Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à TF1 le 12 mai 1996, sur le bilan de la politique gouvernementale un an après l'élection de Jacques Chirac, la stratégie politique et les propositions du PS notamment en matière de politique de l'immigration, d'emploi, d'économie budgétaire, et de défense du service public.

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Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Mme Sinclair : Bonsoir à tous, bonsoir Lionel Jospin.

M. Jospin : Bonsoir.

Mme Sinclair : Jacques Chirac, cela ne vous aura pas échappé, président de la République depuis un an. Je vous demanderai tout à l’heure de faire le bilan de cette première année de présidence Chirac, et puis les pistes de réflexions sur l’avenir du Parti socialiste et l’avenir de la gauche.

Je recevrai aussi Philippe Labro qui viendra nous parler de son livre « La traversée », écrit à un moment très difficile, Philippe Labro, de votre vie et qui connaît un incontestable succès de librairie. Nous verrons ensemble pourquoi et pourquoi à votre avis, à tous les deux, puisque vous l’avez lu.

Avant de commencer, Lionel Jospin, je voudrais peut-être vous demander votre réaction sur les images sportives de la semaine. Images sportives qui ont commencé par le magnifique royal de Bruno N’Goti qui a offert au Paris-Saint-Germain son premier titre de champion d’Europe, vainqueur de la Coupe des coupes face au Rapid de Vienne. Joie sur les Champs-Élysées, on le voit, réception à l’Élysée. Bref, le triomphe. Et puis hier soir, Auxerre qui, 8 jours après avoir remporté la Coupe de France, est devenu champion de France. Guy Roux, l’entraîneur, s’est laissé aller à une joie qui n’est pas habituelle. Comme tout le monde, avez-vous été fort joyeux de ces résultats ?

M. Jospin : J’ai été ravi pour le PSG. Je souhaite la meilleure chance possible à Bordeaux qui sera en finale aussi contre le Bayern Munich. Mais surtout, tout de même, s’il y a un coup de chapeau à tirer, c’est à Auxerre et à Guy Roux. J’ai une première grande raison pour ça, c’est que c’est formidable de voir un club moyen réussir et faire le doublé, Championnat de France et Coupe de France. Puis, j’ai une petite raison personnelle, c’est que Guy Roux a été mon entraîneur au service militaire.

Mme Sinclair : Pas actuellement, pas au Parti socialiste ?

M. Jospin : Non, je parle au service militaire quand je jouais au foot.

Mme Sinclair : On va parler d’autre chose que de sport et notamment de l’année présidentielle de Jacques Chirac vue par Lionel Jospin, tout de suite après la publicité.

Zoom :
Mme Chirac : « Cela été, je dois le dire, le plus grand jour de ma vie, le plus beau jour de ma vie ». Un an déjà, pour fêter leur premier anniversaire de pouvoir, les époux présidentiels ont, naturellement, choisi leur fief d’Ussel, en Corrèze, fidélité et simplicité.

C’est justement cette simplicité qui caractérise le style Chirac, un style longtemps décrié qui, aujourd’hui, lui réussit. Besoin physique de toucher pour sentir, besoin d’être là pour écouter et, parfois son franc-parler fait mouche. Exemple, encore mercredi, à Orléans, « Jeanne d’Arc appartient à tous » a-t-il dit, allusion implicite au Front national.

En politique étrangère, son domaine réservé, il veut imposer l’idée d’une France incontournable. Le règlement du conflit en ex-Yougoslavie ou encore sa politique au Proche-Orient sont autant d’exemples à l’actif du chef de l’État. Mais cette présence, cette indépendance affichée de la France irrite certains. Et quand il s’agit de la reprise surprise des essais nucléaires, elle exaspère même le monde entier.

C’est surtout sur le plan intérieur que ses détracteurs jugent son bilan négatif. Un an après, la fracture sociale existe toujours. Les réflexions et les mesures en faveur de l’école, de la banlieue et du logement, n’effacent pas les hausses d’impôts, le plan Juppé sur la sécu, les grèves de l’automne, la hausse du chômage.

Les promesses électorales se sont heurtées aux réalités économiques, et cette fois, le président ne promet plus l’Eldorado. Son mot d’ordre, c’est la rigueur obligatoire et draconienne pour réduire les déficits publics, sans quoi, pas de salut pour l’emploi.

Mme Sinclair : Contraste donc, Lionel Jospin, puisque Jacques Chirac apparaît comme un président sympathique dont les Français, néanmoins, jugent sévèrement un an de politique. Je voudrais qu’on reste d’abord sur le style, si vous voulez bien, puisque les Français, en effet, le trouvent sympathique, dynamique, courageux, plus de 70, voire plus de 80 %. Et, vous-même, vous avez dit, dans une interview à Sud-Ouest, que vous trouviez ce style plus familier et que vous regrettiez que ce soit un homme de droite qui l’adopte.

M. Jospin : Oui, j’ai dit qu’il y avait ce côté simple et sympathique, puis en même temps, je me suis demandé si la vraie simplicité avait à ce point besoin de se mettre en scène. Et je me suis dit : « Tous ces médias qui, pendant la même semaine, puis 15 jours, reprennent ce thème avec insistance de la simplicité, je trouvais que ça sentait un peu la communication de l’Élysée » et je me suis demandé si le même communicant, auquel ne s’est pas appliqué l’alternance, qui suggérait jadis au prédécesseur de Jacques Chirac plutôt un style impérieux et majestueux, ne suggérait pas au successeur, par contraste, de faire plus terre à terre. Je n’aimerais pas être dupe et je verrai, comme tous les Français, s’il s’agit d’une vraie simplicité.

Mme Sinclair : N’est-ce pas tout de même la nature de l’homme que l’on voit bien transparaître et qui donne à cette présidence un côté présidence citoyenne que vous vouliez tellement ? Ce n’était pas ça, président citoyen ?

M. Jospin : Ce n’est pas simplement serrer des mains. La présidence citoyenne, c’est changer les rapports entre les pouvoirs, c’est faire que les hommes et les femmes dans notre pays puissent être des acteurs, et le mouvement social de novembre et décembre a marqué que nous étions loin du compte avec la politique du gouvernement. En somme, on peut avoir l’impression que l’homme est sympathique, mais que sa politique ne l’est pas.

Mme Sinclair : Précisément, les critiques, cette semaine, se sont autant faites jour que les louanges, soyez honnête, mais Philippe Séguin a répondu : « Jacques Chirac a été à la hauteur de fonction présidentielle et il reste fidèle à ses orientations de campagne ». Ce n’est fondamentalement pas votre avis ?

M. Jospin : C’est un peu logique que Philippe Séguin dise cela. En même temps, il nous a habitués, sur les mêmes questions, à tenir des propos totalement différents selon le temps. Il était contre Maastricht, puis il a accepté Maastricht, donc je ne suis pas sûr que ce soit le bon critère en la matière. Au bout du compte, je crois qu’un président est jugé moins sur son style que sur sa politique, son action, ses résultats.

Mme Sinclair : On a le sentiment tout de même qu’on confond dans les critiques la fonction présidentielle et celle de Premier ministre. Après tout, quand Jacques Chirac dit : « J’ai 7 ans devant moi », c’est vrai. Il lui reste 6 ans pour faire ce qu’il a dit. Est-ce que cela ne vous semble un peu court comme jugement un an ?

M. Jospin : Nous ne sommes pas obligés de fêter des anniversaires, ça, c’est une habitude française. Comme vous me suggérez cet exercice, je le fais avec vous. Bien sûr que c’est court. Mais ce qui est sûr, c’est que, moi, je porte, sur ces premières années, le même jugement que les Français, négatif. Car, sur le fond, leur jugement est sévère. Jamais un président de la République, au bout d’un an, n’a connu une désapprobation aussi précoce et aussi profonde, celle du président de la République et celle du gouvernement.

Je crois que la raison de cela tient en deux mots : tromperie, d’une part, et échec, d’autre part, de la politique qui est conduite. Tromperie parce qu’il y a un écart formidable entre le discours qu’a tenu Jacques Chirac pendant l’élection présidentielle et la politique qu’il indique à son gouvernement. Et échec parce le chômage augmente, les impôts connaissent un record, les salaires sont bloqués, la fracture sociale dont il parlait s’accentue.

Mme Sinclair : Il y a des promesses qui ont été tenues, on reviendra en détail tout à l’heure sur la politique économique : le contrat initiative emploi, le pacte de relance pour la ville, le prêt à taux zéro pour le logement. Ce sont des promesses. Vous ne pouvez pas dire : « Il n’a pas tenu ses promesses » ?

M. Jospin : Non, mais le contrat initiative emploi a créé 30 000 emplois, ce n’est absolument pas à la mesure de nos problèmes. La preuve, c’est que, depuis un an, le nombre des chômeurs a augmenté de 130 000.

Mme Sinclair : 30 000, c’est ce que vous dites parce que le gouvernement dit : « 210 000 ».

M. Jospin : Je ne sais pas pourquoi, s’il y a 210 000 emplois créés grâce au contrat initiative emploi, le chômage a augmenté de 130 000 dans la période ? On s’attend à ce que le chômage augmente encore de 100 000 dans l’année qui vient. Donc, là, il y a, à mon sens, échec sur le plan de l’emploi, et c’était le thème essentiel de la campagne de Jacques Chirac.

Mme Sinclair : Pouvez-vous tout de même passer 7 ans à dire : « Il ne tient pas ce qu’il a promis » ? Peut-on tenir comme ça longtemps ? Le passé, c’est le passé, non ?

M. Jospin : Nous avons un rendez-vous en 1998. En 1998, nous serons peut-être en train d’agir, pas simplement de commenter l’action du gouvernement actuel.

Mme Sinclair : Anniversaire pour anniversaire, vous êtes allé à Château-Chinon célébrer le 15e anniversaire de la première élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981. Vous y êtes allé par nostalgie, par fidélité, par devoir, par fonction ? Ou pour tout ça ?

M. Jospin : J’y suis allé parce qu’il est naturel que nous commémorions la vie, la mort et, en l’occurrence, une journée formidable qui était le 10 mai 1981, attaché au nom de François Mitterrand. Pour moi qui consacre l’essentiel de mon temps à agir avec, pour préoccupation, les hommes et les femmes qui vivent aujourd’hui et demain, je pense que je peux et que je dois retenir de mon temps pour penser à des hommes qui ont marqué notre histoire, notre histoire personnelle, notre histoire politique et aussi l’histoire de la France.

Mme Sinclair : On va parler de l’actualité sociale dans une seconde, du rapport sur la fraude, énorme, paraît-il, et du chômage toujours qui rend bien morose les Français.

Panoramique :

Déprime : le chômage touche un ménage sur quatre. 62 % des Français estiment qu’il n’y aura pas de baisse dans les 20 prochaines années. Quant aux jeunes, ils n’espèrent même plus sortir de la crise.

Dépenser mieux, c’est l’objectif du Premier ministre qui a réuni, en début de semaine, une soixantaine de personnes à Matignon pour une conférence nationale sur la famille. À l’étude justement, la simplification et l’équité des prestations, mais aussi leur éventuelle fiscalisation.

Sida : À Paris mais aussi à Bordeaux, AIDES, l’association de lutte contre le sida, a organisé aujourd’hui une grande marche pour la vie.

Mme Sinclair : Vous étiez au départ de cette marche contre le sida, est-ce que cela fait partie des thèmes de réflexion du Parti socialiste aujourd’hui ?

M. Jospin : Oui, nous sommes le pays d’Europe le plus touché par le sida et il était normal que je manifeste ma solidarité avec les organisateurs, AIDES, de ce mouvement. Il y a des progrès formidables qui sont faits sur le plan de la thérapeutique, des soins…

Mme Sinclair : … Et notamment la trithérapie.

M. Jospin : Absolument. Ce qui veut dire que les malades vont vivre plus longtemps, mais vont vivre avec leur maladie. Et donc, cela va poser toute une série des problèmes : des problèmes d’accueil, des problèmes matériels, des problèmes sociaux, des problèmes de liens entre la vie personnelle, la médecine libérale et l’hôpital. Il va falloir modifier, sans doute, des choses dans notre Code civil, permettre que des couples puissent, en cas de disparition de l’un, continuer à vivre de façon honorable. Et puis, je pense aussi qu’il faut continuer à mener une lutte formidable sur le terrain de la prévention et aussi en direction des pays du tiers-monde parce que, là, le fléau du sida est terrifiant.

Mme Sinclair : Restons sur les images qu’on vient de voir. Le rapport des deux parlementaires RPR sur la fraude a fait grand bruit cette semaine. Faites-vous partie de ceux qui ont été choqués ? Ou de ceux qui disent : « On ne va tout de même pas fermer les yeux sur les faux chômeurs, les faux malades et le travail au noir » ?

M. Jospin : Je suis d’abord choqué par la fraude, mais je suis aussi choqué par l’angle d’attaque de ce rapport. Les fraudes sont anormales et elles doivent être condamnées et poursuivies ou réduites. En même temps, ce qui m’a frappé dans ce rapport, c’est que ces parlementaires de la majorité, une fois de plus, ne se tournent pas vers les fraudes les plus importantes, les fraudes fiscales, les fraudes à la Sécurité sociale de ceux qui ne paient pas les cotisations de Sécurité sociale…

Mme Sinclair : … Ils ont passé en revue tous les types de fraudes…

M. Jospin : … Oui, mais ils n’insistent pas sur les hauts revenus, sur les fraudes les plus importantes, celles qui coûtent des dizaines et des dizaines de milliards à l’État, ils insistent sur des fraudes au RMI, des fraudes des faux chômeurs, qui sont également répréhensibles, mais qui sont celles des gens qui ont le plus de difficultés à vivre. Je n’accepte pas la fraude. Je trouve qu’on doit d’abord cibler sur les plus favorisés plutôt que sur les moins favorisés. Et donc, je suis sidéré de voir tout de même que les parlementaires de cette majorité tapent, à coups de maillet, sur la fracture sociale, rapport après rapport.

Mme Sinclair : Sur l’immigration irrégulière, vous aurez remarqué que c’est, en effet, une des préoccupations des parlementaires de la majorité, puisque deux rapports, coup sur coup, sont sortis sur ce problème. Est-ce que, là aussi, vous voyez des obsessions démagogiques ? Ou est-ce que vous dites : « C’est tout de même un vrai problème » ?

M. Jospin : C’est un vrai problème que l’immigration irrégulière, mais je pense qu’on peut la combattre sans mettre en cause le droit des gens, de droit des personnes. Et vous avez vu les réactions des églises, des partis politiques, des associations, même au sein du gouvernement, au dernier rapport Philibert qui mettait en cause le droit à la famille, le droit à la santé…

Mme Sinclair : … C’était sur l’immigration clandestine.

M. Jospin : Exactement. Et il faut donc centrer, sur la source véritable de l’immigration clandestine, l’action, c’est-à-dire contre le travail clandestin. Et c’est cela, à mon avis, qui n’est pas suffisamment ciblé par le gouvernement actuellement.

Mme Sinclair : Cette semaine, vous avez donné une grande interview à Libération pour faire, là aussi, le bilan de l’année de Jacques Chirac. Et à propos des lois de Pasqua, vous dites : « Nous reviendrons au droit du sol ». Cela dit, certains, à gauche, vous reprochent carrément de ne pas demander carrément l’abrogation de ces lois, comme eux le souhaitent. Est-ce que cette timidité est due au fait que, finalement, vous trouvez qu’il y a du bon dans ces lois ou que ce n’est pas très populaire de demander leur abrogation ?

M. Jospin : Ces lois ne sont même pas populaires dans la majorité puisque le rapport Philibert dont nous vous avons parlé préconisait de les aggraver. Je crois aussi qu’elles sont aussi inefficaces.

Mme Sinclair : Qu’est-ce que vous voulez en faire, justement, au cas où vous revenez au pouvoir ?

M. Jospin : Je vais vous dire très tranquillement ma position. Moi, je ne veux pas qu’en se référant à un slogan pour ou contre les lois Pasqua, on escamote le vrai problème qui est de définir une politique de l’immigration. Et je ne veux pas, en particulier, que les socialistes soient accusés de laxisme en avançant simplement un slogan, je veux qu’ils définissent une politique. Si nous ne le faisons pas, une bonne partie des Français, y compris des milieux populaires qui sont, par exemple, tentés par Le Pen actuellement, et c’est pour moi un crève-cœur en tant qu’homme de gauche, n’écouteront pas ce que nous aurons à dire. Donc, je ne veux pas lancer ce slogan « abrogation des lois Pasqua », par contre, je veux revoir cette législation dans tous les domaines où cela met en cause soit des principes républicains, comme le droit du sol, soit des droits des personnes.

Mme Sinclair : C’est-à-dire que vous la diviserez en autant de chapitres qu’elle en contient, et vous direz : « Ça, je le garde, ça, je ne le garde pas » ?

M. Jospin : Exactement. Je ne veux pas dire : « Nous abolissons une législation sans savoir ce que nous mettons à la place », et donc, je veux définir une politique de l’immigration visant à combattre l’immigration clandestine, en particulier sur le terrain du travail clandestin, et par ailleurs, à intégrer les étrangers en situation régulière dans notre pays, à faire en sorte qu’ils soient respectés, pour ne pas parler, bien sûr, des Français qui étaient avant des étrangers et qui sont devenus Français.

Mme Sinclair : Ce que vous dites là rejoint une des critiques qui vous est faite. En fait, on vous fait, en gros, deux critiques et je vais commencer peut-être par la première. La première, c’est de ne pas, dit­on, jouer suffisamment votre rôle d’opposant et de toujours ménager la chèvre et le chou. Est-ce que c’est l’idée d’avoir peut-être à cohabiter qui vous rend… là aussi, je reprends mon mot de timidité ?

M. Jospin : Si les Français ne nous jugent pas assez sévères, ne me jugent pas assez sévère dans la critique du gouvernement, à mon sens, ce n’est pas très bon pour le gouvernement. Alors, je crois que…

Mme Sinclair : Vous bottez en touche, pour reprendre l’image de foot de tout à l’heure.

M. Jospin : Non, je ne botte absolument pas en touche, je réponds simplement que ce gouvernement, ce président de la République, qui ont été élu pour l’un, le président, nommé pour l’autre, nous les avons laissés, je les ai laissé se mettre en place. Je respecte les échéances, les élections dans mon pays, et il apparaît maintenant quand même assez clairement, au bout d’un an, que ce pouvoir fait fausse route.

Donc, nous allons, dans notre analyse et dans nos critiques, forcément être, désormais, extrêmement sévères. Cette période de la mise en place, elle est passée et, comme je vous l’ai dit, mystification d’un côté, échec de l’autre, il est temps de définir une autre politique. C’est cela qui est important, parce que ce qui me préoccupe le plus actuellement, dans les conséquences du retournement opéré par Jacques Chirac, c’est qu’il développe le scepticisme, la désillusion à l’égard de l’action politique, à l’égard de l’action publique.

Mon objectif, dans les mois qui viennent, c’est de rendre confiance aux Français, de substituer la promesse au contrat, et de faire en sorte que, à nouveau, ils puissent retrouver une dynamique, une énergie, une confiance en eux-mêmes, qui est perdue aujourd’hui.

Mme Sinclair : Substituer la promesse au contrat, cela veut dire ne pas promettre ce qu’on ne peut pas tenir, mais passer un contrat avec les Français sur ce qu’on peut tenir ?

M. Jospin : Oui, précis, de ne pas dire des choses contradictoires : ne pas dire à la fois que l’on va augmenter les dépenses et diminuer l’impôt, comme l’a fait Jacques Chirac pendant la campagne présidentielle. Cette politique contradictoire a éclaté, s’est fracassée sur la réalité.

Mme Sinclair : Avant de revenir à Jacques Chirac, je voudrais qu’on reste sur le terrain des critiques qui vous sont faites, et deuxième type de critique, c’est au fond, sur l’alternative que propose le Parti socialiste. On a l’impression que le Parti socialiste et vous-même dites : « Attendez, attendez, on réfléchit, on réfléchit ». C’est un peu ce que vous venez de me dire : il va falloir qu’on mette en place, qu’on réfléchisse, qu’on voit.

M. Jospin : Ce n’est pas du tout ce que je viens de vous dire. Je vous ai dit très clairement ce qu’était notre politique à l’égard des lois Pasqua, à l’égard de l’immigration, et je peux le faire sur tous les domaines qui vous intéressent.

Mme Sinclair : Sur le fond de cette réflexion et de ce mûrissement d’un projet alternatif, question posée par la SOFRES : « Avez-vous le sentiment que, depuis l’élection présidentielle, il y a un an, le Parti socialiste a entamé une vraie réflexion pour proposer un programme de gouvernement aux prochaines élections législatives, ou n’a pas vraiment entamé de réflexion ? ».

    A entamé une vraie réflexion : 22.
    Pas vraiment entamé de réflexion : 65.
    Sans opinion : 13.

Et chez les sympathisants du Parti socialiste, une vraie réflexion, ils sont d’accord : 33, mais 60 % pensent que le Parti socialiste n’a pas entamé de vraie réflexion.

Cela doit apporter de l’eau au moulin de ces critiques que vous devez quand même regarder avec inquiétude…

M. Jospin : Oui, naturellement. En même temps, je fais la part des choses. Les médias habituent l’opinion à une sorte d’impatience quotidienne, d’impatience immédiate, et moi, je veux dire à ceux qui nous regardent et à ceux qui nous écoutent qu’il est normal qu’une grande formation politique, qui vient d’une situation difficile, prépare tranquillement les propositions qu’elle fera au pays.

N’oublions tout de même pas qu’en 1993, le Parti socialiste était dans une situation extrêmement difficile, qu’il a opéré sa convalescence dans l’élection présidentielle de 1995. Nous sommes en train d’avancer. Alors qu’on accepte cela. D’ailleurs, les élections législatives partielles, les élections cantonales partielles, montrent que l’image du PS se redresse dans l’opinion et qu’on se tourne vers nous pour trouver une alternative à la politique actuelle du pouvoir.

Mme Sinclair : C’est toujours un peu le cas quand il y a un pouvoir qui gouverne : les partielles sont généralement dans l’autre sens, pour faire un contrepoids à ce pouvoir, non ? Ce n’est pas plus mécanique qu’autre chose ?

M. Jospin : Oui, alors disons que mécaniquement, de la même manière, tant qu’une force est dans l’opposition, on ne pense pas qu’elle a suffisamment réfléchi.

Mme Sinclair : Donc, les pistes de réflexion, elles existent. En fait, c’est un peu cela la question : le résultat de ce sondage, c’est de dire : « On ne sait pas si le Parti socialiste réfléchit », et vous dites : « Si ».

M. Jospin : Nous sommes en train de préparer un programme de gouvernement pour 1998 et nous serons prêts en 1998. Le peuple tranchera, mais nous, nous serons prêts.

Mme Sinclair : On va voir les pistes vers lesquelles vous réfléchissez dans un instant. Plus globalement, sur la situation économique, quelle est votre analyse ? Est-ce que c’est de dire : « On est soumis à de telles contraintes aujourd’hui que, finalement, pour proposer une politique alternative raisonnable, on est obligé de tenir compte de ces contraintes et que, à un chouïa près, les politiques diffèreront peu et ne diffèrent pas beaucoup de Bérégovoy, Balladur, de Balladur et de Juppé et de Juppé à, éventuellement, Jospin » ?

M. Jospin : Souvenez-vous de l’élection présidentielle. J’avais accepté d’assumer un certain nombre de réalités. Je ne disais pas qu’on pourrait faire n’importe quoi : j’admettais, par exemple, qu’il fallait une maîtrise des dépenses de santé lorsque Chirac parlait de rationnement. Jacques Chirac a nié la réalité pendant l’élection présidentielle et, faute de l’avoir acceptée, désormais, il s’y soumet totalement.

Alors, le problème n’est pas soit de promettre n’importe quoi, soit de se soumettre sans plus bouger à la réalité. Le problème est de faire des choix, de dire : « Il y a une réalité, il y a des contraintes, mais j’ai des objectifs, on peut faire bouger cette situation. Je le fais autour de tels ou tels objectifs et j’utilise tels ou tels moyens ». Faire des choix, c’est l’alternative soit à la soumission, soit au verbalisme.

Mme Sinclair : On va revenir justement sur ce sujet, qui mérite d’être creusé, à savoir, en effet, quelles sont les pistes vers lesquelles vous tendez. On se retrouve tout de suite après la publicité.

Mme Sinclair : Lionel Jospin, on était en train de discuter justement des pistes de réflexion du Parti socialiste. Viviane Junkfer, dans son papier, parlait tout à l’heure du sondage qui est paru dans La Tribune cette semaine et qui montre que les Français sont extrêmement pessimistes sur le chômage pour les 20 ans qui viennent et les jeunes encore plus pessimistes, pensant que cela a peu de chances de s’améliorer, ce qui est terrifiant, ils n’ont plus d’espoir.

Qu’avez-vous à leur dire ? Est-ce qu’il y a un rêve Jospin ou est-ce que la raison a définitivement triomphé, pour le meilleur et pour le pire ?

M. Jospin : Mais ce n’est pas la raison qui triomphe, c’est l’absurde, quand on voit des centaines de milliers de jeunes, formés, qui ne trouvent pas de travail, lorsqu’on voit des millions de chômeurs. Et s’il doit y avoir un rêve Jospin, que ce soit un rêve éveillé au moins, c’est-à-dire qu’on participe à ce rêve et qu’on agisse pour ce rêve.

Moi, ce ne sont pas simplement des orientations que je propose. Je propose des choix et le premier d’entre eux, c’est de faire que l’emploi soit la priorité de la politique économique. Je tourne partout dans le pays en ce moment, je rencontre des élus, je rencontre des travailleurs, des syndicalistes, je rencontre des gens, des parents, et tous me disent : « On ne peut pas retrouver l’espoir, on ne peut pas mobiliser la jeunesse, on ne peut pas équilibrer nos quartiers, assurer la sécurité, tant qu’il n’y a pas le travail, tant qu’il n’y a pas l’emploi ».

C’est la première préoccupation des Français, maintenant depuis 20 ans dans les sondages ; cela doit donc être la première priorité de politique économique pour un gouvernement en 1998, si nous gagnons les élections législatives.

Mme Sinclair : Alors que feriez-vous de plus, quand, aujourd’hui, le gouvernement est acquis à la baisse du temps de travail, quand les partenaires discutent ?

M. Jospin : La baisse du temps de travail, c’est un discours ; c’est simplement le ralliement à un thème qui était critiqué par Jacques Chirac quand, moi, j’en faisais un élément essentiel de mes propositions dans la campagne.

Qu’est-ce que je disais, moi ? Je disais : « Il faut une initiative de l’État, il faut des négociations décentralisées avec les partenaires sociaux, une diminution…

Mme Sinclair : Ce n’est pas ce qui se passe, là ?

M. Jospin : Mais non, absolument pas. L’État n’est pas là, en train de dire : « Rencontrez-vous partout dans les branches, dans les secteurs, discutez et négociez et moi, je fixe un objectif que je devrais atteindre ». Moi, je disais : « En deux ans, nous devrons atteindre les 37 heures, mais par des négociations entre les syndicats et les chefs d’entreprise ».

Mme Sinclair : Sinon ?

M. Jospin : Sinon, l’État dira… Ces négociations auront lieu, si l’État est là derrière, qu’il joue son rôle ; sinon, effectivement, à deux ans, c’était par des mesures législatives que cela pourrait se faire, et je fixais une perspective des 35 heures au bout de la législature. Là, il n’y a rien de tout cela : le gouvernement utilise ce thème, il n’en fait pas un levier de son action.

Le deuxième grand problème, grand axe, c’est la question du service public. Nous ne pouvons pas accepter la façon dont s’oriente l’Europe actuellement ; elle est en train de faire fausse route. On dérégule les services publics, on veut toucher au monopole de l’EDF, on veut remettre en cause le statut des télécom. En 1998, si nous gagnons les élections législatives, nous donnerons un coup d’arrêt à cette politique. Il faut que la commission le sache.

Mme Sinclair : C’est au niveau européen que vous parlez ?

M. Jospin : Oui, il faut que la commission le sache. C’est au niveau européen, mais il s’agit des services publics français. Qu’est-ce qu’est en train de faire l’Europe ? Au lieu de consacrer tous ses efforts à s’armer pour la compétition contre les États-Unis, ou en tout cas la compétition extérieure, elle est en train de consacrer une énergie folle à faire sauter des services publics qui existent dans nos pays pour créer un marché intérieur. Et que sommes-nous en train de faire ? En faisant ce grand marché intérieur européen, nous sommes en train de l’offrir aux compagnies américaines, aux entreprises américaines.

Donc, il faut cesser de changer ces statuts, ces formes d’organisation qui sont les nôtres, et il faut mener des politiques de croissance, des politiques industrielles communes, des politiques d’armement communes, à l’échelle de l’Europe, pour faire que l’ensemble européen existe et se défende sur la scène internationale.

Voilà un deuxième axe : la défense des services publics. Et, puisque le président de la République ne le fait pas, dans les discussions internationales sur l’Europe, on le voit encore à propos de l’EDF ces jours-ci, nous, nous devrons le faire.

Mme Sinclair : Autre axe que je vous propose, en tout cas sur lequel je vous demande de réagir : les dépenses publiques. Est-ce qu’aujourd’hui, et cela fait partie des choix qui sont en effet offerts à un gouvernement, il faut réduire les dépenses publiques ? Est-ce qu’il ne faut pas le faire ? Est-ce que le gouvernement a raison de dire : « On ne peut pas laisser aller notre situation comme elle va » ? Que dites-vous de cela ? Est-ce qu’il n’y a pas des contraintes qui s’imposent à tout le monde ?

M. Jospin : Bien sûr, mais au moment de la campagne présidentielle, je préconisais des dépenses nouvelles et je disais comment je les gagerais, par des économies. Ce n’est pas ce que disait Jacques Chirac à l’époque. Je ne suis pas sûr que le moment soit bien choisi pour faire des coupes sombres dans les dépenses, et je suis, en tout cas, scandalisé d’apprendre que les deux domaines dans lesquels le gouvernement envisagerait de tailler pour réduire les dépenses publiques seraient l’emploi – c’est le contresens absolu – et le logement.

Mme Sinclair : L’emploi, c’est-à-dire les aides à l’emploi dont tout le monde s’aperçoit qu’elles ne sont pas toujours profitables, ce que disent les partenaires sociaux.

M. Jospin : Oui, mais Anne Sinclair, on est là sur le terrain du quasi ridicule. On nous parle de diminuer les dépenses publiques de 60 milliards. 60 milliards, c’est exactement le montant des sommes qu’on a transférées vers les entreprises, dont le patronat et Monsieur Gandois disent qu’elles sont inutiles et dont le gouvernement est en train de reconnaître qu’elles le sont. Alors, c’est une politique qui n’a pas de cohérence, qui n’a pas d’axe et c’est pourquoi, elle ne crée pas la confiance.

Mme Sinclair : Sur les impôts, qui est aussi un autre gros sujet de préoccupation des Français, puisque notre imposition est extrêmement lourde et très mal ressentie, Jacques Chirac souhaite que les impôts baissent en 97. Est-ce que vous dites : « C’est raisonnable, c’est plus urgent que ça, il faut le faire tout de suite, comme le disent un certain nombre de gens dans la majorité, y compris aujourd’hui » ?

M. Jospin : Oui, il y a un certain nombre qui ont remarqué que si on vous disait qu’on ferait baisser les impôts en 97, c’était parce que c’était juste avant les élections de 98.

Mme Sinclair : Oui, toujours avant des élections. Chaque fois qu’on fait passer les impôts…

M. Jospin : Oui, pourquoi ne le fait-on pas cette année ? Qu’est-ce que c’est que des diminutions de dépenses publiques pour pouvoir diminuer les impôts l’année prochaine, en vue d’une élection ? C’est reprendre le terrain de la séduction.

Je suis favorable à une réforme fiscale, je pense qu’elle doit aller dans le sens de la réduction des inégalités, en particulier, en diminuant les faveurs qui sont accordées actuellement à ce que j’appellerai le capital, ou les capitaux, aux dépens de l’emploi, je veux une fiscalité qui favorise l’emploi, l’investissement et l’innovation par rapport à la rente ou à la spéculation. Il faut certainement aussi réformer les finances locales, surtout à un moment où l’État surcharge les collectivités locales en leur accroissant leurs dépenses et en diminuant les dotations.

Une réforme fiscale qui n’augmente pas l’impôt, mais qui le rende plus juste, voilà l’essentiel.

Mme Sinclair : Là, je vous ai sollicité sur un certain nombre de points, vous en avez proposé d’autres. Finalement l’épine dorsale, la colonne vertébrale, pour vous, d’une politique alternative, c’est de dire que le gouvernement ne prend pas les choses par le bon bout et vous le prenez par quel bout ?

M. Jospin : C’est partir des préoccupations des gens, de leur vécu. Cela veut dire le logement, et en particulier le logement social. Cela veut dire une politique des quartiers. L’axe central, l’épine dorsale, c’est l’emploi, c’est la création d’emplois, c’est-à-dire une politique de croissance menée à l’échelle européenne. La déflation, la baisse de la croissance menacent la plupart des pays européens, y compris notre partenaire allemand.

Cela veut dire une politique de diminution du temps de travail, cela veut dire une politique de création d’emplois, de programme volontaire d’emplois. Et, puisque les entreprises ne sont pas suffisamment efficaces, lorsqu’on leur accorde des exonérations fiscales, alors, peut-être faut-il, au contraire, que l’argent de l’État aille vers des collectivités locales qui, elles, seraient susceptibles d’embaucher, ou vers des associations. Donc, une action fondamentale pour l’emploi.

Et puis, l’autre perspective, c’est naturellement tout ce qui prépare l’avenir l’éducation, la recherche, c’est-à-dire des secteurs dans lesquels il y a actuellement coupes sombres ou stagnation.

Mme Sinclair : Quand les Français vous entendent dire cela, croyez-vous qu’ils n’ont pas le sentiment de dire : « Oui, bien sûr, comme tous les autres, il nous parle d’une priorité qui est l’emploi, mais cela fait 20 ans qu’on nous le dit. » ? C’est la priorité de tous les gouvernements. Cela dépend comment ils traitent le sujet, mais c’est la priorité de tous les gouvernements de dire que l’emploi, c’est le nœud de tous nos problèmes.

M. Jospin : Quand vous choisissez comme instrument de la lutte pour l’emploi le contrat d’initiative emploi, qui est une façon de favoriser certains types d’embauche, ce qui fait que les patrons embauchent ceux-là et débauchent d’autres ou ne les embauchent pas, et par ailleurs, avec la diminution des charges sociales sur les entreprises, que les entreprises elles-mêmes déclarent inefficaces, cela veut dire que vous avez choisi des moyens pour l’emploi qui sont inefficaces.

Je pense que nous sommes obligés maintenant de poser le problème de la diminution de la durée du travail et qu’il faut, par ailleurs, des grands programmes volontaristes de création d’emplois, dans toute une série de secteurs d’activités touchant l’activité sociale, l’activité éducative, l’activité dans les quartiers, et que c’est ainsi, en créant effectivement des emplois dont les jeunes pourront se saisir, qu’on recréera la confiance et qu’on sortira une partie de cette jeunesse dont vous parliez tout à l’heure du désespoir.

Mme Sinclair : Fin des images de la semaine : enfin des procès pour de grands criminels, une visite royale aux conséquences inattendues et Israël bien embarrassée. Viviane Junkfer et Sharif Douari.

Panoramique.

Polémique : Le bombardement de Cana, au Sud Liban, divise Israël et l’ONU.

État de grâce : Tapis rouge, fastes et ors de la République pour accueillir le roi du Maroc, Hassan II.

Mémoire : Drôle de coïncidence : alors que l’Europe fête le 51e anniversaire de la victoire sur les Nazis, le procès de l’ancien officier SS, Erik Pripke, s’ouvre en Italie.

Autre procès, autre devoir de mémoire : le Tribunal international de La Haye juge Tadic pour crime grave contre l’humanité.

Mme Sinclair : Que pensez-vous de la visite du roi de Maroc ?

M. Jospin : Nous ne voulions pas infliger un camouflet au souverain d’un pays ami. Il y a une communauté marocaine importante en France, c’est un pays proche de la France. Mais en même temps, nous ne trouvons pas que ce soit une bonne idée d’accueillir dans le temple même de la démocratie, dans l’Assemblée nationale, des chefs d’État et des souverains, notamment ceux dont le régime a encore des progrès à faire sur le plan démocratique. Ce qui est le cas, d’ailleurs, du Maroc qui évolue actuellement.

Ce n’est d’ailleurs pas une tradition française, vous savez bien que même le président de la République française, le chef de l’État français ne va pas devant le Parlement.

Mme Sinclair : Oui, mais récemment, on a vu que Philippe Séguin a fait évoluer cette tradition… donc, le roi Juan Carlos ou Bill Clinton peuvent venir ?

M. Jospin : Je ne pense pas que ce soit forcément une bonne idée, et en tout cas, je pense qu’il faudrait solliciter l’avis des autres groupes plutôt que de les mettre devant le fait accompli, ce qui a été le cas !

Et, enfin, je crois qu’il vaudrait mieux commencer par des personnalités qui dirigent la démocratie.

Mme Sinclair : Du coup, on a eu l’impression que les socialistes étaient quand même gênés aux entournures, parce qu’ils étaient là, sans applaudir. Bon ! Cela fait un peu assis entre deux chaises, cela !

M. Jospin : Non. Mais nous étions effectivement embarrassés. Nous n’aurions pas dû être mis dans cette situation.

Mme Sinclair : La grâce, dans deux ans, d’Omar Raddad ?

M. Jospin : La grâce est une prérogative présidentielle, donc, le président a décidé. Je suis un peu surpris, je ne suis pas favorable, personnellement, à ce qu’on mélange les tractations diplomatiques et les décisions judiciaires.

Mme Sinclair : Cela vient sans doute du fait qu’il n’y ait pas de procédure d’appel aux Cours d’Assise, donc, cela nous ramène aussi à un autre débat… ?

M. Jospin : Oui, cela m’a paru davantage être lié à la présence d’Hassan II qu’à notre système judiciaire.

Mme Sinclair : La politique étrangère de Jacques Chirac, c’est celle qui recueille le plus de louanges. Sans passer toute l’année en revue, les évènements récents : la présence de la France au Proche-Orient, avez-vous applaudi ?

M. Jospin : J’approuve un élément de la politique étrangère de Jacques Chirac, c’est l’attitude qu’il a adoptée en Bosnie, mais nous allons être confrontés à une situation difficile, la France, mais aussi l’Europe, lorsque les Américains se retireront.

Je désapprouve profondément la réintégration dans l’OTAN telle que l’opère Jacques Chirac actuellement, en rupture avec la tradition gaulliste que François Mitterrand n’avait pas remise en cause.

Mme Sinclair : Et sur le Proche-Orient ?

M. Jospin : C’est bien que la France continue à être présente au Proche-Orient, au côté des États-Unis. Mais je pense que la politique française ne s’appuie pas suffisamment sur des principes.

C’est le général de Gaulle, je crois, qui disait qu’il fallait aller vers l’Orient compliqué avec des idées simples. Les idées simples d’aujourd’hui, c’est quoi ? C’est la paix, c’est la démocratie, c’est le développement. Nous devons, dans notre politique au Proche-Orient, favoriser ceux qui appuient le processus de paix. Je pense que notre politique n’est pas tout à fait équilibrée et que, malgré l’amitié que nous avons pour les Libanais, un Liban sous la tutelle de la Syrie a moins de chance d’aider le processus de paix qu’Israël dans sa discussion avec l’OLP.

Mme Sinclair : Philippe Labro va venir nous rejoindre.

Philippe Labro est homme de communication, il est romancier. Il vient de publier un livre qui s’appelle « La traversée », publié chez Gallimard. C’est un livre écrit dans la foulée d’une grave maladie, qui l’a plongé dans un semi-coma et conduit quelque temps en réanimation. Il nous raconte son combat contre la mort, contre la douleur, avec des visions terrifiantes ou heureuses d’un voyage aux frontières de la mort.

Philippe Labro, ce livre a un énorme succès, à votre avis pourquoi ? Est-ce parce que ce combat contre la mort fascine ?

M. Labro : C’est très difficile pour un auteur d’expliquer pourquoi il vend un succès, c’est tout de suite très prétentieux. Il me semble simplement, selon le courrier que je reçois, que c’est parce que, peut-être, les gens y ont trouvé des expériences communes. Il n’y a pas d’adultes, ni même de jeunes qui n’aient pas soit connu une expérience hospitalière, soit eu des parents qui l’aient connue. Et j’ai simplement essayé, à ma manière, de raconter ce que c’est que la douleur, l’hôpital, les affres, les angoisses et surtout l’importance de ceux qui viennent vous aider et qui vous aiment.

Je reçois beaucoup de courrier, en particulier de la part de gens dont, bien entendu, les douleurs sont bien plus graves que les miennes. Il existe en France une association des familles de traumatisés crâniens, la FTC, qui considère, d’ailleurs, qu’il n’y a pas assez de structures pour les aider. Et eux me disent : « Évidemment, ce que nous connaissons est bien pire que ce que vous avez pu traverser mais, au moins, vous avez eu le mérite de dire deux, trois choses simples, par exemple, il faut parler aux gens quand ils sont malades, quand on croit qu’ils sont dans le coma et qu’ils n’écoutent pas, qu’ils n’entendent pas, qu’ils sont ailleurs, il faut leur transmettre un message d’amour. Il faut leur parler ».

Alors, ce sont des choses très simples, et c’est peut-être parce que j’ai essayé de dire des choses simples que le public suit ce livre.

Mme Sinclair : Vous racontez dans votre livre que quand vous étiez grand reporter, notamment en Algérie, etc., vous avez joué avec la mort mais que vous ne l’aviez jamais vraiment combattue. Et, là, vous avez trouvé un moyen de la combattre, vous vous adressez carrément à elle ?

M. Labro : Quand je jouais avec la mort, j’étais jeune d’abord, donc, je me croyais immortel comme tous les jeunes, et puis j’étais mobile. On peut bouger quand on est en voiture, en déplacement, en reportage ou même sur des motos, avec des voyous, dans le Colorado. J’ai fait l’imbécile comme tous les jeunes gens. Mais je ne savais pas ce que c’était que d’être dans une chambre, immobile, les poignets attachés, un tube dans la bouche, et, là, de la sentir très, très proche.

Alors, la seule façon dans ce cas-là de se battre contre elle, c’est de résister dans sa tête. Le corps résiste, et puis il y a la médecine qui vous aide, bien sûr. Mais dans votre tête, vous vous battez. Moi, la façon que j’avais trouvé de me battre, entre autre, c’était de l’insulter. C’était de m’insulter, de me fouetter, si vous voulez, et puis de l’insulter, de l’engueuler, de lui dire des choses affreuses, parce que j’avais l’impression qu’elle était tout près de moi…

Mme Sinclair : … qu’elle n’aurait pas le dessus !

M. Labro : … quelqu’un avec qui j’étais en confrontation.

Mme Sinclair : Lionel Jospin, vous avez lu le livre de Philippe Labro ?

M. Jospin : Oui, c’est un beau livre. Quand on pense que c’est un homme qui a connu le succès, l’éclat public, qui, tout d’un coup, est confronté, et seul, à une lutte obscure contre une menace et contre la mort. Donc, c’est un livre qui m’a touché.

Philippe Labro en parle avec modestie mais, en même temps, ce n’est pas un document, ni un documentaire. Il y a quelque chose de plus profond, même si cela évoque des sentiments simples. Donc, personnellement, j’ai été beaucoup touché par ce livre.

Simplement, est-ce une traversée ? J’ai eu l’impression que c’était plutôt un retour qu’il avait fait aux confins de la mort, mais peut-être qu’il l’avait traversée.

Mme Sinclair : Justement, en permanence, vous êtes aux frontières de la mort. Vous êtes soumis à des hallucinations. Vous revoyez des chers disparus. Vous traversez des tunnels sombres ou lumineux, cela dépend des moments.

Bref, vous flirtez avec l’idée précisément : « je suis passé de l’autre côté et j’en suis revenu », c’est admettre qu’il y a un autre côté ?

M. Labro : Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’on flirte entre nous, ce n’est pas un flirt ! D’ailleurs, il n’y a pas d’idées. Vous n’avez aucune idée quand vous êtes dans cet état-là. Vous avez des pulsions, des émotions, des sensations.

Bien entendu, il y a un autre côté, c’est-à-dire que, déjà, quand on est dans cette situation-là, on est dans l’autre côté, on n’est pas dans la vie. On est dans une espèce de situation intermédiaire. On n’est évidemment pas dans la mort, mais on est dans une sorte de flou qui vous fait une sorte de rencontre chaotique avec votre propre passé. On a peur tout le temps. Mais on pense, Dieu merci, et cela aide, à ceux qui sont là-bas, qui sont vivants, et qui vous aiment, et que vous aimez, et qu’il faut rejoindre.

L’autre côté, c’est tout cela ; mais le vrai autre côté, d’abord je n’ai pas assez de temps, et ce n’est pas à la télévision qu’on peut en parler, c’est très long, mais l’autre côté, aucun d’entre nous ne le connaît, mais il y en a un autre !

Mme Sinclair : Cela vous convainc, Lionel Jospin ?

M. Jospin : Oui, on sent bien que, malgré la sérénité retrouvée, la joie de vivre, il y a l’expérience de quelque chose qui, un jour, viendra.

Mme Sinclair : Il parle de « je ne sais quelle puissance ». Vous rappelez que, dans la plupart des livres de littérature, notamment dans Balzac, en effet, on parle tout le temps de « je ne sais quelle puissance », ce qui veut bien dire l’interrogation…

M. Labro : … Certains écrivains, plutôt agnostiques comme Balzac, préfèrent ne pas utiliser le mot « Dieu », et puis le courrier que je reçois, justement, me dit : « Eh bien, écoutez, il fallait parler un peu plus de Dieu parce que ce que vous avez vécu, c’était sur l’expérience mystique. »

Ce que j’essaie de dire, c’est qu’effectivement, nous sommes tous, même si nous sommes un peuple rationnel, rationaliste, le jouet, la proie, la victime et parfois, au contraire, les bénéficiaires de puissances autres que les puissances de la raison. Il y a d’autres puissances. J’ai du mal à les définir, mais elles sont là.

Mme Sinclair : Vous dites : « quand on a frôlé la mort, on devient un autre homme ». Est-ce une clause de style ? Est-ce que c’est vrai qu’on change ? Est-ce une posture ?

Vous revoyez les moments les plus heureux de votre vie, quand vous recevez des décorations, des flashes, des micros, des caméras, des stars, et vous dites : « Je souris. Je serre des mains. J’embrasse, et l’on m’embrasse. Ah ! mon Dieu, comme je suis important ! Ah ! mon Dieu, comme ce n’est pas important ! ». C’est une clause de style ? Est-ce que vraiment après, on change ?

M. Labro : Non. Ce n’est pas une clause de style. Comment voulez-vous ne pas sortir changé d’une traversée, d’une épreuve pareille ? Cela vous remet les idées en place.

Je n’étais pas entré à l’hôpital gonflé de ma personne. Il y avait déjà quelque temps que j’avais compris un certain nombre de choses et que j’avais rééquilibré les vraies valeurs. Mais c’est vrai, quand vous sortez de là, qu’il y a toute une superficialité des vies qu’il m’est arrivé de mener et du milieu dans lequel je fréquente, et la gravité, l’importance des choses les plus simples, les plus fondamentales, vous revient à la surface, c’est-à-dire l’amour, c’est-à-dire la vie qui est courte, qui est miraculeuse et qui est mystérieuse.

Mme Sinclair : Alors, c’est cela, justement, la morale de l’histoire, selon vous ? Vous écrivez : « Il te faut mieux vivre la vie que tu retrouves… » et, au fond, c’est une autre façon de dire : « Carpe diem » « Profite du jour qui vient » …

M. Labro : Oui « carpe diem », « carpe, pas seulement diem, carpe vitam » « Cueille la vie. Vis la vie. Vis-la au mieux possible, et vis-la surtout par rapport aux autres. Pense un peu moins à toi. Pense plus aux autres ».

Mme Sinclair : Cela pourrait être une formule de l’homme politique ?

Il n’a pas le temps de s’occuper du « diem » ou de la « vitam » …

M. Jospin : En tout cas, ; pas « aeternam ». Non, je suis quand même passionnément de ce côté, du côté de la vie.

Mme Sinclair : Merci à tous les deux. Merci Philippe Labro. Merci à Lionel Jospin.

La semaine prochaine, je recevrai trois personnalités du monde syndical :
    Marc Blondel pour Force ouvrière ;
    Alain Deleu pour la CFTC ;
    Annie Coupet pour SUD-PTT.

Ce n’est pas une émission sur le syndicalisme. Ce sont trois figures qui ont marqué la vie syndicale, notamment dans les 6 derniers mois.

Dans un instant, le journal de 20 heures de Claire Chazal.

Merci à tous.

Bonsoir.