Article de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, dans "Le Point" du 14 juin 1997 et interviews à Europe 1 le 10, "Paris-Match" et "Le Nouvel Observateur" le 19, France 3 le 22 et RTL le 23 juin 1997, sur son parcours politique.

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Intervenant(s) : 

Média : Emission Journal de 19h30 - Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 3 - Le Nouvel Observateur - Le Point - Paris Match - RTL - Télévision

Texte intégral

Date : Mardi 10 juin 1997
Source : Europe 1

 
Europe 1 : Bonjour l’ami de L. Jospin ! Vous ne pouvez pas y échapper. Renault-Vilvorde, le Smic, les sans-papiers, Air France : face aux mouvements sociaux, aux demande sociales qui s’expriment aujourd’hui, toutes ensembles, comment va votre ami avec les secousses qui commencent ?

C. Allègre : Il va très bien. Je crois que tout le monde sera surpris de voir qu’avec souplesse mais fermeté, il va appliquer ce qu’il a dit pendant la campagne. Je crois que l’on commence à le voir aujourd’hui. Il ne changera pas, du moment où il est élu, de ce qu’il a dit lorsqu’il était candidat.

Europe 1 : Même quand il y a trop de promesses, qu’elles sont contradictoires et que parfois elles sont intenables ou qu’elles le semblent ?

C. Allègre : Elles le semblent ! Il va falloir s’habituer à l’idée que le gouvernement français peut inventer des choses et pas seulement imiter ce qu’il se fait ailleurs.

Europe 1 : Est-ce que la victoire et Matignon ont déjà imperceptiblement commencé à changer votre ami ?

C. Allègre : Pour moi, il n’a pas changé. Je suis auprès de lui depuis très longtemps et je le trouve toujours aussi consistant dans ses idées, aussi engagé dans ses convictions, aussi souple et ferme dans l’application de cela.

Europe 1 : Il n’a pas un petit défaut ?

C. Allègre : Il a des défauts. Il a, par exemple, un revers au tennis n’est pas très bon.

Europe 1 : Oui, mais en dehors du tennis, parce qu’il ne va peut-être pas beaucoup jouer ?

C. Allègre : J’espère qu’on jouera un peu.

Europe 1 : En Europe, même sans dramatiser, la France est la seule, aujourd’hui, face à ses quatorze partenaires. Est-ce qu’il faut dire que cela commence bien ?

C. Allègre : Oui la France est un grand pays fondateur en Europe et depuis quelques années, sa voix est entrée dans un consensus mou, et elle fait entendre la voix de la raison. D’ailleurs, si vous avez lu le New-York Times, il y a deux jours, les Américains disaient : la vraie, la bonne solution économique en Europe, c’est ce que dit L. Jospin. Je crois que c’est vrai.

Europe 1 : Monsieur Thatcher de gauche ? Je ne sais pas ce qu’il faut dire.

C. Allègre : Je pense que la fermeté de Mme Thatcher et pour aller dans la bonne direction, ce serait bien. Je crois que cela va être un peu cela.

Europe 1 : Est-ce que c’est quelqu’un de têtu, d’obstiné ? Si on arrive à la preuve qu’il y a des blocages, est-ce qu’il s’enferme dans ces blocages ou il en sort ?

C. Allègre : Écoutez, suite au prochain numéro. Je crois que c’est quelqu’un qui est à la fois déterminé et qui, généralement, obtient ce qu’il veut. Vous avez vu avec les socialistes et la candidature à la présidence de la République d’abord, et puis la manière dont il a mené sa campagne. Il faut que la France fasse confiance à son Premier ministre. Son Premier ministre veut que la voix de La France s’exprime dans le bon sens parce que les Français ont été déçus de l’Europe. Nous, nous sommes profondément européens mais nous voulons une Europe que serve aux Européens. 

Europe 1 : Quand L. Jospin est revenu pour la première fois de son entretien avec le Président de la République, il vous a dit qu’il pouvait s’entendre avec lui ? Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

C. Allègre : Qu’il y avait une sérénité et une volonté de travail en commun et qu’il n’y avait pas de problème.

Europe 1 : Cela peut marcher, entre eux ?

C. Allègre : Je crois

Europe 1 : Pourquoi ?

C. Allègre : Parce que je crois que l’un et l’autre se respecteront mutuellement.

Europe 1 : Vous gérez aujourd’hui le quart du budget de l’État, la moitié des fonctionnaires, avec une expérience certaine puisque vous conseiller déjà à l’époque L. Jospin à l’Éducation. Est-ce qu’il y a des objectifs Allègre pour l’éducation, la recherche, la technologie ? Qu’est-ce que vous voulez ?

C. Allègre : Oui, bien sûr, il y a des objectifs. En fait, ce ministère c’est le ministère qui va mener la bataille de l’intelligence pour le XXIe siècle. La structure, pour la première fois, qui donne l’ensemble de la coordination de ce qui est l’enseignement et de ce qu’est la recherche et ce qu’est la technologie, c’est de mettre la France e état d’affronter la compétition de la matière grise. Je crois que nous avons les moyens. C’est un immense défi, j’espère que je pourrais en être digne. Je crois que nous partons dans une très bonne condition parce que le Premier ministre vaut donner une priorité…

Europe 1 : C’est-à-dire que la formation et l’intelligence, cela peut être aussi une bonne réponse à la mondialisation aujourd’hui

C. Allègre : C’est la bonne réponse à la mondialisation. Tous les produits sont de plus en plus des produits intellectuels. On vend de l’intelligence maintenant.

Europe 1 : Est-ce qu’il y a deux ou trois choses que vous venez de découvrir en six jours ?

C. Allègre : Oui je viens de découvrir des choses hélas un peu grave au sein du ministère de l’Education nationale qui concernent les problèmes de pédophilie et les problèmes de la violence à l’école. Je tiens à dire une chose, c’est que collectivement, parce que nous nous sommes concertés avec le garde des Sceaux, avec J.-P. Chevènement et bien sûr d’abord avec S. Royal qui est ma collègue : nous serons absolument inflexibles sur les problèmes de la violence comme il s’en produit. Nous allons rétablir l’école républicaine et d’abord la dignité de ceux qui y travaillent.

Europe 1 : C’est-à-dire que vous allez renforcer les surveillances ? Vous allez mettre des policiers ? Qu’est-ce que vous allez faire ? 

C. Allègre : Nous donnerons ces mesures dans quelques semaines. Vous verrez que ces mesures seront spectaculaires et efficaces. Nous allons redonner du pouvoir aux chefs d’établissement, nous allons mettre plus de personnel dans les quartiers difficiles, nous allons entourer, effectivement davantage les élèves lorsqu’ils seront en difficulté mais nous serons, sur le plan de la discipline absolument inflexibles. On ne peut admettre cette violence.

Europe 1 : Avec les hommes que J.-P. Chevènement vous donnera. Vous voulez dire : dans les établissements et autour des établissements ?

C. Allègre : Voilà, autour des établissements. Je demanderai à C. Trautmann de parler de ce problème qu’est la violence à la télévision. Je pense qu’on ne peut pas laisser nos enfants immergés dans une violence perpétuelle. Vous savez, la première chose c’est la restauration de l’école républicaine. Nous avons des enseignants qui sont formidables, il faut les aider et leur donner les moyens.

Europe 1 : Et il faut saquer, en utilisant la loi quand il le faut ?

C. Allègre : Absolument, sans aucune faiblesse dans ce domaine.

Europe 1 : Pour remettre de l’ordre, vous vous donner combien de temps ? Un an, deux ans ?

C. Allègre : Je pense que l’on va essayer de remettre de l’ordre très vite dans une première approximation car il faut rétablir la règle et ensuite, il faut faire effectivement de la prévention plus longue en s’attaquant aux causes du mal.

Europe 1 : Pourquoi avez-vous parlé de la pédophilie ? Y-a-t-il beaucoup de cas actuellement dans l’enseignement

C. Allègre : Il y a trop de cas et ces cas ont été traités avec trop de faiblesse. Lorsqu’il y avait des cas de pédophilie, on déplaçait les enseignants. Je pense qu’il faut transmettre au Parquet et laisser la justice passer, dans ce domaine. Il ne faut pas attendre que les parents ou les enfants qui sont victimes de cela le disent. Je suis scandalisé par ces mesures de déplacement qui ont été prises !

Europe 1 : Cette fois-ci, vous les sortirez de l’Éducation, des lycées, des collèges ?

C. Allègre : Il n’est pas question qu’il y ait une chasse aux sorcières mais il faire faire très attention et il faut que la loi s’applique ans aucune faiblesse.

Europe 1 : On vous attend naturellement sur la question de l’amiante, Vous aviez attaqué, ici-même, les excès du désamiantage, Il a commencé à Jussieu. Faut-il arrêter le désamiantage ?

C. Allègre : Le problème de Jussieu est plus grave que l’amiante. Le problème de Jussieu est que cette université n’a pas été entretenue et que maintenant, nous nous trouvons hors des normes de sécurité vis-à-vis du feu et même de la stabilité des bâtiments. Donc, ce qui va être fait c’est une rénovation de Jussieu parce que l’amiante, c’est voir le problème de Jussieu par un aspect.

Europe 1 : Mais la justice a confirmé qu'il y avait des dangers pour la santé. 

C. Allègre : Je vais être très clair. L'amiante à haute dose est extrêmement toxique et il n'y a aucune question là-dessus. Des gens meurent à cause de l'amiante parce qu'ils ont travaillé dans l'amiante. Le problème est le problème de l'amiante à faible dose. Vous me direz qu'à Jussieu, il y a des endroits où il y a de l'amiante à haute dose. Oui, parce que cela n'a pas été entretenu et donc, il y a des endroits qui tombent presque en ruines. Il faut donc rénover d'abord cela et d'ailleurs l'ensemble des universités parisiennes parce que Jussieu est un cas qui n'est pas isolé.

Europe 1 : On fait la chasse à l'amiante partout dans les autres facultés ? Dans les écoles ? 

C. Allègre : On ne fait pas la chasse à l'amiante, on rénove et, du même coup, on résout le problème de l'amiante. On a fait le plan Université 2000, il a surtout profité aux universités de province parce que les collectivités territoriales aidaient. Nous allons reprendre le plan Université 2000 mais nous aiderons en priorité les universités parisiennes. Le problème de Jussieu sera résolu par le haut.

Europe 1 : Vous avez aussi la recherche et la technologie. Un mot pour les chercheurs ? 

C. Allègre : Recrutement de jeunes chercheurs et très rapidement des signes seront donnés pour que le recrutement des jeunes reprenne.

Europe 1 : Vous avez de l'argent pour faire tout cela ? 

C. Allègre : Oui.

Europe 1 : Il y a deux mois, vous avez été viré de la présidence du laboratoire Duberger et aujourd'hui vous revenez en patron. Qu'est-ce que cela fait ?

C. Allègre : Ce sont les aléas de la vie. Simplement, je pense que j'ai été injustement écarté, sans qu'on me donne aucune raison. J'avais dit au ministre de l'Industrie de l'époque que je pensais que c'était une injustice et une erreur. Je pense qu'il a l'occasion maintenant de méditer sur ce que je lui avais dit.

Europe 1 : Est-ce que vous ne ferez aucune nomination à caractère idéologique ?

C. Allègre : Lorsque nous étions à l'Éducation nationale, nous n'en avons jamais fait. Moi, vous savez, il n'y a qu'une chose qui compte pour moi, c'est la compétence. S'il y a des gens incompétents, quelle que soit leur idéologie, il faut les changer. Les gens compétents, il faut les utiliser et leur donner les moyens de remplir leur mission.

Date : 14 juin 1997
Source : Le Point

 
La raison et l’éthique

L'innovation, la création du savoir, mais aussi son partage dans l’éducation sont les clés de l'ère de l'intelligence qui s'annonce.

La science joue un rôle déterminant dans l'évolution des sociétés modernes. Afin d'éviter la déchirure démocratique qui ferait du citoyen un spectateur inerte de l'évolution de la société, il importe d'informer le plus possible, le mieux possible sur le contenu de cette science galopante, et parfois difficile à saisir.

Consciente de ce problème, la direction du Point m'a demandé, il y a trois ans, d'assurer une fonction d'éditorialiste scientifique. C'était une innovation, qui s'ajoutait, ou se juxtaposait, à l'excellente rubrique « Sciences » que l'hebdomadaire avait développée depuis de nombreuses années.

J'avais donc la tâche d'inventer une nouvelle manière, un nouveau style éditorial : l'éditorial scientifique.

Ce fut pour moi une mission difficile mais passionnante, en fait l'une des plus riches expériences intellectuelles que j'aie eues à assumer. Au moment même où la direction du Point s'apprêtait à rendre ma chronique hebdomadaire, j'ai été appelé au gouvernement. Dans ma nouvelle fonction, j'aurai encore à servir la science et la culture, mais à une tout autre échelle.

Je crois depuis longtemps que l'éducation, la recherche, la technologie constituent les clés de notre avenir. C'est là que se joue la place de la France dans le marché du XXIe siècle. C'est à partir de là que se déterminera le type de société que nous laisserons à nos enfants. L'innovation, la création du savoir, mais aussi le partage du savoir dans l'éducation sont les clés de l'ère de l'intelligence qui s'annonce.

Au XIXe siècle, les matières premières dominaient tout. Au XXe siècle, les matières énergétiques façonnèrent les équilibres du monde. Dans le siècle qui s'annonce, c'est la matière grise qui sera tout à la fois la clé et l'enjeu de l'avenir des peuples et des sociétés. La tâche qui m'échoit est donc immense, difficile et exaltante. Je vais m'y consacrer totalement. Comme par ailleurs une démarche républicaine moderne exige que le pouvoir médiatique soit séparé du pouvoir exécutif, la raison et l'éthique se rejoignent pour me contraindre à cesser ma chronique.

À tous, je dis au revoir !


Date : 19 juin 1997
Source : Paris-Match

Paris-Match : Pourquoi avez-vous été le seul dans la confidence de ce gouvernement de cohabitation ? Jospin n’a-t-il donc confiance qu’en vous ?

Claude Allègre : C’est vrai que j’ai été souvent à ses côtés pendant ces trois jours, de 8h30 à minuit, avec son directeur de cabinet. Avec Lionel, nous sommes en confidence et en confiance depuis quarante ans.

Paris-Match : Quand l’avez-vous connu et, surtout, comment vous apparaissait-il alors ?

Claude Allègre : Nous nous sommes rencontrés en 1957. Nous étions étudiants. J’étais scientifique, lui préparait l’Ena. Nous étions toute une bande de copains, dont l’actuel Premier ministre du Sénégal, Habib Thiam, le président du Congo, Pascal Lissouba, l’ancien Premier ministre algérien Ahmed Ghozali, etc. Déjà à l’époque nous étions politisés. Lionel était à l’U.G.S., l’Union des gauches socialiste, moi au P.S.A., le Parti socialiste autonome, qui avait rompu avec la S.F.I.O. L’U.G.S. et le P.S.A. ont fini par fusionner pour former le P.S.U. Nous admirions le président fondateur Laurent Schwartz, et bien sûr il y avait aussi Edouard Depreux, Jean Poperen, Gilles Martinet et Michel Rocard, qui n'en avait pas encore pris la tête. Mais, et réalité, c'était davantage le basket qui nous unissait. Nous étions très sportifs et nous participions à de nombreux matchs. C'est dans ces moment-là que nous sommes vraiment devenus des amis.

Paris-Match : Lionel Jospin était-il donc déjà un meneur d'équipe, comme aujourd'hui ?

Claude Allègre : Non, justement, pas du tout. Il était très individualiste et extrêmement sourcilleux sur sa liberté de pensée et d'action. Mais, en même temps, il respectait celle des autres. D'ailleurs, il est toujours comme ça. L'autre jour, lorsque Ségolène Royal lui a annoncé qu'elle se présenterait contre Laurent Fabius à la présidence de l'Assemblée nationale, elle s'attendait à ce que Lionel le lui interdise. Eh bien pas du tout ! Il lui a rétorqué : « C'est ton problème. Si tu veux être candidate, tu es candidate, si tu es battue, tu seras battue, si tu es élue, tu seras élue. » A la vérité, il a toujours peur de porter atteinte au libre arbitre d'autrui, ce qui le met en position d'être lui-même très susceptible si quelqu'un essaie de lui imposer quelque chose. La discussion avec lui est toujours simple : on débat à égalité. Il respecte les idées des autres, même si elles sont contraires aux siennes, mais il ne veut pas être contraint.

Paris-Match : Pendant quarante ans, vous vous êtes donc vus sans interruption ?

Claude Allègre : Non, pas tout le temps. Après Antony et les examens, on s'est perdus de vue, parce que je poursuivais des études très sérieuses et lui aussi. Nous n'avions plus le temps de nous occuper de politique. En plus, la gauche était en morceaux. On trouvait cela un peu absurde. On déjeunait ensemble au moins une ou deux fois par an. On se racontait ce que nous devenions. Mais lorsque les socialistes ont gagné, en 1981, il est devenu le premier secrétaire du PS. Les hasards de la vie ont fait qu'alors nous habitions chacun à une extrémité des jardins du Luxembourg. Alors on s'est beaucoup revus. On s'est remis à jouer au tennis. Il m'a demandé de le conseiller pour les questions de recherche et de technologie. Je l'ai d'abord aidé sur ces sujets que je connaissais bien, puis on a débordé un peu sur la politique. Il appréciait ma manière de voir la politique, parce qu'elle était peu orthodoxe. Je lançais des idées différentes de tout le monde. Cela lui plaisait bien. Petit à petit, j'ai joué un rôle plus important. Il m'a demandé d'être le délégué national au PS pour la recherche. Mais au congrès de Toulouse, j'en avais assez. J'ai décidé d'arrêter la politique pour me consacrer entièrement à la science. Lionel et Dominique Strauss-Kahn voulaient absolument me retenir. Strauss-Kahn m'a dit : « Je vais te céder la présidence du groupe des experts du PS. » j'ai fini par accepter. C'est donc ce que j'ai fait de 1985 à 1988.

Paris-Match : C'est à cette époque que François Mitterrand vous faisait souvent venir à l'Elysée pour vous faire parler des origines du globe ?

Claude Allègre : Nous parlions de tout. Bien sûr de géologie mais aussi du programme du PS et de politique locale. Comme je suis né dans l'Hérault, où mes Parents étaient enseignants et mes grands-parents modestes exploitants agricoles et mineurs, il me questionnait sans cesse sur mon département. Je me suis aperçu qu'il connaissait par cœur les noms des moindres conseillers généraux et même ceux des maires de certains petits villages. Il raffolait des petites histoires locales et m'en apprenait même certaines que j'ignorais. J'avais de bons rapports avec lui. Mais tout cela s'est brisé en 1988, lorsque je suis parti trois mois aux Etats-Unis, à l'université de Pasadena, en Californie. Le président n'a pas trop aimé. Lorsqu'il a été réélu, est survenu le non-drame de la non-élection de Laurent Fabius à la tête du PS. Comme j'étais l'ami de Lionel Jospin, Mitterrand a considéré qu'Emmanuelli et moi étions responsables (l'un complot contre Fabius, ce qui n'était pas entièrement faux. Mitterrand était fâché contre moi. Ensuite, il y a eu pire : le congrès (le Rennes. Le président m'a reproché d'avoir été l’artisan d'un rapprochement entre Jospin et Rocard.

Paris-Match : Ce rapprochement de Jospin avec Rocard explique sans doute la présence de nombreux anciens rocardiens dans le gouvernement actuel ?

Claude Allègre : De rocardiens jospiniens surtout, comme Le Pensec ou Josselin, ou encore Alain Richard.

Paris-Match : Est-il exact que Mitterrand vous ait récusé à deux reprises comme ministre ?

Claude Allègre : Oui, on me l'a dit. Mitterrand était rancunier... Bon... Paix à son âme ! Remarquez, si j'avais été ministre à ce moment-là, je ne le serais peut-être pas aujourd'hui. Juste retour des choses !

Paris-Match : Lorsque Fabius était premier secrétaire, vous avez démissionné du bureau exécutif du PS Pourquoi ?

Claude Allègre : J’ai démissionné parce que je trouvais le parti étouffant. Il ne s'y passait plus rien je suis retourné à ma carrière scientifique, mais je suis resté proche de Lionel. À partir de 1993, il a vécu sa longue traversée du désert : lorsqu'il a quitté la politique, nous étions très peu nombreux à être resté près de lui. Il y avait Daniel Vaillant, Bertrand Delanoë, Gérard Le Gall, Claude Estier et quelques autres.

Paris-Match : Comment a-t-il réussi à revenir sur le devant de la scène et à devenir le candidat incontournable à la présidentielle de 1995 ?

Claude Allègre : Après le renoncement de Delors, j’étais en voyage au Maroc. On s’est téléphoné et Lionel m’a dit qu’il avait pris la décision de se présenter. On en avait parlé un peu avant, mais on ne savait pas comment faire. En réalité, il a pris seul sa décision. On croit toujours que nous, ses amis, pouvons lui imposer une idée, alors qu’en vérité c’est toujours lui qui décide.

Paris-Match : Passons à la dissolution prononcée par Jacques Chirac. Comment l'avez-vous jugée ?

Claude Allègre : On ne s'y attendait pas du tout. Jospin était convaincu que Chirac respecterait les échéances, mais on savait que si jamais il décidait cette dissolution, cela nous avantagerait. Dès le début de la campagne, on y a un peu cru. On a tout de suite compris que la droite avait fait une grosse erreur. J'ai fait toute sa campagne en étant l'une de ses boîtes à idées. Je crois que nous avons fait le bon choix en décidant de présidentialiser la campagne. On a rapidement vu que la mayonnaise prenait. 

Paris-Match : Une fois la victoire acquise, que vous a-t-il dit ? 

Claude Allègre :  Il ne voulait pas des anciens. Il m'a expliqué qu'il souhaitait nommer des gens nouveaux, des femmes et que la gauche plurielle, avec les communistes, les Verts, le Mouvement des citoyens, soit représentée. 

Paris-Match : A la tête de votre grand ministère, qu'allez-vous faire ? 

Claude Allègre : Concertation et redynamisation des personnels, concentration de la gestion, diversité. Et insuffler l'esprit de rénovation et d'allant. 

Paris-Match : Votre rêve, c'est de faire un Miti à la japonaise ?

Claude Allègre : Outre l'Enseignement et la Recherche, nous aurons à peu près la moitié des attributions du ministère de l'industrie. Si l'or, regarde comment va fonctionner ce gouvernement, Dominique Strauss-Kahn a la haute main sur tout ce qui est lié aux finances, à l'euro et à la monnaie, Martine Aubry, sur tout ce qui est lié à l'emploi. Dans cet attelage, mon rôle est de préparer la bataille du XXIe siècle, celle de l'intelligence. Faire en sorte que la France soit en état d'affronter cette nouvelle ère en faisant de l'innovation le moteur de l'économie.

Paris-Match : Tout ce qu'a fait votre prédécesseur, François Bayrou, va-t-il donc changer ?

Claude Allègre : Non, puisque c'est la réforme Jospin rebaptisée Bayrou qui a été mise en route. De toute manière, je ne veux pas de cassure. Il faut faire très attention : changez de programmes, de structures, et aussitôt les enfants, les étudiants et les parents sont perturbés. Je ne veux aucune brusquerie. Il n'y aura pas de « grandes réformes ».

Paris-Match : Donc, pas de grande réforme Allègre, comme il y a eu celle d'Edgar Faure ?

Claude Allègre : Non. On va faire du bricolage, au sens noble du terme, comme le Prix Nobel François Jacob le dit pour l'hérédité. On va améliorer les choses progressivement. La réforme Bayrou dans son ensemble, on va la poursuivre, mais la mettre en place dans la concertation.

Paris-Match : Et pour la recherche, vous êtes toujours à la tête de votre labo à l'Institut de physique du globe. Allez-vous le lâcher ?

Claude Allègre : Non, j'y tiens beaucoup. Ce sont mes amis les chercheurs à qui je demanderai de juger ma politique de recherche.

Paris-Match : Vous sentez-vous investi d'une grande mission ?

Claude Allègre : Oui. J’ai accepté mon poste avec enthousiasme, mais aussi avec beaucoup de gravité. Notre civilisation change. Nous devons être à la hauteur des enjeux. Je veux être jugé seulement sur ce que je vais faire...

Date : 19 juin 1997
Source : Le Nouvel Observateur

Le Nouvel Observateur : Le Jospinisme, ça existe ?

Claude Allègre : Dans l’équipe qui entoure Lionel Jospin on n’aime pas beaucoup les mots en « isme ». Jospin a un style, des idées, une certaine vision de la politique. Mais ce n’est pas un corps de doctrine compact. C’est une pensée qui, à partir de principe, se nourrit d’événements. Il a, je dirais, une attitude très scientifique. Il considère qu’il y a des faits objectifs et qu’on ne peut pas passer en force. Mais il croit à l’invention. Le titre de son livre « L’invention du possible », le définit assez bien. Si vous lui dites : « Les autres font comme ça », il vous répondra : « Eh bien nous, nous allons faire autrement. »

Il y a dans son système de pensée, une double composante. L’une très moderne, tournée vers le progrès scientifique et le mouvement des idées. Et en même temps, ce n’est pas un suiviste du mouvement. Il pense qu’un certain nombre de choses restent vraies. La droite, la gauche, le conservatisme, la justice sociale : Il ne passe pas ces notions par pertes et profits.

Le Nouvel Observateur : En économie, il reste très attaché au rôle de l’État. Ce n’est pas une position très en vogue parmi les dirigeants européens, même socialistes…

Claude Allègre : Jospin est très sceptique quant aux certitudes de ce qu’on appelle la « science économique ». Ayant enseigné l’économie pendant quinze ans, il en connait les limites. Il sait qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, qu’il y a des règles. Mais il considère que c’est la politique qui doit mener l’économie et non l’inverse. Dans la période actuelle, où tout se déstructure sous l’effet de la mondialisation, il y a deux idée-force :
1. L’État doit tenir sa place, car il représente l’intérêt général. L’idée que les marchés décident et que les politiques n’ont qu’à jouer aux billes dans leur coin le met en rage.
2. La démocratie aujourd’hui, s’exerce dans le cadre des nations. Tant qu’il n’y a pas de démocratie européenne, dit-il, je ne veux pas transférer un certain nombre de souverainetés, car je ne veux pas qu’elles soient régies par des réseaux non démocratiques. Il a approuvé Maastricht par fidélité à Mitterrand…

Le Nouvel Observateur : Il l’a vraiment approuvé ?

Claude Allègre : Il l’a approuvé officiellement, mais il trouve que c’est un traité mal ficelé. Il estime que l’on ne doit pas bafouer l’idée de nation. Car dans une période difficile c’est autour de la nation que les gens se regroupent. D’accord, donc, pour construire l’Europe. Mais à condition que l’Europe nous profite. Et qu’elle ne soit pas simplement une facilité pour les marchands.

Le Nouvel Observateur : On soupçonne parfois chez Lionel Jospin, ne certaine méfiance envers l’entreprise privée et le marché…

Claude Allègre : Ce n’est pas ce que je ressens. Il est acquis à l’idée de marché. Mais il pense que l’État doit jouer son rôle de régulateur. Et il n’est pas prêt à livrer les services publics au marché. Pour lui, c’est quelque chose de fort, de symbolique. Sur ce point, il n’est pas du tout d’accord avec la stratégie de Bruxelles que Mitterrand a laissé faire. Sa position est : si l’on veut faire des services publics européens, très bien, faisons-les. Mais en attendant je ne laisserais pas dissoudre nos services publics, car c’est le tissu social. In fine, il dit : « Si on privatise tout pourquoi payer des impôts ?

Le Nouvel Observateur : Cela vaut pour France Telecom ?

Claude Allègre : Il ne m’appartient pas de me prononcer sur ce sujet. Je participerais à la discussion en tant que ministre de la Technologie. Mais je noterais d’abord que le précédent gouvernement ne prévoyait pas de privatiser France Télécom, il y a eu un seul ministre pour s’y opposer, et publiquement : c’était Lionel Jospin. Il a même été rappelé à l’ordre par Rocard.

Aujourd’hui, il dit : l’argument selon lequel il faudrait vendre une partie de France télécom pour résoudre les problèmes budgétaires n’est pas recevable. Car ce serait vendre une partie du capital de France Télécom à son personnel, pourquoi pas ? Mais il s’agissant d’une entreprise de service public, et sachant l’importance stratégique de ce secteur, nous ne pouvons pas être à la merci d’étranger qui contrôlerait les télécommunications.

Le Nouvel Observateur : Jospin a-t-il des tabous idéologiques ?

Claude Allègre : Non. Mais in ne pense pas que la modernité soit nécessairement synonyme de libéralisme à tout va. Les Américains ont choisi cette voie. Ils ont détruit certains de leurs services publics. Aujourd’hui ils essaient de les reconstruire. Certaines grandes lignes de chemin de fer ont été abandonnées, les avions ne partent plus à l’heure…

Le Nouvel Observateur : L’exemple est malheureux. Air Inter Europe n’est pas précisément un modèle de ponctualité.

Claude Allègre : Il ne faut pas confondre service public et monopôle. Ce n’est pas nécessairement à l’État de gérer en direct. On peut imaginer que certains services soient mis en régie. Mais le fait que la Poste distribue gratuitement le courrier dans les villages isolés, que tous les Français, quels que soient leurs revenus, puissent prendre le train pour aller voir leurs cousins à Marseille, c’est pour nous fondamental. À partir de là, le mode de gestion du service public peut être aménagé, le périmètre du secteur public peut être discuté. Mais pas le principe. Et l’Europe, pour l’heure, est très loin de fournir un modèle de remplacement.

Le Nouvel Observateur : Lionel Jospin a-t-il de l’admiration pour les entrepreneurs ? On dit qu’il les fréquente peu…

Claude Allègre : Inexacte. Mais il ne m’appartient pas de dire avec qui il est ami. Au reste, vous en connaissez beaucoup d’entrepreneurs ? Nous en manquons. La plupart des grands patrons français sont des hauts fonctionnaires qui se sont emparé des entreprises nationalisées puis privatisées.

Le Nouvel Observateur : Une des révolutions que devra accomplir la gauche, n’est-ce pas justement de réhabiliter l’esprit d’entreprise ?

Claude Allègre : À titre personnel – mais je ne peux pas parler à la place de Jospin –, je répondrai oui. A la place que j’occupe, en tout cas, je vais m’employer à déverrouiller le système. C’est pour cela qu’on m’a mis là. Vous verrez les mesures que nous allons prendre au sujet des formations supérieures. Il ne faut pas que la hiérarchie sociale soit figée à 20 ans.

Le Nouvel Observateur : Quels sont les hommes et les femmes que Lionel Jospin admire ?

Claude Allègre : Les créateurs : scientifiques, peintres, sculpteurs, écrivains. Et oui les grandes figures politiques.

Le Nouvel Observateur : Son Panthéon du socialisme ? Marx, Blum, Jaurès, Mendès, Mitterrand ?

Claude Allègre : Honnêtement nous n’avons jamais parlé de ça. Jaurès, sûrement. Ils ont beaucoup d’affinités. Y compris cette dualité entre rigueur sur les principes et modernisme. La foi en la science, et en même temps le souci du social.

Le Nouvel Observateur : Quelles différences y a-t-il entre le jospinisme et le mitterrandisme ?

Claude Allègre : Cela n’a rien à voir. Mitterrand était un fin analyste politique, mais il croyait que finalement, on ne peut pas grand-chose sur l’évolution du monde. Il voyait la société comme un fleuve qui s’écoule : on est sur le bateau et on peut seulement le faire un peu bouger. Jospin, lui, pense que notre avenir dépend de nous. Et puis il a une éthique de comportement. Mitterrand avait une morale, mais elle s’appliquait surtout aux autres. Jospin pense que la morale s’applique à tout le monde.

Il a une éthique démocratique. Même s’il est attaché à la loi républicaine, dans le débat entre républicains et démocrates, il est nettement du côté des démocrates. Cela tient sans doute à son éducation. Il déteste l’idée de la raison d’État. Pour lui, l’État peut prendre beaucoup de décision dans l’intérêt général, il ne peut pas brimer l’individu ni contrevenir à la morale.

 

Date : Dimanche 22 juin 1997

 

Source : France 3                    
 
L. Bignolas : Le gouvernement entend rétablir la morale à l'école. Il y a la violence, le racket, mais aussi de plus en plus la pédophilie. Par quel bout comptez-vous prendre cet épais dossier ?

Claude Allègre : D'abord, il faut être d'une manière délibérée du côté des victimes ; et il faut que les victimes soient entendues, protégées. Donc, il faut cesser le régime qui a prévalu pendant trop d'années qui consistait, quand il y avait des cas avérés, à déplacer les… (gens, ndlr). Donc, ils seront désormais suspendus, si c'est avéré. Et deuxièmement, les responsables qui ne prennent pas les sanctions seront eux-mêmes sanctionnés. C'est quelque chose de très important : on ne peut pas continuer à voir une responsabilité molle. Ceci étant dit, il faut quand même rassurer la grande majorité de nos compatriotes. Ces cas de pédophilie représentent une toute petite minorité à l'intérieur de l'éducation nationale. La grande majorité des enseignants n'ont rien à voir avec ceux-là, ils font leur métier très très bien. Mais c'est quand même trop. Et par conséquent, il faut absolument que l'école républicaine retrouve son chemin, C'est pour cela que nous avons pris un certain nombre de mesures que nous avons indiquées aux recteurs avant-hier, avec ma collègue S. Royal. C'est pourquoi nous allons faire une action contre la violence - parce que c'est une deuxième forme - à l'école ; et qui ne concerne pas seulement l'école, qui concerne aussi la vie La télévision n'est pas absente dans…

G. Leclerc : Et les familles aussi, Monsieur le ministre ! Est-ce qu'on peut tout demander à l’école ? N'y a-t-il pas aussi une responsabilité des familles ?

Claude Allègre : II y a une responsabilité de l'ensemble de la société. Mais l'école a une responsabilité spéciale parce qu'elle forme les futurs… Et nous avons voulu, avec le Premier ministre, rétablir non seulement l'instruction civique, comme le demandait mon collègue Chevènement, mais la morale civique. Je pense qu'on a perdu un certain nombre de valeurs. De temps en temps, il y a des actes répréhensibles, et les enfants ne se rendent même plus compte que c'est un acte répréhensible. Ça, ça ne va pas ! Nous avons décidé d'avoir une très grande fermeté. La grande majorité des enseignants de ce pays - qui sont de très grande qualité, et qui font le travail avec un très grand dévouement - comprennent ça.

L. Bignolas : On vous réclame sans cesse des moyens supplémentaires, des postes, est-ce que vous allez les accorder ?

Claude Allègre : J'accorde pas des moyens... je ne suis pas devenu le Père Noël. Mais bien sûr qu'on va mettre des moyens ! Le Premier ministre a dit que l'éducation était la première priorité. Mais il faut comprendre le problème général : les enseignants de ce pays ont fait face à la plus grande croissance démographique qu'ait connue aucune autre administration, notamment à l'université et au lycée. Et ils ont répondu présent, parce qu'ils ont, non seulement, accueilli les étudiants, les élèves, mais ils ont amélioré l'enseignement. Maintenant, nous devons faire face au défi de la qualité, et de la qualité pour tous. Cela va demander des moyens, mais cela va demander beaucoup de moyens d'environnement. C'est-à-dire l'aide à l'étude, c'est-à-dire une modification des rythmes scolaires, c'est-à-dire un tas de mesures qui vont aider…

G. Leclerc : Quand L. Jospin déclare mettre un terme ès la politique de non-remplacement de fonctionnaires, ce sera le cas aussi dans l'éducation compte tenu de la démographie qui est plus faible en ce moment ?

Claude Allègre : Ce sera le cas globalement dans l'éducation nationale. Cela ne préjuge pas que tel ou tel secteur pourra être modulé en fonction de la démographie. Car nous avons une démographie décroissante dans tous les ordres d'enseignement actuellement. Mais on veut faire beaucoup plus de qualitatif. Maintenant l'école peut demander la qualité pour tout le monde. Cela concerne la lecture, dont on parle bien sûr toujours, mais cela concerne aussi, par exemple, l'enseignement des sciences, qui a décru d'une manière extraordinaire en particulier dans le premier cycle.

L. Bignolas : Le dossier de l’avenir des jeunes, vous ne le laissez pas uniquement dans les mains de M. Aubry, avec l'emploi ? Vous faites la jonction.

Claude Allègre : Nous travaillons ensemble. Et vous allez le voir très prochainement, les mesures que nous allons annoncer sur l'emploi des jeunes vont concerner l'éducation nationale en priorité. Vous verrez que nous travaillons en étroite coopération avec Martine et Ségolène.

Date : Dimanche 22 juin 1997
Source : RTL/Édition du dimanche

O. Mazerolle : Le point du discours de L. Jospin le plus apprécié par les Français a été celui relatif à l'annonce du retour de l'instruction civique et aussi de la morale civique à l'école. Quelle forme cet enseignement va-t-il prendre, y aura-t-il des leçons quotidiennes, des professeurs spécialisés, sera-t-il réservé au primaire, au secondaire ?

Claude Allègre : Il sera partout, dans le primaire et dans le secondaire. J'ai demandé à un philosophe, A. Etchegoyen, de travailler sur ce sujet et de nous faire, en liaison avec les enseignants naturellement, des propositions d'ici la rentrée prochaine. Cette demande d'enseigner la morale est une demande qui vient à la fois du Premier ministre et de moi-même, qui sommes frappés par la perte de sens. Lorsque nous avons des cas d'enfants qui passent au tribunal pour des actes extrêmement graves, comme un enfant qui tire sur un autre enfant avec un revolver, et qui dit au juge "mais madame, ce n'est rien, je lui ai tiré dans les jambes", cela veut dire qu'il a perdu complètement le sens que tirer sur un camarade avec un revolver est un acte épouvantable et surtout lorsqu'il a lieu dans un local scolaire. Donc je crois que, également, les gens ont perdu le sens de l'intérêt général par rapport à rapport à l'intérêt particulier, du travail en équipe par rapport au travail individuel, de la situation à l'intérieur de l'État, de la République. Quel est le comportement républicain ? Qu'est-ce que c'est qu'un citoyen ? Tout ça, c'est des choses qui se sont totalement perdues. On dit : l'État n'a qu'à payer, l'État n'a qu'à faire ceci. Qu'est-ce que c'est que l'État, comment on doit participer à cela ?

O. Mazerolle : Il y aura des discussions en classe, sur ces sujets ?

Claude Allègre : Absolument, et depuis les petites classes car c'est quelque chose d'extrêmement important Également des choses aussi simples : quel est le bien et le mal ? Comment faut-il se conduire dans la vie ? Quels sont les repères qui sont donnés, qui sont hélas donnés aujourd'hui par des films de télévision dont on cherche en vain, parfois, où est la morale.

O. Mazerolle : D'ailleurs vous parlez de « morale » et non pas de morale civique, c'est la même chose ?

Claude Allègre : Je parle de morale civique parce qu'il faut avoir la référence du particulier par rapport au général et de l'individu par rapport au groupement général, qui est la nation et qui est l'État

O. Mazerolle : L. Jospin a mis l'accent aussi sur les zones d'éducation prioritaires, qui sont celles où on trouve le plus de violence, le plus d'illettrisme également. Vous allez dégager beaucoup de moyens pour ces zones ?

Claude Allègre : Nous allons dégager énormément de moyens et dès la rentrée. Mais dans un plan qui sera un plan coordonné, qui implique le ministère de l'Intérieur, de la Ville et également le ministère de la Justice. Nous devons mettre fin aux zones de non-droit et aux zones de non-droit à l'école. La violence - la violence entre enfants, la violence sur les enseignants qui est absolument intolérable - doit être, dans un premier temps, réprimée.

O. Mazerolle : C'est dans ces zones que vont être créés beaucoup d'emplois réservés aux jeunes ?

Claude Allègre : C'est dans ces zones notamment que beaucoup d'emplois jeunes vont être créés pour aider l'étude, pour aider les activités périscolaires, pour encadrer, sous la coordination des enseignants.

O. Mazerolle : Combien d'emplois, plus de 10 000 ?

Claude Allègre : Oui, plus de 10 000.

O. Mazerolle : Beaucoup plus ?

Claude Allègre : Oui, plus de 10 000.

O. Mazerolle : Plus de 10 000, plusieurs dizaines de milliers ?

Claude Allègre : Vous verrez, ça sera annoncé en temps et heure.

O. Mazerolle : Les moyens, c'est quelque chose qui obsède les syndicats. Quand L. Jospin dit « L'école est le berceau de la République », ils répondent : « oui, mais il faudra que le berceau ne soit pas mité ».

Claude Allègre : Je pense que le centre de l'école, c'est l'enfant. Et le centre de l'école, c'est la priorité aux enfants et aux étudiants. Il faut donner des moyens pour encadrer mieux. Mais nous sommes dans une situation démographique actuelle qui est quand même la décroissance démographique à l'école. Donc, ce que nous devons faire, ce n’est non pas faire du quantitatif à tout-va, mais faire du qualitatif et chercher à atteindre la qualité partout. Cela demandera beaucoup de postes d'accompagnement, c'est-à-dire beaucoup de postes pour aider les élèves à mieux étudier, pour aider les élèves à ne pas être saturés par des programmes qui sont actuellement beaucoup trop lourds, par des horaires qui sont extrêmement chargés. Moi, je suis un partisan de l'enseignement intensif plus que de l'enseignement extensif. C'est-à-dire qu'il vaut mieux des programmes un peu moins ambitieux mais sus, que des programmes gigantesques qui sont saupoudrés et qui conduisent à un enseignement mou.

O. Mazerolle : Mais quand le Premier ministre dit on va réviser un certain nombre de fermetures de classe, là il faut bien un redéploiement des moyens quand même ?

Claude Allègre : Mais bien sûr qu'il y a des redéploiements de moyens à faire. Lorsqu'il n'y a plus d'élèves dans certains endroits, il faut bien le constater. Mais d'un autre côté, ce n'est pas avec des règles de trois qu'on fait ça. Fermer une classe dans un village, c'est une décision qui est une décision historique pour ce village. Elle ne peut pas être prise avant d'avoir étudié toutes les conditions locales et en liaison avec les postes, avec le ministère de l'Intérieur, etc. Or on l'a fait, ces derniers temps, avec des règles de trois. Le problème de la règle de trois - je ne veux pas faire une plaisanterie et dire je veux faire disparaître la règle de trois du raisonnement, mais derrière la règle de trois, il y a quelque chose qui est un automatisme, alors que chaque cas est un cas particulier qu'il faut étudier avec soin. Par conséquent, il y a un certain nombre de classes qui ont été fermées d'une manière injustifiée et elles seront rétablies. Il y en a d'autres, probablement, qui sont justifiées ; il ne faut pas faire de démagogie.

O. Mazerolle : Donc, du cas par cas. Les cantines scolaires : le Premier ministre souhaite que plus un enfant en France n'ait faim parce que ses parents n'ont pas les moyens de payer la cantine. Allez-vous reformer le système qui fait que l'aide globale à la scolarité est versée en une seule fois au début de l'année, alors qu'autrefois, les collèges recevaient directement l'argent ?

Claude Allègre : Cela, c'est une initiative de M. Balladur, quelque temps avant qu'il se présente à l'élection présidentielle, pour avoir l'air de donner davantage alors qu'il ne donnait pas davantage. Il faut sans doute revenir là-dessus. Mais je crois qu'il y a un plan plus vaste qui consiste à étudier la possibilité pour que, au-dessous d'un certain revenu, la cantine soit gratuite pour certains élèves. Et nous allons, en liaison avec les collectivités territoriales - comme ça se fait d'ailleurs dans un certain nombre de départements, car c'est au collège que se pose le problème le plus grave - faire en sorte que tous les enfants puissent manger, en fonction de leurs ressources naturellement.

O. Mazerolle : Un point très sensible la pédophilie. Vous avez dit votre détermination à pourchasser ce délit, voire même parfois ce crime. Mais on a vu aussi un instituteur se suicider parce qu'il avait été mis en cause à l'occasion de l'Opération « Ado 71 » et Me Leclerc, président de la Ligue des droits de l'homme, dit : « La justice se laisse emporter par la passion ».

Claude Allègre : Je n'ai pas à commenter les décisions de justice. Je dis simplement qu'en ce qui nous concerne, nous sommes d'abord du côté des victimes mais je voudrais ramener ces faits à des justes proportions. L'immense majorité des enseignants font très bien leur métier et n'ont rien à voir avec ces déviances. Il a quelques déviances, elles doivent être sanctionnées. Et elles doivent l'être sans aucune faiblesse.

O. Mazerolle : Le suicide ne vous pose pas de questions ?

Claude Allègre : Je suis beaucoup plus sensibilisé par le fait que des milliers de jeunes filles se suicident tous les ans, en ayant subi des violences à l'école. Je suis beaucoup plus près d'elles.