Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, dans "Le Nouvel Observateur" du 28 août 1997, sur l'aide aux PME innovantes, le respect d'un déficit budgétaire limité à 3 %, la réduction du temps de travail, les emplois-jeunes.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Ce plan d’aide à l’emploi des jeunes dont vous êtes l’inventeur n’est-il pas la caricature de l’étatisme français, et en l’occurrence de la gauche française ? N’aurait-il pas mieux valu injecter ces sommes dans l’économie, sous forme, par exemple, de réductions d’impôts ?

D. Strauss-Kahn : Lionel Jospin voulait faire quelque chose qui ait directement et rapidement un effet sur l’emploi des jeunes. Non pas, bien sûr, à n’importe quel coût, mais il fallait faire quelque chose car il s’agissait d’un impératif catégorique. Il n’était plus possible d’abandonner au désespoir une génération entière, la première, depuis l’après-guerre, à ne rien connaître d’autre que le chômage et dont le drame met en question tout le lien social, c’est-à-dire la cohésion nationale. Alors…

Le Nouvel Observateur : Cela, personne ne le conteste, mais ne pouviez-vous pas procéder autrement ?

D. Strauss-Kahn : Nous agissons là de la façon la plus simple car, lorsque le critère est l’emploi, la manière la plus efficace de dépenser l’argent public ; c’est de se servir d’un franc pour en faire du salaire. Dès qu’on s’en sert pour faire autre chose avec l’espoir que cela finira, à terme, par avoir un effet sur l’emploi, il y a de la perte en ligne. Vous allez m’objecter que 35 milliards, ce n’est pas rien – et ça ne l’est pas certes ?, mais on n’atteindra cette somme qu’en année pleine, quand il y aura effectivement 350 000 jeunes mis au travail. Pour 1997 et 1998, nous avons prévu de dépenser 10 milliards, qui serviront à créer 150 000 emplois pour les jeunes. Au-delà, ce qui est décisif et qu’il faut réussir maintenant, ce sont les 350 000 emplois pour les jeunes dans le secteur privé.

Le Nouvel Observateur : Reste que vous étiez engagé à financer ces nouvelles aides à l’emploi par la suppression d’aides anciennes et que…

D. Strauss-Kahn : Je vais y venir. Mais avant cela, un mot sur l’intérêt économique que ce plan pourrait avoir à long terme. Il y a longtemps qu’on souligne la nécessité de développer un tiers-secteur qui, à côté des secteurs publics et marchands, assure les services de proximité. La demande existe, et Martine Aubry a raison de dire qu’elle est même immense. Le problème c’est que, si une commune veut, par exemple, organiser un service de repas à domicile pour les personnes âgées, cela coûte au début très cher, car on ne peut évidemment pas trouver d’un coup les 500 affiliés nécessaires à la rentabilité de ce nouveau service. En allégeant le coût du travail pour les associations et les collectivités locales, les emplois-jeunes vont donc permettre, je l’espère, d’assurer un démarrage de ces nouvelles activités, qui pourront ensuite devenir rentables. C’est de l’investissement.

Le Nouvel Observateur : N’empêche : vous allez, finalement additionner aides anciennes et aides nouvelles, c’est-à-dire augmenter les dépenses, au moment même où vous cherchez à faire partout des économies…

D. Strauss-Kahn : La substitution de ce plan à d’autres formes d’aides se fera à mesure de sa montée en puissance. À l’évidence, on ne pouvait pas supprimer du jour au lendemain telle ou telle aide ancienne tant que les emplois-jeunes n’auront pas pris le relais. On ne pourra commencer à le faire, modestement, qu’en 1998, puis, de manière plus décisive, dans les années qui suivent.

Cela dit, la recherche d’économies à laquelle nous nous livrons est une chasse à l’efficacité. Le vrai problème aujourd’hui, en effet, ce n’est pas tant celui du montant de la dépense publique que celui de son efficacité.

Dans une situation économique difficile, avec des taux de pression fiscale très élevés, ce qui est totalement illégitime, c’est d’utiliser l’argent du contribuable à des dépenses qui ne sont pas prioritaires. Il peut-être parfaitement justifié, en revanche, d’augmenter la dépense publique, dans des domaines précis, quand la collectivité peut en tirer un bénéfice en termes de solidarité, d’équipements ou de soutien au développement économique futur. C’est pour cela que, dans la préparation du budget, nous n’avons pas repris le discours simpliste de la droite selon lequel moins il y a de dépenses publiques, mieux on se porte. Nous avons donc procédé à des redéploiements massifs au sein de chaque ministère et entre ministères. Notre objectif en procédant ainsi est d’éviter les coupes bestiales, mais de ne pas dépasser pour autant une augmentation de la dépense moyenne de 1,2 % ou 1,3 %.

Le Nouvel Observateur : Et à ce niveau d’augmentation des dépenses vous pourrez satisfaire aux critères de Maastricht ? Vous en tenir à 3 % de déficit des comptes publics ?

D. Strauss-Kahn : Il n’y aura pas globalement d’augmentation des prélèvements obligatoires d’État, par rapport au PIB, on ne jouera pas sur des recettes de privatisations, il n’y aura pas plus de 3 % de déficit des comptes publics en 1998.

Le Nouvel Observateur : Quand vous dites : « pas d’augmentation des prélèvements d’État… »

D. Strauss-Kahn : Cela signifie que, globalement, la pression fiscale d’État ne croît pas, mais certains impôts vont augmenter tandis d’autres baisseront car nous souhaitons améliorer progressivement notre fiscalité sur la base des trois principes énumérés par Lionel Jospin dans son discours de politique générale. Le premier, je le répète, est qu’il n’y a pas de hausse du niveau des prélèvements obligatoires. Nous les stabilisons en 1998 avec l’espoir de pouvoir les faire décroître ensuite. Le deuxième principe, c’est le rétablissement de l’équilibre, d’une part entre l’imposition du travail et celle du capital, de l’autre entre la fiscalité directe et la fiscalité indirecte. En France, la pression fiscale sur le capital est sensiblement plus faible que chez nos voisins, et en tout cas plus faible que sur les revenus du travail. Il est temps d’y remédier, de même qu’il faut sortir d’une situation dans laquelle la pression fiscale majeure est indirecte, apparemment indolore mais inéquitable, et la pression directe plutôt faible, même si celui qui la subit la ressent durement.

Le Nouvel Observateur : Avant d’en venir à votre troisième principe, une question : vous voudriez donc, à terme, augmenter cette pression fiscale directe ?

D. Strauss-Kahn : Non. Je dis que, lorsqu’il y aura une possibilité de procéder à une baisse des prélèvements obligatoires, cette baisse devra se faire sur l’imposition indirecte de manière à rééquilibrer les choses. Je ne dis pas qu’on peut le faire rapidement, mais c’est ce vers quoi il faut aller.

Le Nouvel Observateur : Vous voulez parallèlement augmenter l’imposition des revenus du capital et transférer une partie des cotisations sociales sur le CSG. Ça ne se fera pas sans problèmes…

D. Strauss-Kahn : Peut-être pas, en effet, mais ce transfert des cotisations sociales qui aujourd’hui pèsent uniquement sur les salaires contribuerait clairement à rééquilibrer les prélèvements obligatoires. Les décisions ne sont pas prises. Mais si cette législature permet de transférer l’ensemble des points de cotisations maladie vers un prélèvement de type de la CSG, ce serait une très bonne chose.

Le Nouvel Observateur : Quel est le troisième principe de cette « amélioration progressive » de la fiscalité ?

D. Strauss-Kahn : Notre système incite trop peu à l’innovation technologique et à la création de nouvelles entreprises dans les domaines d’avenir. Nous nous plaisons à dire que nous avons en France beaucoup de jeunes extrêmement qualifiés en matière d’informatique, de logiciels, etc. C’est vrai. Mais comme notre fiscalité ne favorise pas suffisamment ces innovateurs, lorsque l’un d’entre eux veut créer une entreprise, il va le faire dans les Silicon Valley, en Californie ou, maintenant, en Écosse. Ou bien nous continuons à les laisser partir, ou bien nous facilitons la création d’entreprises et définissons des modalités fiscales particulières adaptées aux PME innovantes à fort potentiel de croissance.

Le Nouvel Observateur : Concrètement ? Vous allez les faire bénéficier de franchises fiscales. D’aides d’État ?

D. Strauss-Kahn : Il y a déjà quelques années, j’ai développé l’idée, au milieu d’un scepticisme assez général, que puisqu’on avait peu de capital-risque en France, c’est-à-dire peu de capitalistes prêts à risquer de l’argent dans l’innovation, il fallait inventer une sorte de « venture capital » d’État, c’est-à-dire un fonds d’État qui servirait à faire du capital-risque…

Le Nouvel Observateur : Vous voudriez généraliser aux industries de pointe le système d’aide au cinéma ?

D. Strauss-Kahn : Non, mais c’est exactement ce qu’on m’a dit à l’époque : « idées de socialistes que tout cela… ». Or le fait est qu’aujourd’hui la Caisse des Dépôts et Consignation joue avec succès un rôle moteur en faveur du capital-risque. Et plus récemment au sommet d’Amsterdam, la France a fait adopter par ses partenaires européens l’idée que les fonds propres de la Banque européenne d’Investissement allaient servir à faire du capital-risque pour les industries de technologie de pointe. Les actionnaires sont les États européens. C’est exactement la mise en œuvre de cette idée qui se fait aujourd’hui au niveau européen.

Le Nouvel Observateur : La difficulté, pour ce qui est des incitations fiscales, est que les innovateurs veulent pouvoir s’enrichir. C’est toute la question de la tranche d’imposition à plus de 50 % et de la fiscalité des stock-options. Un gouvernement de gauche marche là sur des œufs…

D. Strauss-Kahn : L’objectif n’est pas que les gens puissent s’enrichir à tout prix. Il est d’éviter qu’ils ne préfèrent aller ailleurs.

Le Nouvel Observateur : Ne vaudrait-il pas mieux alors recourir franchement à des formes de défiscalisation, plutôt que de réinventer l’État actionnaire.

D. Strauss-Kahn : Je ne dis pas que la puissance publique, européenne ou française, devrait être actionnaire de ces nouvelles entreprises innovantes. Je dis qu’elle devrait les inciter à démarrer puisque le capital privé ne le fait pas. C’est une question d’intérêt national ou européen.

Quand aux dérogations fiscales, qu’est-ce d’autre qu’une aide de l’État ? Si l’aide à l’innovation, c’est de l’étatisme, alors les États-Unis en sont le paradis ! Si vous prenez en compte l’importance qu’on eue en matière de technologies nouvelles les dépenses militaires et spatiales financées par le budget fédéral, vous voyez qu’aux États-Unis l’aide publique aux industries nouvelles a été considérable et formidablement bénéfique à ce pays. Il ne faut pas être naïf au point de considérer que nos grands concurrents, américains ou japonais, ont des économies dans lesquelles la puissance publique ne soutient pas l’activité privée.

Le Nouvel Observateur : Alors, vive l’État ?

D. Strauss-Kahn : Il faut évidemment trouver aujourd’hui une nouvelle alliance entre l’État et le marché, mais ce serait de l’aveuglement complet que de considérer que l’avenir ne repose que sur cette forme de désorganisation sociale qu’on appelle aujourd’hui le libéralisme.

Historiquement, toutes les phases d’organisation sociale s’essoufflent, et des phases de désorganisation s’ensuivent. C’est ce qui s’est passé, il y a vingt ans, au milieu des années 70, quand une révolte fiscale est partie de Californie pour bientôt submerger l’ensemble du monde. Ces phases-là, contrairement à ce que disent les libéraux, ne valent cependant qu’autant qu’elles préparent l’invention des nouvelles formes d’organisation et d’action collectives.

Le Nouvel Observateur : Sur quoi fonder aujourd’hui cette « nouvelle alliance entre l’État et le marché » ?

D. Strauss-Kahn : Le problème du moment est de savoir comment la puissance publique peut apporter son soutien à une économie ouverte au monde et projetée aux quatre coins de la planète. On n’a pas encore toutes les réponses, loin de là, mais la construction européenne, les alliances industrielles européennes et l’euro sont des éléments fondamentaux de cette nouvelle forme de régulation que demande cette nouvelle ère. Or s’il y a bien quelque chose qui est public, c’est la monnaie.

Le Nouvel Observateur : Pour que l’euro devienne un instrument de régulation, il faudra que les pays membres de l’Union harmonisent leurs politiques fiscales. On n’y est pas…

D. Strauss-Kahn : On n’y est pas mais le commissaire européen à la fiscalité, Mario Monti, vient d’engager ce processus avec la bénédiction de la présidente luxembourgeoise. Il faudra sans doute de nombreuses années pour vraiment aboutir, mais je suis optimiste.

Le Nouvel Observateur : Est-ce que votre volonté de faire l’Europe, de créer de l’emploi, d’aider à l’innovation ne va pas vous amener inéluctablement à libéraliser l’économie française ? Quand vous légalisez des CDD de cinq ans pour l’emploi des jeunes, quand vous réfléchissez à une annualisation de la durée du travail, ne partez-vous pas déjà dans cette direction ?

D. Strauss-Kahn : Je ne crois pas. D’abord, il n’y a pas de projet concernant l’annualisation du temps de travail ; il me semble, ensuite, qu’un CDD de cinq ans offre plus de garantie qu’un contrat de deux ans. Et quant au fond de votre question, contrairement à ce qui se dit à droite, ce n’est pas de flexibilité que l’économie française manque aujourd’hui. En France, 80 % des embauches se font en ce moment sous forme de contrats à durée déterminée. Quand on interroge les chefs d’entreprise, ils vous disent que le licenciement collectif est en France souvent moins long qu’en Espagne et moins coûteux qu’en Allemagne. Il n’y a aucun besoin d’assouplir les règles. Une société ne progresse pas en plaçant ses travailleurs en situation d’insécurité sociale, mais en les aidant à s’adapter à un monde qui bouge. Il faut permettre aux salariés de mieux répondre aux emplois de demain. Cela passe notamment par la formation.

Le Nouvel Observateur : Une des premières mesures du gouvernement a consisté à placer les allocations familiales sous condition de ressources. Est-ce un premier pas vers une réforme plus générale de la protection sociale, qui conditionnerait les prestations au niveau des ressources ?

D. Strauss-Kahn : Non. Une partie de notre système de protection sociale relève de l’assurance collective. Le principe est simple : on contribue en fonction de ses revenus et la prestation est égale pour tous. C’est le cas de l’assurance-maladie, et il serait contraire à l’esprit de la Sécurité sociale de revenir là-dessus. D’autres dépenses, comme les aides à la famille, relèvent de la solidarité. Là, il n’est pas nécessaire de verser la même prestation à tous quel que soit le niveau de revenus. C’est le sens de cette réforme, qui a été comprise et approuvée par les Français.

Le Nouvel Observateur : Le gouvernent et les partenaires sociaux vont ouvrir dans les prochaines semaines le débat sur la réduction du temps de travail à 35 heures. Pensez-vous réellement que sa mise en œuvre permettra de créer beaucoup d’emplois ?

D. Strauss-Kahn : Au début des années 80, les Pays-Bas avaient 12 % de chômeurs, lorsque nous n’en avions que 8 %. Par des dispositifs sans doute distincts des nôtres, ils ont réduit la durée effective du travail et le chômage a reculé. Depuis plus d’un siècle, nos pays ont connu des gains de productivité, qui se sont traduits par une fantastique réduction de la durée du travail avec une forte progression des revenus réels. Or ce processus s’est arrêté. Nous sommes une des rares pays où le temps de travail ne baisse plus depuis une quinzaine d’années. Il faut que les partenaires sociaux se mettent d’accord pour réamorcer le mouvement, car, dans une économie à croissance lente avec des gains de productivité massifs, la réduction du temps de travail se fait mal.

Le Nouvel Observateur : 3 % de croissance, cela vous semble possible ?

D. Strauss-Kahn : Pas encore certain, mais possible, oui.

Le Nouvel Observateur : Pour réduire le chômage, les Néerlandais ont fortement développé le temps partiel. Y seriez-vous favorable en France ?

D. Strauss-Kahn : Si les salariés peuvent revenir à des temps pleins quand ils le souhaitent et s’il s’agit de temps choisi, c’est-à-dire que l’entreprise n’impose pas à ses salariés des horaires à temps partiel décalés, alors oui.

Le Nouvel Observateur : Selon vous, cette réduction du temps de travail devrait se faire rapidement ou, au contraire, très progressivement ?

D. Strauss-Kahn : Cela dépendra des entreprises et des salariés. L’État peut inciter les partenaires sociaux à la négociation. Il peut fixer, dans une loi-cadre, les grands principes et la date butoir de cette réduction. Il ne peut ni ne doit, en revanche, régenter l’ensemble des modalités de passage aux 35 heures. La loi d’application, elle, ne devrait intervenir qu’après aboutissement de la concertation.