Texte intégral
Valeurs actuelles :
Que vous inspire la politique du gouvernement Jospin en matière de lutte contre l’insécurité ?
Claude Goasgen :
Le décalage entre les discours et les pratiques de la gauche au pouvoir ne date certes pas de ces vingt derniers mois. C’est un lieu commun de le dire. Il n’empêche que je suis frappé, depuis l’arrivée à Matignon de Lionel Jospin, par l’abîme qui sépare les beaux discours républicains de Jean-Pierre Chevènement en matière de sécurité ou d’immigration et la manière dont le ministre de l’Intérieur agit réellement sur le terrain.
Je ne suis pas sûr que les électeurs de l’opposition en soient bien conscients. En tout cas si j’en crois ce que disent les sondages à propos de l’exceptionnelle cote de popularité de M. Chevènement dans l’électorat de droite : le gouvernement et les médias semblent avoir réussi à les convaincre que le ministre de l’Intérieur était un farouche défenseur de l’ordre et de la rigueur.
Or la réalité des problèmes de plus en plus graves auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés démontre, mieux qu’un long discours, à quel point l’échec de la gauche est patent sur toutes ces questions clés. M. Chevènement peut bien rouler les mécaniques devant micros et caméras, il reste un tigre de papier.
Valeurs actuelles :
Vous n’êtes pas un peu sévère…
Claude Goasgen :
Ce n’est pas la personne qui est en cause. Jean-Pierre Chevènement est sans doute de bonne foi : il a prouvé, par le passé, qu’il était capable de démissionner d’un poste ministériel, ce qui n’est pas si fréquent.
Il reste que ses postures républicaines servent aujourd’hui d’alibi à l’immobilisme de la gauche, et qu’il finira d’être rattrapé par les chiffres de l’insécurité, qui sont en augmentation, y compris à Paris.
Je prendrais trois exemples : quelles que soient les fortes déclarations qu’ait pu faire M. Chevènement sur la meilleure manière de lutter contre la délinquance, notamment juvénile, il est avéré que le budget du ministère de l’Intérieur pour l’année 1999 a baissé par rapport à l’année précédente. Ce n’est pas, me semble-t-il , le meilleur signe que l’on puisse donner d’une volonté de fermeté.
Ensuite, la réforme promise de la répartition des moyens entre la police et la gendarmerie. Celle-ci était destinée à coller au plus près aux exigences nouvelles de lutte contre la violence urbaine, qui devient un véritable sujet de préoccupation nationale. Dès que les premières résistances corporatistes se sont faites sentir, le gouvernement a cédé : cette réforme est repoussée sine die.
« Vu les résultats obtenus le gouvernement aurait pu se dispenser des grands numéros de rigueur qu’il nous a infligés ».
Valeurs actuelles :
Et votre troisième exemple…
Claude Goasgen :
C’est le fameux débat Guigou-Chevènement, qui a beaucoup mobilisé l’opinion avant le conseil de sécurité intérieure du 27 janvier. Avec le recul, on s’aperçoit que dans cette affaire Chevènement a perdu sur toute la ligne. Le premier ministre a finalement tranché en faveur d’Élisabeth Guigou – même si cela a été savamment habillé -, c’est-à-dire au profit de la gauche idéologique traditionnelle, celle qui répugne toujours à appliquer le principe de responsabilité individuelle en matière de crimes et délits.
Quant à évaluer les promesses de moyens nouveaux, nous sommes pour l’instant dans le flou artistique le plus complet. Quelle sera la part des redéploiements d’effectifs ? Quelle sera la part des aides de sécurité, qui ne sont que des emplois-jeunes sans compétences et qui pourront, au mieux, assurer une présence ? Il est aussi absurde de croire que l’on va transformer un emploi-jeune en policier que d’imaginer en faire un professeur d’un coup de baguette magique.
De ce point de vue, les politiques de Claude Allègre à l’Éducation nationale et de Jean-Pierre Chevènement Place Beauvau participent exactement de la même confusion des genres : on mélange politique approximative de l’emploi et exigences de service public.
Pourtant , nous ne manquons pas de rapports documentés, tels que le récent rapport Bauer sur les dysfonctionnements de la police. Comme d’habitude, ces travaux sont promis à rejoindre l’immense tiroir où viendront peut-être puiser un jour, à titre de documentation, les historiens de l’époque contemporaine…
Valeurs actuelles :
Le ministre de l’Intérieur a tout de même fait preuve de fermeté sur le dossiers des sans-papiers…
Claude Goasgen :
Quelle fermeté ? Le gouvernement a surtout été incapable de prendre une décision. Qu’on le veuille ou non, l’espèce de sélection lente des sans-papiers régularisables à laquelle se livrent, par paliers, les services de M. Chevènement finit par ressembler terriblement , au fil du temps, à la régularisation massive à laquelle il était censé être résolument opposé au nom de ses convictions républicaines.
Vu les résultats obtenus, le gouvernement aurait pu se dispenser des grands numéros de rigueur qu’il nous a infligés avant de laisser pourrir ainsi la situation. Au point d’aboutir à une véritable supercherie : aujourd’hui, dans la pratique, la seule différence juridique entre un sans-papiers régularisé et un sans-papiers enregistré mais recalé, c’est que l’un peut continuer de travailler au noir alors que l’autre est obligé de payer des charges !
J’observe en outre que depuis la fameuse « loi Chevènement » votée l’an dernier, qui facilite encore l’accès des immigrés sur le territoire de la République, nous restons cloués sur la question récurrente des sans-papiers. Plus personne ne parle de l’immigration, qui ne s’est pas arrêtée avec le vote de cette loi.
Valeurs actuelles :
Pensez-vous qu’il était matériellement possible d’expulser les non-régularisés ?
Claude Goasgen :
Je ne mésestime pas la difficulté. Mais j’observe que la France se distingue en tous cas de ses voisins. Le seul pays européen dont la politique consiste aussi à ne rien décider, en essayant d’user la résistance de ses clandestins, c’est le Grèce. Tous les autres ont mis en œuvre des politiques volontaristes dans ce domaine.
Au Danemark, pays accueillant s’il en est, le gouvernement est en train de prendre des mesures incitant les immigrés au retour dans leur pays d’origine. Idem en Grande-Bretagne. Et je ne cite que pour mémoire les récentes élections dans le Land de Hesse, en Allemagne, qui ont contraint Gerhard Schröeder à revoir son projet de réforme de la nationalité. En France, les socialistes n’ont rien trouvé de plus urgent que de supprimer le ministère le la Coopération, qui aurait pu jouer un grand rôle dans une politique incitative d’aide au retour.
Valeurs actuelles :
L’Italie a tout de même décidé de régulariser deux cent cinquante mille clandestins…
Claude Goasgen :
C’est exact ; et cela pose d’ailleurs de nombreux problèmes. Mais il faut néanmoins savoir que dans ce pays également gouverné par la gauche, et qui ne passe pas pour ultra-répressif, le ministre de L’Intérieur vient de rappeler que cinquante quatre mille clandestins avaient été expulsés au cours de l’année 1998. J’attends toujours les chiffres correspondants de l’action du ministère français de l’Intérieur. Nous restons dans l’ignorance la plus complète. Le seul amendement à la « Loi Chevènement » que j’avais réussi à faire voter l’an dernier obligeait pourtant le gouvernement à nous donner au moins chaque année quelques chiffres sur les flux migratoires. Nous venons seulement d’avoir, par l’Ofpra, une indication provisoire sur l’asile politique (en hausse de 4,3%), mais rien sur les regroupements familiaux, ni sur les naturalisations, ni sur l’évaluation qualitative et quantitative des flux migratoires globaux.
Nous en sommes revenus à la politique française de l’autruche. La tête dans le sable, nous comptons une fois de plus sur le temps qui passe et sur l’absence de décision pour que les problèmes se règlent d’eux-mêmes. Résultat : en jouant sur la dissimulation et le silence, le gouvernement suscite l’inquiétude, d’abord sourde, puis dramatisée, de la population. Le terreau de l’extrémisme se nourrit de cette dissimulation. La chute en sera d’autant plus dure et les socialistes auront beau jeu, ensuite, de dire que le racisme et la xénophobie prospèrent dans notre pays…