Aujourd'hui, nous avons les moyens d'avoir un urbanisme commercial qui sera maîtrisé de manière tout à fait transparente et sans avoir ces influences obscures qui ont beaucoup nui au passé, à la fois au paysage commercial et à l'image des partis politiques.
Europe 1 : C’est pour cela que vous réduisez le pouvoir des élus dans les commissions départementales qui donnent les autorisations d’équipement commercial ?
J.-P. Raffarin : Nous équilibrons entre les élus d'une part, et les socioprofessionnels d'autre part. Une commission locale de six membres : trois élus et trois socioprofessionnels. Et pour qu'il y ait décision il faut qu'il y ait un consensus local. Il n'est pas question qu'une équipe impose ses vues à une autre. Il faudra l'accord des socioprofessionnels ; et vraiment « oui » au développement du commerce, notamment en centre-ville. Il faut aller à la reconquête commerciale des centres-villes. Là, nous avons des objectifs très précis. Mais nous voulons le faire dans le consensus local et dans la transparence.
Europe 1 : Qu'est-ce qu'il y aura comme gel des créations ou comme nécessité d'avoir l'autorisation d'étendre des surfaces commerciales ?
J.-P. Raffarin : Il faudra, à partir de plus de 300 mètres carrés, et c'est très important les 300 mètres carrés, parce que nous voulons décourager ce phénomène que l'on appelle le hard discount, qui ne joue ni la qualité ni l'emploi. Donc nous voulons faire en sorte qu'à partir de 300 mètres carrés, on puisse juger localement si le projet est porteur d'emplois, porteur de développement économique. Alors « oui » à l'ouverture grande surface dans un quartier difficile. « Oui » à l'ouverture en centre-ville d'une surface locomotive ! « Oui » à une certaine responsabilité ! « Oui » à une certaine respiration ! « Oui » à une certaine modernisation, mais maîtrisée, dans l'intérêt de l'emploi et de la cohésion sociale !
Europe 1 : Est-ce que, paradoxalement vous ne risquez pas de voir les grandes enseignes se regrouper encore davantage ?
J.-P. Raffarin : Vous savez, moi je connais ce métier depuis très longtemps. Cela fait longtemps que la concentration est en cours. Cela fait longtemps que Carrefour a absorbé Euromarché, cela fait déjà un certain temps que Casino a absorbé Rally. Il y a des concentrations de longues dates. Nous, ce que nous refusons, c'est que la concurrence entre ces grandes entreprises nous conduise à créer 200 hypermarchés supplémentaires. Alors, qu'il y ait quelques hypermarchés qui changent d'enseigne, moi je préfère cela plutôt que de voir se créer de nouveaux hypermarchés. En France, nous sommes à saturation en matière d'hypermarchés. C'était la logique du plan PME pour la France annoncé par A. Juppé. C'est ce que nous mettons en application avec celle loi.
Europe 1 : Est-ce que la loi donnera les moyens de contrôler les changements d'activité qui permettent la floraison de tous les soldeurs, des braderies permanentes ?
J.-P. Raffarin : Oui, tout à fait. Nous ferons en sorte qu'ils devront passer à nouveau en commission départementale d'équipement commercial, quand il s'agira d'un changement d'affectation. Ce sera, notamment pour l'alimentaire, à partir de 300 mètres carrés. Fini la transformation d'un marchand d'accastillage de bateaux – pour prendre un exemple concret – qui se transforme en hypermarché alimentaire dans une nuit.
Europe 1 : Et pour les soldes ?
J.-P. Raffarin : Et pour les soldes, une maîtrise réglementée. Oui aux soldes parce que le consommateur a besoin des soldes, mais pas des soldes sauvages, désorganisés. Deux périodes par an. Il y aura des soldes organisés de manière à protéger l'ensemble du commerce et en même temps favoriser le consommateur.
Europe 1 : Deux périodes de six mois ou deux périodes de quinze jours ?
J.-P. Raffarin : Deux périodes de quinze jours et donc une manière de faire des soldes significatifs pour le consommateur, et pas ces fausses soldes qui font que l'on augmente les prix quelque temps avant, et que l'on fait semblant de les baisser. On pense au consommateur et à son intérêt, c'est-à-dire des prix loyalement bas.
Europe 1 : Un mot pour le ministre, est-ce qu'il y a, comme on le dit, du remaniement dans l'air ?
J.-P. Raffarin : C'est une question à poser aux autorités supérieures. Cela ne me paraît pas de saison parce que je trouve qu’A. Juppé mobilise son équipe. C'est l'excellent manager dont la France avait besoin, et donc cela ne me paraît pas être dans l'air du temps. Mais vous savez, dans ce métier, il faut toujours se tenir prêt pour tout.
Le Figaro : 22 mai 1996
Le Figaro Économie : La réforme de l'urbanisme commercial qui encadre même les implantations de petits magasins va être imposée à un secteur qui la refuse. Avez-vous, un moment, espéré convaincre les patrons de la distribution de la nécessité de mieux adapter leur développement aux nécessités locales ?
Jean-Pierre Raffarin : La très large majorité des commerçants est avec nous. Les réactions de la grande distribution ne nous surprennent pas. Nous avons délibérément choisi de rééquilibrer le paysage commercial en faveur des PME du commerce et de l'artisanat. Nous proposons un nouveau choix social. Faire du commerce le moteur d'une nouvelle convivialité. C'est une réponse à deux priorités : la proximité du service et la qualité des échanges sont à opposer à la dérive vers le distributeur automatique. Nous cherchons à valoriser davantage le commerçant que le présentoir. Ceux qui n'ont pas fait le choix des relations humaines sont fragilisés par cette réforme. Il est normal qu'ils réagissent puisque, comme le souligne justement Ambroise Guellec, rapporteur du projet à l’Assemblée nationale, le point d’équilibre a été dépassé par les hypermarchés.
Le Figaro Économie : Il n’y avait pas de terrain d’entente ?
Jean-Pierre Raffarin : La distribution demande que la nouvelle loi lui donne des possibilités de [illisible], de modernisation. Le texte lui accorder effectivement cette ouverture mais en exigeant un consensus sur le terrain entre les socioprofessionnels et les élus. Au sein des commissions départementales, un camp ne pourra plus l’emporter sur l’autre. Cela s’intègre dans une stratégie d’humanisation de l’économie. De la même façon, une qualification de l'artisanat va être exigée pour les professions concernées par l'hygiène et la qualité des produits proposés au consommateur. Nous défendons le droit à la qualité.
Le Figaro Économie : Le commerce est le premier secteur auquel le gouvernement impose de se décaler ainsi par rapport à ses objectifs traditionnels de rentabilité…
Jean-Pierre Raffarin : Le commerce et l'artisanat sont des constituants de la cohésion économique et sociale. Les discours économiques développent les théories d'échanges et de partenariat. Mais sur le terrain on ne voit que rapport de forces et position dominante. Le gouvernement a tracé, avec cette réforme et celle de la concurrence, une ligne politique très forte contre cette dérive de l'économie.
Le Figaro Économie : Les députés souhaitent une mise en place rapide de schémas d’équipement commercial. Êtes-vous en mesure d’y répondre ?
Jean-Pierre Raffarin : Je comprends celle légitime demande. L'avenir de l'urbanisme commercial passe à terme par une décentralisation des processus de maîtrise. Nous devons auparavant arbitrer trois questions : le périmètre de ces schémas, la forme juridique de l’instruction (enquête publique ou consultation…) et leur valeur juridique. Cela mérite une profonde concertation et de larges expérimentations déjà engagées.
Je confirme que le gouvernement soumettra au Parlement un rapport sur les schémas territoriaux avant fin 1997. D’ici là, la nouvelle loi nous permettra sereinement et efficacement d’engager le rééquilibrage du commerce.
Le Figaro Économie : Vous engagez-vous à supprimer la loi Royer au profit de ces schémas ?
Jean-Pierre Raffarin : Il est hors de question d’abandonner les nécessaires outils juridiques prématurément. On pourra abolir la nouvelle loi quand nous aurons des dispositifs juridiquement fiables, transparents, et assurant la promotion du commerce à visage humain.
Le Figaro Économie : Êtes-vous d’accord pour faire bénéficier les créations de petits magasins de moins de 1 000 mètres carrés d’une procédure allégée ?
Jean-Pierre Raffarin : J’y suis très ouvert.
Le Figaro Économie : Où en est la création de l’observatoire de l’emploi qui doit être mis en place avec l’Insee. Selon l’institut, le commerce continue à créer des emplois.
Jean-Pierre Raffarin : Hélas non, c’est clair. L’Insee ne comptabilise que les emplois salariés en omettant ceux des conjoints salariés. La bouchère, la charcutière, la boulangère ne sont pas prises en compte. Quand on ferme un magasin, la perte d’emplois est plus importante que celle des seuls emplois salariés. Notre choix pour l’humanisation du commerce ne se laissera pas influencer par des statistiques partielles. La réflexion engagée passe par les observatoires (national et départementaux). Ils définiront les méthodes d’évaluation de l’emploi dans le commerce qui seront élaborées pour la fin 1997 dans le cadre des schémas territoriaux.
Le Figaro Économie : La compétence des commissions d’urbanisme commercial peut-elle s’étendre, comme le souhaitent les députés, à d’autres activités de services comme les hôtels et les cinémas ?
Jean-Pierre Raffarin : Avec Philippe Douste-Blazy, je soutiendrai l’amendement sur les cinémas à condition que nous soyons d’accord sur un niveau d’intervention à partir de 2 000 places et une adaptation des commissions à cet objectif culturel.
Le Figaro Économie : La réforme de la loi Royer était un point important du plan PME annoncé par Alain Juppé à l’automne dernier. Où en est la mise en application des autres dispositions de ce plan ?
Jean-Pierre Raffarin : Plus de 80 % des mesures annoncées sont prises et appliquées. Les dernières le seront dans la loi de finances pour 1997.
En moins d’un an, nous avons élaboré quatre grandes lois pour les PME : la loi sur l’apprentissage, un texte très important puisqu’il vise à porter à 310 000 le nombre d’apprentis fin 1996, la réforme du droit de la concurrence, et les textes sur l’urbanisme commercial et la qualification artisanale, examinés cette semaine au Parlement. Sans parler des mesures financières et fiscales du DDOEF, telle que l’allègement de la fiscalité sur les transmissions.
L’engagement du premier ministre de réduire le taux d’impôt sur les sociétés de 33 % à 19 % pour les bénéfices réinvestis figurera dans le projet de loi de finances pour 1997. Nous y sommes très attachés car c’est le début de la progressivité de l’impôt pour les PME.
Le Figaro Économie : Cepme et la création d’une « banque de développement des PME » promise par Alain Juppé ?
Jean-Pierre Raffarin : Nous voulons sortir le Cepme de son statut de banque parmi les banques pour en faire un médiateur entre les banques et les entreprises. Il faut aussi veiller à canaliser les moyens de l’État sur les priorités désignées par le gouvernement. Le Cepme et la Sofaris sont des partenaires des PME avant d’être des interlocuteurs des banques. Dans le rapport de forces entre banques et PME leurs interventions doivent s’effectuer au profit des entreprises. Une PME doit trouver auprès d’elles une bonne ingénierie financière capable de valoriser ses projets.
Le Figaro Économie : Faut-il créer une nouvelle structure ?
Jean-Pierre Raffarin : Nous allons vers un rapprochement réel entre le Cepme et la Sofaris. Mais la nature de ce rapprochement n’est pas encore définie. La BDPME agira aussi comme partenaire financier de l’Anvar pour l’innovation et la Coface pour l’exportation.