Interview de M. Georges Kiejman, ministre chargé de la communication, à TF1 le 15 janvier 1992, sur les difficultés de La Cinq, les programmes de télévision et la politique de l'audiovisuel.

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Média : TF1 - Emission Le Point sur la table - Télévision

Texte intégral

La télé : ça marche ou ça crève ?

Invités : Georges Kiejman, ministre délégué chargé de la Communication, accompagné de Clément Pieuchot, secrétaire général de MTT (association de téléspectateurs) ; Patrick Le Lay, président de TF1, accompagné de Simone Harari, président directeur général de Télé-Images

Mme Sinclair : Bonsoir.

En ce 15 janvier 1992, nous avons encore sept chaînes de télévision, mais dans quelques jours nous en aurons sans doute une de moins puisque La Cinq, vous le savez, est sur le point de disparaître.

La liquidation d'une chaîne de télévision, ont dit certains, n'est ni plus ni moins grave que celle de toute entreprise, il reste que c'est l'univers quotidien du téléspectateur qui est modifié, des personnages familiers qui s'évanouissent, et tout cela explique l'émotion générale.

Aussi, ce soir, est-il temps de comprendre : fallait-il autant de chaînes en France ? Le Pouvoir politique, à travers ses lois et ses règlements, permet-il ou interdit-il aux télévisions françaises de bien vivre ? Quel avenir ont, dans notre pays, télévisions publiques et télévisions privées ? Que doivent-elles produire et diffuser ?

Ces questions, parmi d'autres, sont sur la table avec plus d'acuité encore qu'hier, des voix s'élèvent, en France, pour réclamer un débat. Eh bien, ce soir, il a lieu au Point sur la Table et nous l'organisons.

C'est un débat inédit puisque, contrairement aux habitudes, nous ne ferons pas s'affronter deux hommes politiques sur l'audiovisuel mais responsable gouvernemental face à un patron de télévision et, vous allez voir, il s'agit de deux logiques, deux missions assez clairement divergentes.

À ma droite, Georges Kiejman, ministre de la Communication.

À ma gauche, Patrick Le Lay, PDG de TF1, première chaîne de télévision française.

À vos côtés, messieurs, un témoin choisi par vous auquel vous donnerez la parole, à l'appui de l'une de vos thèses, de l'une de vos démonstrations, quand vous le souhaiterez.

À côté de vous, Georges Kiejman, monsieur Clément Pieuchot, secrétaire général de Media Télévision Téléspectateurs, une Association créée en mars 90 à partir d'associations familiales et de la Ligue de l'enseignement. Et votre but, si j'ai bien compris, est d'informer les téléspectateurs sur les programmes, leur contenu et leur qualité.

Simone Harari, vous êtes le témoin choisi par Patrick Le Lay. Vous êtes productrice de télévision, PDG de Télé-Image, une Société que vous avez créée et qui produit sur toutes les chaînes des produits de genres très différents puisque, si je prends l'année 91, je cite quelques-unes de vos productions, cela va de Maguy, Marc et Sophie, la série sur les intellectuels avec Bernard-Henri Levy ou Largo Desolato d'après Vaclav Havel, si bien que vos productions sont assez diversifiées.

À la fin de l'émission, vous le savez dans la dernière partie. Les téléspectateurs choisis par la SOFRES interviennent et posent leurs questions aux deux participants en revenant sur ce qu'ils ont dit ou ce qu'ils n'ont pas dit sur le débat.

On va commencer tout de suite.

Patrick Le Lay, je vais vous demander d'ouvrir le feu parce qu'il est intéressant d'avoir le point de vue de l'opérateur avant d'avoir celui du ministre. Pour vous, cette télévision, – je ne parle pas de TF1, en l'occurrence – marche-t-elle ou ne marche-t-elle pas ?

M. Le Lay : Merci Anne Sinclair de m'avoir invité. Personne ne va me croire quand je vais dire cela, mais c'est pourtant vrai car nous nous étions fixés comme régie de ne pas utiliser l'antenne pour parler de nos problèmes…

Mme Sinclair : … Vous étiez même surpris quand je vous l'ai demandé.

M. Le Lay : Oui, mais finalement on a pensé qu'au bout de cinq ans, et au bout de cinq de difficultés et de luttes, il n'était pas mauvais, puisqu'il y avait un grand débat sur l'audiovisuel et que monsieur le ministre acceptait d'en parler, – ce n'est pas un débat politique, monsieur le ministre, je n'ai pas d'arguments, je n'ai pas d'anathèmes politiques à lancer, – donc si vous le voulez bien, je sais que vous en êtes d'accord, on parlera de problèmes concrets, peut-être des fois terre, parfois un peu techniques, – les téléspectateurs voudront bien nous en excuser…

Mme Sinclair : Pas trop de technique, et on commence globalement, est-ce que le système marche ou pas ?

M. Le Lay : Le système ne marche pas.

En tant que TF1, on ne peut pas trop se plaindre parce qu'il est vrai que, depuis 5 ans, on a plus de 45 % des téléspectateurs français qui nous regardent en permanence, donc on est heureux de voir que, quelque part, nos programmes plaisent, – 5 ans, c'est une longue période – mais c'est vrai que le système ne marche pas en France au niveau de l'audiovisuel.

Il y a des raisons : la première est qu'on a voulu tout faire à la fois il y a cinq ans. On a voulu créer cinq chaînes généralistes, on a voulu faire du câble, on a voulu faire du satellite, on a voulu faire de la haute définition, on a voulu faire des bouquets de programmes, or, il n'y avait ni les programmes suffisants ni nécessaires pour faire autant de chaînes et il n'y avait pas de marché publicitaire suffisant pour financer l'ensemble de ces télévisions.

Il y a une chose qu'il faut comprendre dès le début, la télévision coûte cher.

Au bout de cinq ans, tout de même, d'une grande série d'échecs à ce niveau, je crois qu'il faut savoir en tirer des leçons et essayer de remettre sur la table les problèmes qui se posent, de les analyser froidement et d'essayer de trouver des solutions. Les solutions s'orientent sur deux choses simples : 
Il faut supprimer toute une réglementation tatillonne, inadaptée, qui est complètement incohérente, – on pourra voir cela dans le corps du débat.

Il faut que l'État définisse quelles sont les missions de Service public qu'il veut donner aux chaînes de Service public. Il y en a deux qui sont des chaînes qui arrosent la France entière, qui appartiennent à l'État et dont, c'est vrai, il n'est pas nécessaire que l'objet soit purement de faire de la télévision commerciale. Or, aujourd'hui, à tout le moins Antenne 2 est une chaîne commerciale de Service public.

Deux grands problèmes : assouplir une réglementation qui est complètement en contradiction avec celle des autres pays européens et essayer de réfléchir aux missions de Service public et de réorganiser le paysage audiovisuel.

Mme Sinclair : Oui, réfléchir aux missions de Service public, aussi est-ce que Georges Kiejman pense de ce que doit être la télévision privée, puisqu'après tout il a un regard sur l'ensemble du paysage.

Georges Kiejman, même question, cela marche ou cela ne marche pas ? Je lisais l'édito de Franz-Olivier Giesbert dans Le Figaro, hier, disant : « Quelle est cette malédiction qui pèse sur la télévision devenue, à quelques exceptions près, un champ de ruines ». Est-ce un champ de ruines ou est-ce que la machine est grippée, comme le laissait entendre Patrick Le Lay ?

M. Kiejman : D'abord, une remarque liminaire, je pense comme Patrick Le Lay que cela ne doit pas être l'occasion d'un affrontement, mais l'occasion d'exposer des problèmes qui nous concernent tous…

Mme Sinclair : … On le fait au Point sur la Table, c'est précisément le lieu.

M. Kiejman : Et la réponse à ce que vous disiez tout à l'heure, est-ce qu'une télévision est tout simplement une entreprise comme les autres ? Doit-on être plus ou moins soucieux de son personnel qui risque de se trouver au chômage ? Non, ce n'est pas une entreprise comme les autres, parce que c'est une entreprise qui travaille, la plupart du temps, pour tous les Français ou une grande partie de ceux-ci, et c'est donc, pour membres du gouvernement, une grande préoccupation.

Maintenant, est-ce que la télévision, dans son ensemble, marche ou ne marche pas si mal ? Est-ce que c'est le champ de ruines, décrit par Franz-Olivier Giesbert ? Vous me permettrez d'abord une petite épigramme à l'égard de celui-ci.

Dans son éditorial que j'ai lu comme vous, parmi les nombreux griefs qu'il fait au gouvernement, il y a celui de ne pas ouvrir l'ensemble des secteurs de la publicité à la télévision. Il dit : « le gouvernement prive la télévision de recettes ». Cela m'amuse beaucoup parce qu'il y a l'un des dirigeants de son journal, Le Figaro pour ne pas le nommer, ce dirigeant est monsieur Jean Miot qui, au nom de tous les organes de la presse écrite, me presse chaque jour de ne pas lâcher sur ce point et, bien entendu, de réserver à la presse écrite quelques secteurs de publicité, faute de quoi cette presse à laquelle nous sommes tous attachés mourrait.

Mme Sinclair : Ceci est un débat qui concerne Le Figaro.

M. Kiejman : Je n'ai fait cette remarque que pour vous montrer qu'en matière de télévision tout le monde soutient tout et son contraire, de manière incohérente et notre débat devrait nous permettre de choisir un critère de cohérence. Il ne faut pas servir d'arguments venant dans tous les sens.

En tout cas, pour répondre à votre question liminaire : est-ce que la télévision va si mal ou si bien ? Je ferai une réponse normande et, bizarrement, je dirai : « elle ne va pas si mal que ça même, à un moment où c'est vrai nous déplorons tous, et sans larmes de crocodile, quoiqu'on ait pu écrire par ci, par là les difficultés de La Cinq ».

Je voudrais rappeler tout de même d'où vient cette télévision en 10 ans. En 1981, il y a un monopole de l'État sur trois chaînes de Service public et les téléspectateurs qui ont 20 ans aujourd'hui on ne le leur rappelle jamais. Trois chaînes qui avaient leurs qualités et, pour ces qualités, je les regrette souvent mais qui représentaient le point de vue de l'État.

Une information qui était sous le contrôle de l'État. Je me suis amusé, en apprenant que l'INA détenait des images de monsieur Alain Peyreffitte, mon lointain prédécesseur, alors ministre de l'information et venant annoncer lui-même à l'antenne la nouvelle conception du journal qui était le fruit de son imagination…

Mme Sinclair : … Ce n'est pas 81, mais 68…

M. Kiejman : … Non, ça, c'était avant, mais à partir de 81, en tout cas, vous l'admettrez, tout cela ne produira plus, pourquoi ? Non seulement parce que les gouvernements de Gauche n'exerceront, à l'évidence, plus aucun contrôle sur l'information, mais parce qu'ils vont procéder à une véritable révolution voulue par le Président de la République, on va, en 1985, voir apparaître la première chaîne concurrente privée et ce sera La Cinq.

Monsieur Le Lay disait tout à l'heure, ou vous-même, je ne sais plus, peut-être les deux : est-ce qu'à un moment donné il n'y a pas eu trop de chaînes ? Arrêtons-nous un moment en 1985…

Mme Sinclair : … C'est la question posée, vous le savez bien.

M. Kiejman : En 85, il y a trois chaînes publiques et une chaîne privée qui ne dispose pas de programmes, qui va devoir les créer, c'est pourquoi d'ailleurs on ne lui a pas fait payer l'autorisation d'émettre sur une antenne, mais par contre on lui a imposé des obligations, c'est son cahier des charges. Et puis il va y avoir une chaîne thématique qui est destinée à faire de la musique qui est TV6.

En 86, changement de décor puisqu'arrive un gouvernement de l'Opposition qui devient la Majorité, le gouvernement de monsieur Chirac. Je tiens à m'arrêter là une seconde parce que, là encore, je cite la presse écrite, j'ai lu sous la plume d'une éminente spécialiste écrivant dans un journal économique, Les Échos pour ne pas le nommer, « la grande faute du gouvernement, je la cite de mémoire, c'est d'avoir privatisé TF1 en 1987 », on ne nous dit pas quel gouvernement et comme chacun sait, les gouvernements sont intemporels, celui qu'on critique c'est toujours celui du moment.

Il se trouve qu'en 87, le gouvernement est celui de monsieur Jacques Chirac. Fallait-il privatiser une chaîne publique ? Probablement. Fallait-il privatiser TF1 ? Certainement pas, à mon avis, et beaucoup d'autres partagent cet avis.

Mme Sinclair : Probablement pas Patrick Le Lay…

M. Kiejman : Il doit être clair que, moi, je n'en veux pas du tout à monsieur Bouygues et à monsieur Le Lay d'avoir sauté sur l'opportunité, à leur place, j'aurais fait exactement la même chose, mais en termes de gouvernement, fallait-il tout d'un coup introduire dans le secteur de la télévision privée le plus beau fleuron de la télévision publique française ? C'était faire un cadeau dont monsieur Bouygues a convenu très clairement, lorsqu'il a été entendu par la CNCL, l'organe administratif qui, à l'époque, distribuait les chaînes et qui, en l'espèce, était chargé de privatiser TF1 car comme il le disait, « il y a un personnel, il y a des programmes, nous maintiendrons les choses en place ».

Il ne le fallait pas pour une raison que La Cinq vient de payer cette année, pourquoi ? Parce que la chaîne publique qui, dès ce moment-là avait à peu près 40 % de l'audience et qui vivait avec 40 % des recettes publicitaires augmentées de la redevance. Eh bien, du jour au lendemain, privée de la redevance, c'est vrai, il va lui falloir pour survivre conquérir 14 % de plus de recettes publicitaires et, en 87, on voit TF1 qui vient d'être privatisée passer d'une part de recettes publicitaires de 40 à 55 %. Et je vous dirai tout de suite que cela restera ainsi jusqu'au bout, on peut dire que le drame futur de La Cinq se noue là.

J'ajoute que le gouvernement de monsieur Chirac révoque l'autorisation de La Cinq et la remplace par une Cinq autrement composée où monsieur Seydoux, peut-être suspect de sympathie pour la Gauche, bien qu'homme fortuné, est remplacé par monsieur Hersant, peut-être suspect à tort de sympathie pour la Droite, et que TV6 va devenir une chaîne quasi généraliste.

Donc ce que je voudrais tout de même dire…

Mme Sinclair : … Ce que vous voulez dire au fond, c'est que l'erreur dans le paysage a été la privatisation de TF1.

M. Kiejman : C'est que les erreurs, elles existent, elles ont peut-être été partagées à certains moments par les Gouvernements de Gauche et de Droite, mais le moment, tout de même, où la grande erreur est faite, c'est souvent le gouvernement de cohabitation.

Et ce que je voudrais encore ajouter dans ce bref historique, c'est que cette réglementation qu'on va critiquer plus tard, eh bien, celle qui est appliquée aujourd'hui pour l'essentiel quant à ce qu'on appelle les quotas de diffusion, c'est une loi de monsieur Léotard, c'est un décret de monsieur Léotard.

Aujourd'hui, je suis d'accord pour dire qu'il va falloir réfléchir aux solutions, tendant à améliorer le paysage…

Mme Sinclair : … Ne dites pas tout d'un coup, ne dites pas tout de suite…

M. Kiejman : … Mais non, c'est une toute petite partie, vous m'avez promis qu'on allait s'étendre trois heures là-dessus et j'y suis presque…

Mme Sinclair : … Non, non, je vous ai promis 70 minutes d'émission.

M. Kiejman : Ce que je veux dire, en tout cas, c'est qu'il ne faudrait pas que ceux qui allumaient le feu appellent les autres « pyromanes ».

Mme Sinclair : La réglementation, c'est tout après.

Un point sur l'historique, je ne voudrais pas qu'on y reste des heures, mais Patrick Le Lay, vous avez la réponse. La privatisation de TF1, dit Georges Kiejman, a déstabilisé le paysage.

M. Le Lay : Cela a au moins le mérite d'être clair, et monsieur Kiejman n'est pas le seul à le dire, un certain nombre de personnes, vous l'avez dit, pensent que c'est la grande cause du désordre actuel. Moi, je trouve que c'est trop facile de dire des choses comme cela…

M. Kiejman : … Vous pouvez avoir un bon gâteau sans avoir honte qu'on vous l'ait donné.

M. Le Lay : … Je ne suis pas fâché, je ne suis pas énervé, mais je veux dire que vous étiez contre la privatisation de TF1, c'est clair, et c'est une position que tout le monde respecte et, à la limite, vous avez cité tout à l'heure monsieur Bouygues et le groupe Bouygues, ce n'était pas le débat. Il y avait un gouvernement qui privatisait une chaîne, des entrepreneurs ont concouru, vous l'avez d'ailleurs reconnu.

Je vous pose une petite question : est-ce qu'aujourd'hui, compte tenu de ce qu'est devenu TF1, êtes-vous toujours contre la privatisation de TF1 ?

M. Kiejman : Je suis contre la privatisation de TF1 pour plusieurs raisons…

M. Le Lay : … C'est une simple question oui ou non ?

M. Kiejman : Oui, je suis contre, je suis toujours contre, mais je l'accepte, c'est une donnée et je vous rassure tout de suite ; moi je suis pour que le paysage audiovisuel ait au moins une certaine stabilité. Je ne suis pas venu annoncer, ici, qu'on allait redonner un statut public à TF1.

Mme Sinclair : Nationaliser TF1.

M. Le Lay : Je voulais simplement savoir, vous étiez contre au départ et vous êtes toujours contre aujourd'hui. Les 1 500 collaborateurs de TF1 qui ont travaillé beaucoup depuis cinq ans apprécieront…

M. Kiejman : … Ce n'est pas le même problème et je ne vous permets pas de dire cela, parce que je ne dis pas que TF1 est une mauvaise télévision parce qu'elle est privée…

M. Le Lay : … Mais non, mais vous êtes contre… Moi, je vais vous dire une chose, monsieur le ministre…

M. Kiejman : … Puisque vous me demandez de vous le dire, laissez-moi au moins…

M. Le Lay : … On ne va pas rentrer dans le débat politique classique, mais je voudrais finir ma phrase.

Je suis très étonné, je suis très étonné parce que vous êtes dans la continuité d'une certaine politique que je connais bien parce que, depuis quatre ans, je fréquente beaucoup les hommes politiques, beaucoup les membres de l'Administration, vous êtes dans une politique que je ne comprends pas et dans une idéologie curieuse.

Vous avez la chance d'avoir en France, dans son marché, la télévision en clair, une entreprise leader et on dirait que vous avez eu honte et, moi, je le dis très clairement : « depuis quatre ans, vous avez eu cesse de faire des règlements, des lois et des décrets pour nous poser des problèmes et je dirais presque pour nous abattre ».

Alors, moi, je vais vous dire encore une fois : « lorsqu'on a une responsabilité sur un système audiovisuel qui ne fonctionne pas, c'est trop facile de trouver un bouc-émissaire dans la seule entreprise qui fonctionne », et je ne peux pas l'admettre parce que je considère, au contraire, que la privatisation de TF1 a été une grande chance pour la télévision et une grande chance pour la Société de TF1.

Allez à l'intérieur de l'entreprise, vous verrez comment elle s'est modernisée, vous verrez comment les collaborateurs ont progressé depuis cinq ans, vous verrez comment leurs salaires ont progressé, je vous dis que c'est une entreprise qui est devenue très moderne. On n'est peut-être pas modestes en vous le disant, mais on a beaucoup travaillé, on a tellement lutté qu'on est assez fier de ce que l'on a fait.

Juste le point de l'histoire : quand vous expliquez que monsieur Berlusconi a eu La Cinq au départ et qu'on lui a donné gratuitement parce qu'il n'avait pas de programmes, c'est entièrement faux, monsieur le ministre, vous le savez bien.

Qu'est-ce que le groupe Berlusconi ? C'est un groupe, acheteur de droits qui dispose d'un catalogue gigantesque de produits américains et qui les vend à l'Europe entière et que la seule logique du groupe Berlusconi, depuis cinq ans, en France, c'est de vendre son catalogue à tous les actionnaires successifs de La Cinq, vous le savez très bien. Donc, il disposait d'un programme considérable à mettre à l'antenne et qu'à l'époque il y a eu un cahier des charges, une réglementation qui a été faite sur mesure.

La grande différence entre les deux chaînes, La Cinq et la Six, ce qui fausse un petit peu le jeu depuis le départ, c'est que les actionnaires de la Une, les investisseurs mais également le grand public ont tout de même acheté la chaîne sur la base de six milliards et que les actionnaires de La Cinq, les actionnaires de la Six qui sont aussi de grands actionnaires et qui, eux, n'ont pas de petits porteurs ont eu des réseaux gratuits et, dès le départ, cela a un peu faussé le jeu.

Mme Sinclair : Je ne voudrais pas qu'on reste trop longtemps sur l'historique…

M. Kiejman : … Je voudrais simplement dire d'un mot, ce n'est pas l'historique mais je ne voudrais pas que le débat s'engage mal dès le départ…

Mme Sinclair : … Un mot, Georges Kiejman, avec peut-être une précision, vous dites : « il n'aurait pas fallu privatiser TF1, il fallait privatiser une chaîne, il aurait fallu en privatiser une autre », laquelle peut-être ?

M. Kiejman : Peut-être la 3.

M. Le Lay : Pourquoi la 3 ?

M. Kiejman : Mais ce que je veux dire, c'est que regretter la privatisation de TF1 ou peut-être la 2 mais certainement la Une, je vais m'en expliquer.

Regretter la privatisation de TF1, ce n'est pas critiquer TF1 aujourd'hui. Vous voulez une satisfaction, je vais vous la donner immédiatement…

M. Le Lay : Non, non, je ne vous demande pas de satisfaction…

M. Kiejman : … Mais si, vous la voulez, vous allez l'avoir…

M. Le Lay : … Mais non…

M. Kiejman : … Moi, je trouve que TF1 est une chaîne de qualité. Tout à l'heure, Anne Sinclair, quand vous nous disiez : « est-ce que cela va mal ou est-ce que cela va bien dans la télévision ? », je reconnais que le succès de TF1 est un élément positif du paysage audiovisuel actuel, mais le problème est que l'on ne peut pas traiter TF1 comme si c'était uniquement une entreprise ordinaire, je me réjouis que tous ses collaborateurs aient de meilleurs salaires et que l'entreprise fasse des bénéfices, mais je vous rappelle qu'une entreprise de télévision est d'abord orientée vers les téléspectateurs.

La deuxième chose pour laquelle j'ai un regret, c'est que j'aurais aimé que le succès de TF1 ne se fasse pas au détriment des autres diffuseurs, or, c'est un fait que cela a désorganisé le secteur public…

M. Le Lay : … Mais, enfin, monsieur le ministre, vous ne pouvez pas reprocher à une entreprise de faire son travail ?

M. Kiejman : C'est un fait qu'une chaîne comme La Cinq qui pouvait espérer monter en puissance lentement a vu, à partir de 1987, ses difficultés croître…

M. Le Lay : … Pourquoi ?

M. Kiejman : Donc, il fallait un secteur privé, il fallait un secteur public mais il fallait le faire de manière plus cohérente. Je ne dis rien d'autre, j'ajoute qu'en dehors de TF1 d'autres choses marchent bien dans le paysage audiovisuel, il y a la chaîne cryptée que nous connaissons, CANAL PLUS, il y a, quoiqu'on en dise, un effort du secteur public qui, actuellement, me fait beaucoup espérer de celui-ci, il y a une chaîne culturelle qui ne peut pas espérer un grand public qui est la Sept mais qui est en tout cas une chaîne de référence, de qualité et qui renoncera, je l'espère un jour, à quelques ésotérismes inutiles, donc tout à l'heure, je ne l'avais pas dit…

Mme Sinclair : … Un petit mot sur la Six.

M. Kiejman : … Mais les choses ne vont pas si mal.

Mme Sinclair : Un petit mot sur la Six parce que sinon elle n'est pas gâtée.

M. Kiejman : Un petit mot sur la Six qui a le mérite de s'adresser à un public particulièrement jeune et à laquelle je ne veux que du bien.

Mme Sinclair : Je voudrais clore le point sur l'historique parce c'était le point de départ, je voudrais qu'on arrive vite au sujet d'actualité, c'est La Cinq et je voudrais savoir si sur la mort de La Cinq, mort annoncée tous les jours, encore qu'il peut se passer des tas de choses puisque, paraît-il, le groupe Berlusconi, aujourd'hui, fait savoir qu'il serait prêt peut-être à être entrepreneur, dans des conditions qu'on ne connaît pas encore, mais je voudrais savoir si vous avez le même constat.

La réglementation, je voudrais qu'on en parle un tout petit peu plus tard. Avez-vous le même constat, c'est-à-dire celui que l'on voit un peu partout dans la presse, qu'il y avait en France une chaîne généraliste de trop ? Question qui rejoint le débat.

M. Le Lay : Monsieur le ministre a raison de dire que finalement, tout ne va pas si mal. Je crois, tout de même, que sans faire l'histoire il faut reprendre la situation d'aujourd'hui.

Dans un pays moderne comme la France, c'est un pays où il ne faut pas voir la télévision uniquement comme les vieilles télévisions qui doivent tout faire à la fois et qui sont des télévisions par ondes hertziennes. Il y a des moyens modernes de diffuser l'image qui sont les satellites, qui sont le câble.

Tout de même, en France, prenons le pays voisin, l'Allemagne, les deux pays ont démarré la politique du câble en même temps. En Allemagne, aujourd'hui, il y a 12 millions de foyers câblés, en France, il doit y en avoir 400 000 ou 500 000 et le câble, aujourd'hui, vous ne pouvez pas ouvrir un journal, sans que vous voyez que la politique du câble est un échec et c'est vrai que les groupes industriels ou la Caisse des dépôts qui ont investi dans le câble ou France-Télécom, ont dépensé énormément d'argent, des milliards et des milliards.

Le satellite, on a des satellites français. TDF1-TDF2 qui devaient être les vecteurs de la nouvelle technologie, la haute définition et le D2MAC. Ils ont eu des ennuis, un certain nombre de canaux n'ont pas marché et on a lancé des bouquets de programmes, cela a été des adjudications lancées par le CSA.

Il n'y a pas de bouquets de programmes, il n'y a aucune haute définition, le D2MAC, on ne sait même si cela va marcher, et les fameux postes 16/9e, je crois que PHILIPS et THOMSON ont lancé la commercialisation, ils ont dû en vendre à peu près une centaine en an parce qu'il n'y pas un seul programme.

Donc, on ne peut pas dire qu'aujourd'hui on ait les éléments de la réussit et on va être très vite dépassé par nos pays voisins qui, eux, ont eu une politique différente et c'est cette politique qu'il est intéressant d'examiner.

Mme Sinclair : En France, il y a une chaîne qui est, je reviens au sujet d'actualité…

M. Le Lay : … Il y a une chaîne de trop, ça, c'est sûr.

Mme Sinclair : … La Cinq est en train de disparaître, je voudrais savoir si vous avez la même…

M. Kiejman : … Je ne voudrais pas laisser dériver là car c'est typique de ce que peut faire une grande chaîne ou son représentant quand il a le quasi-monopole de l'information, et je fais allusion à un de vos reportages sur la télévision italienne que j'espère avoir l'occasion de commenter tout à l'heure parce qu'il me paraissait intellectuellement très discutable, pour ne pas dire « pire ».

M. Le Lay : Qu'appelez-vous, monsieur le ministre, « le monopole de l'information » ? Je ne connais qu'un seul monopole en matière d'audiovisuel, c'est CANAL PLUS.

M. Kiejman : Vous avez l'effet leader, comme vous dites, alors que ce TF1 dit est sacré. Laissez-moi le croire un moment…

M. Le Lay : … Ce n'est pas un monopole…

M. Kiejman : … Et puis je changerai d'avis en rentrant chez moi.

Vous avez dit, « il y a le câble et nos voisins savent que, précisément, c'est un mode de diffusion de la télévision », alors, je dirais que vous n'informez pas complètement le spectateur, parce qu'en Allemagne, pour prendre cet exemple, où il y a, effectivement, 8 millions de foyers qui sont câbles.

Mme Sinclair : … Trois fois plus que chez nous.

M. Kiejman : … La réglementation, parce qu'elle existe aussi en Allemagne quoique vous en pensiez, a imposé à toutes les chaînes privées d'être diffusées par le câble…

M. Le Lay : … Bien sûr…

M. Kiejman : … Et non de manière hertzienne. Alors, j'aurais envie de vous dire : « Ne comparez pas ce qui n'est pas comparable car si nous avions suivi ce système au moment de votre privatisation, le gouvernement Chirac aurait dû vous dire : “Vous avez fait l'autorisation d'exploiter TF1, seulement on vous prévient, désormais, vous ne diffuserez plus par la voie hertzienne, vous diffuserez par le câble” »…

M. Le Lay : … J'entends déjà vos cris…

Mme Sinclair : … Je ne voudrais pas qu'on fasse un débat sur le câble parce qu'il y a précisément très peu de Français câblés, donc je ne suis pas sûre que le débat les intéresse.

M. Kiejman : Cela ne les intéresse pas, mais c'est tellement amusant de voir, comment sous l'angle d'une technique que vous domineriez, vous commencez à diffuser des contre-vérités, que je vous préviens, même si cela doit ennuyer les téléspectateurs, je ne vous laisserai rien passer.

M. Le Lay : Mais, moi non plus, je ne veux pas vous laisser rien passer…

M. Kiejman : … Pour une fois que j'ai TF1 à ma disposition…

M. Le Lay : Et moi, pour une fois, que j'ai le ministre.

Monsieur le ministre, on ne va pas employer des mots comme « contre-vérité »…

Mme Sinclair : … Rapidement sur le câble et on passe à La Cinq.

M. Le Lay : Je voudrais juste venir là-dessus parce que, tout de même, monsieur le ministre, vous venez d'utiliser des effets de tribune. Moi, cela me laisse froid des effets de tribune. Comment pouvez-vous imaginer un seul instant de prendre un argument du type « un gouvernement aurait privatisé une chaîne, l'aurait vendue six milliards en lui disant : « en plus, je vous donne l'obligation de diffuser sur un réseau câblé », malheureusement, il n'existe pas, parce qu'il n'y avait pas de câble en 1987…

M. Kiejman : … Alors, dans ce cas-là, vous ne pouvez pas faire ce reproche… Renoncez à des reproches inutiles…

M. Le Lay : … Mais ce n'est pas un reproche…

M. Kiejman : … Et allons vers les reproches qui ont un sens, qui permettent une solution.

M. Le Lay : C'est factuel. Je vous dis qu'un pays moderne se doit d'avoir des réseaux câblés pour pouvoir diffuser aux familles des programmes, programmes thématiques, – on parlera de la modernité tout à l'heure –, mais on ne peut pas dire, aujourd'hui, qu'en matière de câble, la politique française soit une grande réussite ! Si vous trouvez que c'est une grande réussite, je vous laisse…

M. Kiejman : … Elle n'est pas une immense réussite, elle n'est pas non plus un échec définitif…

M. Le Lay : … Pas vraiment, quoi…

M. Kiejman : … Et contrairement à vous, j'espère qu'il y aura un million de câblés en mai 92.

Mme Sinclair : Je reviens à ma question qui ne vous intéresse pas du tout, ni l'un ni l'autre visiblement. La Cinq disparaît aujourd'hui, êtes-vous d'accord sur les causes de la mort ou pas ? Oui ou non, y avait-il une chaîne généraliste de trop ?

Georges Kiejman, je vous pose la question. Cela avait dit avant vous par Catherine Tasca, par Jack Lang, c'est dit aujourd'hui par beaucoup de monde.

M. Kiejman : D'abord, je vous suis reconnaissant de rappeler que j'ai eu des prédécesseurs, je ne suis pas là depuis quatre ans et, étrangement, la seule chaîne de télévision à laquelle j'ai été amené à dire quelques mots le jour de mon arrivée au ministère de la communication, c'est La Cinq et il y avait déjà une inquiétude au sein de cette chaîne puisqu'on m'a posé immédiatement la question : est-ce que, pour vous, il y a une chaîne de trop ? Et j'ai répondu ceci qui peut apparaître là encore comme normand bien que, comme chacun le sait, je suis un juif berrichon.

J'ai dit : « S'il fallait, aujourd'hui, attribuer les différentes fréquences, je ne sais pas si je trouverais qu'il faut que nous vivions avec sept chaînes dont six, en tout cas, diffusées par la voie hertzienne. Par contre, ces chaînes existent et il faut donc les aider à vivre ». Et j'ajoute que, dès cette époque, et monsieur Le Lay le sait bien puisqu'il m'en a fait un peu le reproche, je me suis préoccupé d'assouplir non pas la réglementation qui existait alors et qui n'était pas si contraignante que cela, on le précisera tout à l'heure, mais d'assouplir la réglementation dont le principe avait été arrêté mais pas encore les modalités d'application.

Donc, je voulais aider effectivement La Cinq et la Six, chaînes qui n'avaient pas les atouts de TF1 sans, pour autant, qu'on puisse me dire, comme cela m'a été reproché par certains : « vous faites une loi sur mesure pour La Cinq ». Mais pour aider quelqu'un, il faut que quelqu'un s'aide et ce que je crois, c'est que les dirigeants de La Cinq ont découvert non pas l'immensité de leurs pertes, – monsieur Le Lay toujours clairvoyant les avait aidés en leur donnant les vrais chiffres qu'ils ont feint de découvrir en décembre 91 –, mais ils ont découvert que, malgré les ambitions très sincères qui étaient les leurs, ils n'avaient plus les moyens de couvrir leurs pertes.

Lorsque les derniers dirigeants de La Cinq se sont faits attribuer le rôle d'opérateur en octobre 90, ils ont pris des engagements dans le cadre d'une réglementation qu'ils connaissaient et à la lumière de moyens financiers qu'ils étaient censés connaître. Ils savaient qu'ils allaient vers des périodes difficiles…

Mme Sinclair : … Ils disent aujourd'hui qu'on leur avait promis un assouplissement…

M. Kiejman : … Eh bien, écoutez, merci de me donner l'occasion de cette précision. Vous remarquerez que je ne suis pas trop répandu ni sur les chaînes ni dans les journaux depuis un mois, mais j'ai été personnellement indiqué que, et monsieur Sabouret et monsieur Laine, il y a deux jours, dans un grand entretien donné à Libération, puissent dire de manière vague : « les politiques n'ont pas tenu les promesses qu'ils avaient faites » car, moi, je puis vous dire, et je n'aurais jamais été amené à le préciser sans cela : « lorsque j'ai pris mes fonctions, quelques mois après, le 9 septembre très exactement, j'ai posé directement à monsieur Lagardère la question car je voulais en finir avec ses rumeurs, je lui ai dit : « Vous a-t-on fait une quelconque promesse ? », et je ne sais pas si on lui en a fait ou pas, on ne peut pas apporter une preuve négative, mais ce que je puis vous affirmer, c'est que monsieur Lagardère : « on ne m'a fait aucune promesse ».

Et ce que je peux vous dire aussi, c'est que le 9 septembre 1991, monsieur Lagardère espérait effectivement des assouplissements, éventuellement une deuxième coupure, ce que, d'ailleurs, je ne lui ai pas promis mais dont j'ai dit que c'étaient des questions qui méritaient d'être examinées, mais le 9 septembre 1991, monsieur Lagardère, avec des ambitions encore une fois légitimes, était convaincu qu'il tiendrait deux ans au moins comme il l'avait promis dans le cadre d'une chaîne généraliste.

Je crois que ma conviction, c'est que la chaîne existait, il fallait peut-être l'aider à vivre, mais il fallait surtout que ceux qui avaient pris la responsabilité de les faire vivre n'aient pas surestimé les moyens qu'ils avaient de le faire.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay rapidement parce qu'après on va venir sur : qu'est-ce qu'on met à la place de cela ? Rapidement, « faites-vous la même analyse ? C'est-à-dire que le système était viable, on pouvait les aider mais que c'est l'opérateur qui était…

M. Le Lay : … J'ai tout de même bien noté au passage…

M. Kiejman : … Il était difficilement viable.

M. Le Lay : … Les sentiments de charité, donc il a été bien réfléchi aux moyens d'aider La Cinq et la Six.

On a toujours vécu, au niveau de l'audiovisuel en France, sous un régime de non égalité des opérateurs et, nous, ce dont nous avons beaucoup souffert…

M. Kiejman : … C'est vrai, on essaie de réduire de temps en temps vos avantages, c'est le devoir du gouvernement.

M. Le Lay : … Monsieur le ministre, ne dites pas qu'on a des avantages, ce n'est pas vrai. Nous sommes sur un marché, on ne touche pas un franc de l'État, et vous voyez je n'ai pas eu l'outrecuidance de vous demander, qu'est-ce que vous aviez fait de la redevance que TF1 avait lorsqu'elle était chaîne publique ? Au moins vous avez gagné cette redevance lorsqu'il y a eu la privatisation…

M. Kiejman : … Eh non, parce que le gouvernement de monsieur Chirac l'a réduite aussitôt que la Une n'avait plus droit à la redevance…

M. Le Lay : Ça, c'était son problème, ce n'était pas le nôtre…

M. Kiejman : … Très bien, donc je n'ai rien à en faire…

M. Le Lay : … Vous n'étiez pas là d'ailleurs à l'époque, comme vous le souligniez tout à l'heure.

Ce que je crois, c'est qu'il faut prendre les éléments factuels. En quatre ans de télévision, ce marché de la télévision qui n'est pas un grand marché, ce n'est pas l'automobile, ce n'est pas l'agro-alimentaire a perdu 8 milliards de francs.

Il y a eu environ 4 milliards et demi de perdus dans La Cinq, un bon milliard et demi cumulés dans la Six et deux milliards dans le Service public qui ont été comblés par des dotations budgétaires, en plus de la redevance et en plus de la publicité.

Il faut souligner qu'une chaîne comme TF1 qui a tous les avantages dont vous parlez, encore une fois, nous sommes seuls sur le marché à essayer de gagner notre vie. Une chaîne comme Antenne 2 ou FR3 a trois recettes : la publicité, la redevance et des dotations pour combler la perte. Vous le savez bien, il y a eu plus d'un milliard de donnés l'année dernière.

Le jeu est faussé quelque part et, de toutes façons, 8 milliards, c'est beaucoup trop et cela ne pouvait pas durer éternellement. Cela ne pouvait tellement pas durer qu'en octobre 90, que s'est-il passé ? L'opérateur, monsieur Hersant qui était tout de même quelqu'un de la communication, qui a travaillé avec sa chaîne pendant deux ans et demi, est venu voir le CSA et lui a dit : « Je ne peux plus y arriver, j'ai perdu trop d'argent, mon Groupe va y passer, c'est fini ».

À ce moment-là, il y avait quelqu'un, le groupe Hachette qui avait une stratégie multimédia, on a vu que cela a échoué. Il appartenait au CSA d'en tirer les conclusions et, nous, nous sommes allés le voir. Nous sommes allés le voir avec nos administrateurs pour lui expliquer les problèmes dans lesquels vivait le système télévisuel en clair, puis on lui a écrit pour lui prédire ce qui allait se passer, c'est-à-dire qu'il allait y avoir un milliard 110 millions de pertes dans La Cinq et que les opérateurs, un an après, viendraient les revoir en leur disant : « On ne peut pas tenir nos engagements ».

Il appartenait au CSA de dire, à ce moment-là, « on ne peut plus y arriver effectivement. Monsieur Hersant, reconnaissons l'échec, on redistribue les cartes parce qu'autrement on va encore empêcher tout le monde de vivre, les chaînes de service public et les chaînes privées qui restent », et c'est cela ce qu'on demande.

C'est qu'on arrive tout de même un petit peu dans ce marché à pouvoir arriver à un équilibre global, puisque vous savez bien qu'aucun marché ne fonctionne s'il n'y a pas un équilibre global, que les entreprises puissent tout de même avoir un peu de cash-flow, c'est-à-dire de capacités d'investissements car, pour prendre des positions dans l'audiovisuel, il faut de l'argent.

La dernière chose qui est certaine, c'est que nous avons pris beaucoup de retard par rapport à nos partenaires étrangers, et je pense que c'est un point qu'on développera tout à l'heure.

M. Kiejman : Nous ne sommes pas si opposés qu'il y paraît…

Mme Sinclair : … Georges Kiejman, je vais vous redonner la parole dans un très court moment, on va s'interrompre pour un tout petit instant.

Je voudrais clore ensuite le débat sur les causes de la mort de La Cinq et qu'on évoque aussi son remplacement, que va-t-il se passer sur l'écran sur lequel les téléspectateurs avaient l'habitude de voir cette chaîne.

On va se retrouver tout de suite.

Publicité.

Mme Sinclair : Reprise du Point sur la Table. Face à face, Georges Kiejman, ministre de la Communication, Patrick Le Lay, PDG de TF1, un débat pied à pied.

Georges Kiejman, vous voulez répondre à Patrick Le Lay.

M. Kiejman : Oui, je viens d'expliquer que les dirigeants de La Cinq avaient promis qu'ils feraient un effort financier important et soutenu pour elle, mais cela ne contredit pas ce que vient de dire Patrick Le Lay, c'est que la recette publicitaire que doivent se partager les chaînes commerciales est évidemment une recette limitée. Quand vous multipliez le nombre de chaînes, vous ne multipliez pas la recette pour autant.

On pouvait penser que les dirigeants de La Cinq, le groupe Hachette, avaient une stratégie à très long terme et donc qu'ils acceptaient de perdre et de payer, mais c'est certain que pour quelqu'un qui aurait une vision purement commerciale de ce qu'est une chaîne de télévision, la recette publicitaire actuelle ne permet pas de supporter les charges de chaînes à ambitions généralistes et c'était le cas de La Cinq. Et je crois que, quoiqu'on pense de l'avenir, c'est ce qui devra guider nos réflexions.

Mme Sinclair : Quelques réflexions brèves d'actualité : souhaitez-vous ou non un débat au Parlement comme beaucoup le demandent, comme l'Opposition le demande ? Bernard Pons, aujourd'hui même, a écrit à tous les députés en demandant à ce que les députés proposent eux-mêmes une session extraordinaire consacrée aux problèmes de l'audiovisuel. Êtes-vous pour ou êtes-vous contre ?

M. Kiejman : Tout à l'heure, vous avez dit qu'avait lieu ici le débat qui aurait dû avoir lieu au Parlement, ce n'est pas le même genre de débat, il faut que ce soit clair, j'ai le plus grand respect pour le Parlement, mais ma brève expérience m'a prouvé qu'en séance publique, les raisonnements démagogiques n'étaient pas toujours absents et ceux qui avaient voulu une situation la condamnaient le lendemain.

Si on veut avancer sur le paysage audiovisuel, je l'ai dit en décembre dernier devant l'Assemblée nationale et devant le Sénat, il faut que nous fassions un inventaire complet de tous les problèmes et que nous prenions conscience que les Groupes parlementaires ne veulent pas tous la même chose.

Prenons un exemple : le groupe communiste veut que la réglementation soit rendue encore plus sévère dans un souci de protection des œuvres. Aujourd'hui, le RPR, l'UDF veulent que, effectivement, on assouplisse voire qu'on supprime cette réglementation que monsieur Léotard avait mise en place en 1986.

Les deux méritent d'être entendus et il faut trouver des solutions de conciliation parce que le gouvernement, finalement, doit aider à dessiner l'intérêt général, et c'est pourquoi j'ai proposé non pas un débat en séance publique, pour donner à chacun le plaisir de se faire plaisir, mais un groupe de travail où seraient représentés des membres de tous les groupes, soit au sein de la Commission des affaires culturelles, soit au sein de la Commission des finances, soit tu sein d'un organe commun. Je l'ai proposé à l'Assemblée nationale, je l'ai proposé au Sénat et il est vrai qu'à l'époque La Cinq n'avait pas déposé son bilan, – mais on ne peut pas réglementer uniquement en fonction d'un événement si douloureux soit-il, il faut si possible, tout de même, réglementer pour plusieurs années à venir…

Mme Sinclair : … Donc, travail en Commission…

M. Kiejman : … J'avais proposé pour avril, c'est-à-dire la session ordinaire de printemps, et si les parlementaires sont impatients, je leur dis tout de suite qu'on peut travailler de manière informelle dès demain, moi, je suis à leur disposition. Mais encore une fois, un débat qui n'aurait pour objet que de permettre à chacun de faire des déclarations « non ». Et je vais vous donner un exemple qui explique mon hostilité.

Lorsque La Cinq a commencé à avoir des difficultés, le 11 décembre, pendant les questions d'actualité du mercredi, monsieur d'Aubert m'a demandé ce que je comptais faire pour protéger le pluralisme ? Et j'ai répondu à monsieur d'Aubert qui est un député de l'Opposition : « Demain, avec le gouvernement, je soutiendrai un texte qui va assouplir la réglementation. Cet assouplissement de la réglementation ne peut qu'aider La Cinq, alors, je vous donne rendez-vous, monsieur d'Aubert, demain, 12 décembre, à 21 heures ». Inutile de vous dire qu'il n'était pas au rendez-vous et que les représentants de son groupe, bien entendu, luttaient contre l'adoption d'un projet d'assouplissement…

Mme Sinclair : … Monsieur d'Aubert n'est pas là pour vous répondre…

M. Kiejman : … Ce n'est pas monsieur d'Aubert qui est en cause, c'est pour vous donner un exemple du fait que, souvent, en séance publique, on essaie, comme dirait monsieur Le Lay, davantage l'effet de manche que le progrès concret.

Alors, moi, je suis pour un groupe de travail, je l'avais prévu en avril, si on veut l'anticiper de manière informelle entre la session, je suis prêt à y participer.

Mme Sinclair : Là aussi, question brève, réponse brève même si elle est compliquée, peut-être ébauche de réponse : à la place de La Cinq, que voyez-vous ? Un autre groupe repreneur, peut-être le groupe Berlusconi qui fait aujourd'hui des propositions, un écran noir, la Sept sur la Cinq, une proposition qui est avancée ces jours-ci, notamment par Étienne Mougeotte, sur une chaîne d'information continue, une CNN a la française ? Dans ces propositions-là, qu'est-ce qui vous va ?

M. Kiejman : Une remarque liminaire : on ne peut pas anticiper sur une réflexion que tout le monde appelle de ses vœux, puisqu'on a été trop vite dans le passé, il ne faudrait pas recommencer ce genre d'erreur, il faut se donner tout de même un petit peu de temps…

Mme Sinclair : … Mais que fait-on dans l'intervalle ?

M. Kiejman : Deuxième réflexion si, effectivement, il se confirme que la cause principale, c'est le manque de recettes publicitaires suffisantes, alors, il faut dégager une solution, quelle qu'elle soit, qui ne coûte pas trop de recettes publicitaires, autrement dit, il faut définir un type de chaîne dont les charges ne l'obligent pas à ponctionner trop fortement les recettes publicitaires.

Mme Sinclair : La Sept, par exemple ?

M. Kiejman : Il y a trois type de solutions :

L'écran noir, personne ne le souhaite bien que, là, à l'évidence, il y aurait une chaîne en moins, mais il resterait tout de même plusieurs chaînes généralistes, il faut tout de même pas faire comme si tout d'un coup les Français allaient être privés de l'essentiel si l'écran de La Cinq restait noir demain, ce que, encore une fois, je ne souhaite pas.

Deuxième type de solution : des chaînes cryptées qui seraient payées par les adhérents. Il y a déjà une chaîne cryptée, elle est en bonne santé, il faut y regarder là aussi à deux fois avant d'organiser une chaîne cryptée qui, à mon avis, ne pourrait être, elle, que thématique et différente de celle qui existe.

Troisième possibilité : une chaîne culturelle qui ne pourrait pas aspirer à 10 % d'audience, – il ne faut pas se faire d'illusion – mais dont on pourrait dire : « voilà, c'est une chaîne de référence, c'est une chaîne de modèle culturel et on peut, en tout cas, la regarder avec intérêt ». Et puis on peut penser aussi, c'est la solution de monsieur Mougeotte mais pas seulement de monsieur Mougeotte, à une chaîne d'information qui emprunterait au travail d'autres chaînes françaises ou européennes…

Mme Sinclair : … Qu'est-ce qui séduit le plus le ministre de la Communication, même s'il invite à la réflexion ?

M. Kiejman : Le ministre de la Communication n'a pas le droit d'être séduit, il doit trouver une solution conforme à l'intérêt général, il faut analyser économiquement, il faut écouter les uns et les autres, je le ferai, et il faut éviter les erreurs d'improvisation de 86 et de 87.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, je vais vous passer la parole, je ne sais pas si vous avez des souhaits à faire sur : « que faut-il à la place sur La Cinq », mais si vous le faites, vous le faites très rapidement car je voudrais qu'on passe à la réglementation ?

M. Le Lay : Je vais faire avec cela la transition sur la réglementation, je dirais que nous n'avons pas souhait à formuler parce que, d'abord, si on formule un souhait, on va tout de suite dire : « Ah, bien entendu, c'est cela qui les arrange le mieux », donc, ce n'est pas notre rôle…

Mme Sinclair : … Pour tout dire, la Une n'a pas un souhait d'une Cinq extraordinairement puissante.

M. Le Lay : Ce n'est pas cela ! On a dit, depuis le départ…

M. Kiejman : … Monsieur Le Lay, il n'y a pas de honte à être le bénéficiaire de la disparition éventuelle de La Cinq, mais ce que je voulais ajouter, c'est qu'elle n'est pas encore morte…

M. Le Lay : … D'abord, elle n'est pas morte…

M. Kiejman : … Et qu'un des devoirs du gouvernement, c'est aussi de suivre l'évolution avec attention…

M. Le Lay : Bien sûr.

M. Kiejman : J'ai dit que cela me paraîtrait un miracle que La Cinq puisse survivre dans le cadre des engagements qui étaient pris par ses dirigeants, mais il faut tout de même espérer ce miracle et attendre.

M. Le Lay : Monsieur le ministre, je crois que la preuve est faite, par le marché, c'est pourquoi je citais tout à l'heure les 8 milliards de pertes, que le système ne peut pas vivre avec cinq chaînes généralistes. Il y en a une qui est morte, c'est dur à dire, qui est peut-être en train de mourir, il ne faudrait pas que tous les autres suivent le même chemin si on perdurait dans les mêmes erreurs. Donc, je crois que les solutions de chaînes thématiques telles que vous venez de les évoquer sont des bien meilleures solutions, parce que, il ne faut pas voire uniquement que le problème de manque de recettes publicitaires, il faut voir également le problème du manque de programmes.

La télévision, c'est de la création, c'est-à-dire cela se fait avec des idées, les idées, cela ne se fait pas dans l'absolu, il faut qu'il y ait assez de programmes, il faut qu'il y ait assez de films, de téléfilms, d'émissions de variétés, d'événements sportifs. Et vous savez très bien que lorsqu'il y a un déséquilibre entre l'offre et la demande, il y a augmentation des prix.

Là aussi, on entend souvent dire que tout cela est de la faute de TF1, les émissions chères, je voudrais vous rappeler que si les matches de football sont passés de 4 ou 500 000 francs à 5 ou 6 millions de francs, c'est parce que c'est monsieur Berlusconi qui est allé les acheter au moment où il a repris avec monsieur Hersant, la deuxième fois, les matches de football à ces prix-là.

Il faudrait se souvenir, même sans revenir loin dans l'histoire, que lorsqu'on a redémarré le programme de TF1 privatisé, toutes les vedettes de variétés étaient parties parce que monsieur Berlusconi avait fait son marché et il avait fait son marché à des prix gigantesques, il a cassé l'explosion des prix à ce moment-là.

Aujourd'hui, il faut en tirer ces conclusions simplement, on ne peut pas repartir sur des nouvelles hypothèses de chaînes généralistes.

Mme Sinclair : Une des conclusions que vous tirez, c'est précisément que les chaînes privées, aujourd'hui, souffrent d'une réglementation trop forte…

M. Le Lay : … Je vais vous dire la conclusion, Anne Sinclair, que j'en tire.

Moi, je me suis simplement permis de prendre le programme des chaînes de la semaine prochaine et du 20 h 30, – ce qui compte tout de même, ce sont les émissions lourdes de 20 h 30, parce qu'on a toujours tendance dans la réglementation, cela va nous faire la transition, à comparer des émissions qui font 0,5 % d'audience, parce que c'est l'heure où il n'y a pas grand monde devant la télévision, avec celles qui font les audiences lourdes, à partir de 20 h 30.

Je vais regarder les programmes au bout de cinq ans d'existence de La Cinq et de la Six. Sur la Six, je vais prendre de samedi au vendredi, « L'Enlèvement de Caris Wenson, téléfilm américain », le lendemain, « Au Nom de l'Amour », téléfilm américain, troisième jour, « Darty Dancing », film américain, quatrième jour : « Lassie et la nouvelle vie », téléfilm américain, « Le Cauchemar de Richard Beck », téléfilm américain, « Le Piège », film américain, « Saïgon, le dernier départ », téléfilm américain, sept produit américains sur sept.

Je prends La Cinq : « Kojak », téléfilm américain, « Les absents ont toujours tort », cela a été supprimé, remplacé par un téléfilm américain, « L'espion aux pattes de velours », téléfilm américain, « Les enfants du… », téléfilm américain, miracle, on arrive à un film français, le titre est amusant, « La situation est grave mais pas désespérée », ensuite, un téléfilm américain et « Une question de culpabilité », téléfilm américain.

Voilà ce que, au bout de cinq ans…

Mme Sinclair : … Et sur le service public, il y a des téléfilms américains ?

M. Le Lay : Sur le service public, il y a deux films américains sur la 3 ou téléfilms et un sur la 2, je n'ai pas dit qu'ils faisaient mal leur travail…

Mme Sinclair : Et sur la Une ?

M. Le Lay : Je vais vous donner le programme de la Une « Sébastien, c'est fou », le samedi, émission de divertissements français, dimanche, « Le cerveau », film français de Gérard Oury, lundi, « Stars 90 », émission française de Michel Drucker, mardi : films de cinéma, deux films français, mercredi « Sacrée soirée », variétés françaises, jeudi : « Van Lock, le flic de Marseille », téléfilm français, vendredi, « Tous à la Une », variétés françaises. Sept jours, sept programmes français…

Mme Sinclair : … Qu'est-ce que cela veut dire ?

M. Le Lay : Cela explique aussi peut-être quelque part, monsieur le ministre, le succès du programme de TF1.

M. Kiejman : Je vais abonder dans le sens de monsieur Le Lay en allant beaucoup plus loin que lui, parce qu'on entend beaucoup parler de marché mais la télévision sans être, comme certains le pensent, une école parce que c'est tout de suite péjoratif quand ont dit : « la télévision est une école », on imagine une salle de classe avec des pions, cela doit avoir des ambitions et des ambitions autres que simplement le profit, même pour les chaînes commerciales, monsieur Le Lay. Et je vais me référer à ce que vous attendiez de TF1 quand vous demandiez qu'on vous la confie, c'est-à-dire qu'en 87, vous avez été faire votre cour, n'y voyez là aucune attaque, à la CNCL, l'organisme qui attribuait cela.

Tout d'abord, contrairement à ce que vous dites aujourd'hui, vous disiez qu'il fallait investir et que du talent on en trouvait facilement. Vous disiez : « le retard de la France, dans la création de l'audiovisuel… »

M. Le Lay : Vous êtes mal parti sur l'investissement, je vous le dis tout de suite…

M. Kiejman : … N'est pas un retard de talent, c'est un retard d'investissements ». Et vous disiez : « Faire absorber au public français des séries américaines, ce n'est pas une fatalité » vous le dites encore aujourd'hui…

M. Le Lay : … Eh bien, oui, la preuve, c'est qu'on n'en a pas une…

M. Kiejman : … Seulement vous disiez par quoi vous vouliez remplacer ces séries américaines et vous ne disiez pas : « il y aura sur TF1, quatre soirées de variétés qui sont tout à fait honorables…

M. Le Lay : … Pourquoi vous n'aimez pas cela ?

M. Kiejman : … Mais cela me paraît un peu trop car voilà ce que vous disiez : « Qu'est-ce qui intéresse le téléspectateur ? C'est naturellement qu'on lui propose plus d'images, plus de feuilletons, de magazines, plus de sports, plus de directs, plus d'information ». Alors, vous avez renoncé au moins à une de vos ambitions…

M. Le Lay : … Laquelle, monsieur le ministre ?

M. Kiejman : Eh bien, c'est celle de faire de la fiction…

M. Le Lay : … Ce n'est pas vrai, monsieur le ministre…

M. Kiejman : … De favoriser la création française…

M. Le Lay : … Ah ça, je ne peux pas vous autoriser à dire cela. Je vous le dis…

M. Kiejman : … Même si vous ne m'y autorisez pas, je le dirai tout de même…

M. Le Lay : … Mais non…

M. Kiejman : … Attendez, on laisse terminer Georges Kiejman…

M. Le Lay : … Mais non, je ne veux pas vous laisser terminer…

Mme Sinclair : Si, si, moi, je le laisse terminer, monsieur Le Lay…

M. Kiejman : … Monsieur Le Lay, ne soyez pas intolérant !

M. Le Lay : Monsieur le ministre, ce n'est pas en racontant un mensonge qu'on en fait une vérité.

M. Kiejman : Si vous avez sept jours par semaine et si vous avez quatre soirées de variétés, ce n'est pas moi qui vais vous rappeler les vedettes qui animent ces quatre soirées…

M. Le Lay : … Il y a trois soirées…

M. Kiejman : … Il reste trois soirs… Il en faut tout de même un pour une soirée d'information, il en faut un pour un film et il en faut un pour un téléfilm, alors que si vous regardez le secteur public, vous avez plusieurs téléfilms par semaine et vous savez très bien que vous êtes très loin de ce que vous imaginiez autrefois…

M. Le Lay : … Pas du tout !

M. Kiejman : C'est-à-dire que TF1 est une chaîne de qualité, grâce à son argent, elle arrive parfois non seulement à acheter des événements sportifs très chers mais même à les conserver sans les diffuser, – ceci est un petit reproche en passant mais nous y pourvoirons – mais par contre vous avez renoncé à la fiction…

M. Le Lay : … Ce n'est pas vrai monsieur le ministre…

M. Kiejman : … Attendez, monsieur Le Lay, vous m'avez dit un jour : « Vous, votre erreur, à vous, membres du gouvernement qui êtes des naïfs, – quel que soit le gouvernement, vous n'attaquiez pas spécialement un gouvernement de Gauche – si vous croyez que la télévision, c'est de la culture, eh bien, cela n'en est pas, c'est du divertissement, plus de l'information »…

M. Le Lay : … Ce n'est pas vrai, je ne vous ai pas dit cela…

M. Kiejman : … Or, ce n'est pas ce que vous disiez quand vous oubliez vous faire attribuer cette chaîne, c'est-à-dire que vous disiez : « la culture française doit résister », et, ça, ce sera un très bon enchaînement, puisqu'on va parler à un moment quelconque de la réglementation, le gouvernement est là pour que la culture française résiste. Sébastien, c'est très bien…

Mme Sinclair : … Je vous signale que cela fait 45 minute que nous débattons…

M. Le Lay : … Puis-je répondre là-dessus ? Car c 'est le cœur du débat…

Mme Sinclair : … Vous répondez là-dessus, qu'est-ce que la télévision ?

M. Le Lay : … Je réfute d'abord vos arguments, je trouve que ce sont des arguments de tribune trop faciles…

M. Kiejman : … Ce ne sont pas des arguments de tribune, je vous dis… Cela vous gêne peut-être, mais c'est vous que je lis. Je comprends qu'on ne tient pas le même discours quand on est bien assis dans le fauteuil du président-directeur général…

M. Le Lay : … Oh, d'abord, on n'est pas bien assis dans le fauteuil d'une chaîne…

M. Kiejman : … Que quand on était le candidat qui voulait séduire et se faire attribuer une chaîne au nom de la culture.

M. Le Lay : … Mais pourquoi vous fâchez-vous au nom de la culture, là ?

M. Kiejman : … Je le comprends.

Je vais vous épargner, je vais épargner Anne Sinclair, je pourrais citer dix phrases de vous qui montreraient qu'à l'époque vous étiez le plus cultureux de ceux que vous dénoncez aujourd'hui.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, vous êtes aussi cultureux aujourd'hui ?

M. Kiejman : Vous parliez d'orchestre, vous parliez de grands événements musicaux…

Mme Sinclair : … On va laisser Patrick Le Lay répondre.

M. Le Lay : Puisque vous parlez d'orchestre, le CSA est là pour en vérifier si on tient le nombre d'heures d'orchestre par an.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, puis-je vous demander dans voire réponse de faire la transition, sinon on ne parlera pas de la réglementation ce soir… Dans votre réponse, vous répondez à Georges Kiejman et vous enchaînez sur les thèmes pour savoir si oui ou non aujourd'hui, la réglementation est incitatrice ou castratrice ? C'est, à mon avis, un thème important.

M. Le Lay : Oui mais là, on a une attaque brutale, directe…

Mme Sinclair : … Eh bien, oui, mais répondez.

M. Le Lay : … Et fausse du ministre, je ne peux laisser dire cela. D'abord, monsieur le ministre, je vous dirai…

M. Kiejman : … Moi, je vous laisse dire cela, vous voyez, cela m'est égal…

M. Le Lay : … Non, mais d'accord, mais, moi, je ne peux pas vous laisser dire…

M. Kiejman : … Il suffit de consulter vos programmes, cela tranche…

M. Le Lay : … Parce que vous attaquez une entreprise, c'est grave…

M. Kiejman : … Mais ne me faites pas toujours le coup de l'entreprise attaquée, monsieur Le Lay…

M. Le Lay : … Est-ce que je peux tout de même arriver à finir ma phrase, monsieur le ministre ?

M. Kiejman : … Répondez sur vos promesses de culture.

M. Le Lay : … Et je vous dirais d'abord que vous pourriez balayer devant votre porte parce que vous êtes tout de même le ministre des chaînes publiques et je ne vois pas plus de téléfilms français sur les chaînes publiques…

M. Kiejman : … Ah si !

M. Le Lay : Non, monsieur. J'ai pris le programme, il y en a un sur chacune.

Combien TF1, à votre avis, en quatre ans, a investi dans la création française pure. Monsieur le ministre ? Dites-moi un chiffre, vous êtes au courant.

M. Kiejman : Écoutez, vous avez à peu près investi 600 millions cette année.

M. Le Lay : On a investi 4 milliards de francs…

M. Kiejman : Sur 4 ans…

M. Le Lay : … En 4 ans, cela fait 1 milliard en moyenne…

M. Kiejman : … Mais attention, pas sur la création…

M. Le Lay : … Si, purement…

M. Kiejman : … Mais non, vous mettez là-dedans les émissions de variétés…

M. Le Lay : … Mais pas du tout !

M. Kiejman : L'achat de vos produits sportifs…

M. Le Lay : … Mais si vous répondez à ma place…

M. Kiejman : … Alors, dans ce cas-là, les quotas sont faciles à respecter pour vous, vous allez bien au-delà.

M. Le Lay : Non, je vais vous dire pourquoi cela n'est pas facile à respecter. D'abord, les chiffres que je vous donne, vous les contestez. Moi, je vous donne des chiffres qui sont vérifiés par le CSA, 4 milliards de francs, c'est une somme gigantesque investie par TF1 dans la création française. On a investi plus qu'Antenne 2, on a investi que FR3, et vous le savez très bien, pourquoi ? Parce que, de toutes façons, la création française, vous qui parlez de la culture, vous la mesurez en comptable, vous la mesurez en pourcentage du chiffre d'affaires de la publicité, vous le savez très bien puisqu'elle a été fixée à 15 % du chiffre d'affaires…

M. Kiejman : … Que voulez-vous dire ? Que Riviera vous a coûté très cher, que c'est un chef d'œuvre et que vous ne le regrettez pas ?

M. Le Lay : Eh bien, moi, Je vous attends sur Riviera, monsieur le ministre. Vous avez fait une attaque et vous croyez que c'est une attaque parce que c'est vrai que ce n'est pas une grande réussite de la chaîne, mais je vais vous dire ce qu'est Riviera. C'est laisser, par une chaîne de télévision française, de réaliser un des programmes les plus difficiles qui soient, en matière de fiction, des séries de 26 minutes qui sont l'exclusivité totale des États-Unis. Eh bien, nous, nous avons le mérite d'essayer d'en faire une qui soit français. Alors, au lieu de nous critiquer, avec un petit sourire de coin en disant : « vous avez encore loupé votre coup, vous devriez au contraire nous encourager ».

Je ne peux pas vous laisser dire qu'on n'a pas investi en fiction parce qu'on a rigoureusement, au franc près, tenu nos engagements, parce que vous pensez bien que si on ne les avait pas tenus, le CSA était là pour nous taper sur les doigts. Alors, les discours cultureux…

M. Kiejman : … Je suis d'accord avec vous, vous avez tenu vos engagements et vos engagements étaient fixés par la réglementation…

M. Le Lay : … Eh bien, oui, alors ne dites pas qu'on n'a pas tenu les engagements. On a fait en fiction très exactement notre devoir.

Et quand vous êtes en train de mélanger en disant : « vous pouvez venir vos quotas », vous savez très bien parce que, là, tout de même, dans votre cabinet, je vous l'ai expliqué plusieurs fois…

M. Kiejman : … Merci, merci… Sans vous, qu'est-ce que je serais devenu !

M. Le Lay : Mais oui, je vous l'ai expliqué parce qu'il y a une très grande différence entre le quota de diffusion et le quota de production, et quand on parle de diffusion, on parle de milliers d'heures, et quand on parle de production, on parle de quelques dizaines d'heures…

Mme Sinclair : … On va peut-être expliquer aux téléspectateurs qu'il y a des réglementations en France qui fixent aux différentes chaînes un quota, c'est-à-dire un nombre minimum d'heures de production et un nombre minimum d'heures de diffusion.

M. Le Lay : Je souhaiterais qu'au niveau de la fiction, justement, Simone Harari puisse s'exprimer.

Mme Sinclair : Vous me laissez terminer.

M. Le Lay : Bien entendu.

Mme Sinclair : Et qu'en ce qui concerne les quotas de production, en gros, tout le monde est d'accord ; en ce qui concerne les quotas de diffusion, tout le monde ne l'est pas et notamment les chaînes privées qui trouvent qu'on demande aux chaînes privées de trop diffuser d'œuvres françaises, c'est fixé aujourd'hui à 60 % d'œuvres européennes dont 40 % d'œuvres françaises, vous trouvez aujourd'hui que c'est trop lourd, il va falloir que vous le disiez au ministre…

M. Le Lay : Anne, on va expliquer ce qu'est la réglementation…

Mme Sinclair : Non, non…

M. Le Lay : … Pour simplifier avec un exemple très simple. On va parler de l'émission d'aujourd'hui. Monsieur le ministre est Français, vous êtes Française, vos témoins sont Français, je suis Français, les spectateurs sont Français, le plateau est français, les moyens sont français, les techniciens sont Français…

Mme Sinclair : … Et le problème est français…

M. Le Lay : … Mais ce que je peux vous dire, c'est que l'émission n'est pas française…

M. Kiejman : Mais c'est faux !

M. Le Lay : Mais non, elle n'est pas française.

M. Kiejman : Ce n'est pas une œuvre, c'est différent…

M. Le Lay : … Elle n'est pas française.

M. Kiejman : Soyez sérieux, monsieur Le Lay, on sait bien que sur une télévision française, on s'exprime tous les soirs en français. Les quotas ne concernant pas toutes les émissions, elles concernent les œuvres de fiction et les documentaires.

M. Le Lay : Monsieur le ministre, pour vous, elle n'est pas française. La même émission en Allemagne est considérée comme allemande, en Italie, comme italienne…

M. Kiejman : … Ce n'est pas le problème de sa nationalité, il s'agit de savoir si c'est une œuvre ou pas.

Mme Sinclair : Il s'agit de savoir si on demande en France plus qu'on ne demande ailleurs.

M. Le Lay : Vous voulez de la culture, on va parler culture. Une émission comme Ex Libris, – je ne sais pas si vous trouvez que c'est à l'honneur ou pas de TF1 de la faire ?…

M. Kiejman : … Très bonne émission…

M. Le Lay : … Quelque part, c'est une émission culturelle. Oui, cela porte sur la littérature, très souvent, sur la littérature française. Ex Libris est une émission apatride, c'est-à-dire que lorsque nous dépensons… Cela coûte cher de faire Ex Libris, cela coûte 600 ou 700 000 francs… Eh bien, lorsque nous faisons Ex Libris, ce n'est pas une émission française…

M. Kiejman : … Mais « Bouillon de culture » n'est pas non plus considéré comme une œuvre… Si, une émission, cela en est une…

M. Le Lay : … Je ne vous parle pas de la 2.

M. Kiejman : Me permettez-vous, Anne, de remettre un, peu d'ordre dans ce savant désordre…

M. Le Lay : … Mais ce n'est pas français, monsieur le ministre…

M. Kiejman : … Charmant que crée monsieur Le Lay.

M. Le Lay : … Mais je ne crée pas le désordre.

M. Kiejman : Quelques définitions.

Bien sûr, il y a plein d'émissions sur les chaînes, c'est même une de leurs difficultés, c'est qu'elles diffusent 24 heures sur 24, maintenant, des émissions. Le souci de la réglementation, du gouvernement, c'est que parmi ces émissions il continue à y avoir des œuvres de création, d'après des scenarios conçus si possible par des auteurs français, avec des artistes français, c'est la création que nous voulons protéger.

Il y a un statut spécial pour ce qu'on appelle les œuvres, c'est-à-dire des émissions qui sont rediffusables. Quels que soient nos mérites, et je ne suis pas sûr que, ce soir, nous soyons clairs et amusants, cette émission sera éphémère, elle ne sera jamais rediffusée. C'est le cas, sauf exception, pour Ex Libris ou Bouillon de Culture. Mais quand on voit un téléfilm ou quand on voit un film cinématographique, on est devant une œuvre qui a eu un scenario préalable, qui raconte une histoire, – cela peut être le cas d'un document qui traite d'un problème – et, là, cela a le statut des œuvres.

Eh bien, le gouvernement, à tort ou à raison, les gouvernements successifs, je dirais, y compris celui auquel appartenait monsieur Léotard, ont voulu qu'une réglementation vienne dire : « Quand vous passerez des films ou quand vous passerez des téléfilms, ou quand vous passerez des documentaires, il faut, c'était la réglementation d'hier, qu'au moins un sur deux soit français ou d'expression française, parfois il est tout simplement francophone mais pas français, il peut venir du Québec, il peut venir d'un pays africain d'expression française.

Est-ce que s'est trop demandé, sur une chaîne de télévision française, que d'imposer qu'une émission de création, au moins une fois sur deux soit française ? Et encore là le gouvernement a proposé un assouplissement puisque, effectivement, ce qui était…

M. Le Lay : … Ah, vous parlez d'un assouplissement…

M. Kiejman : … 50 % hier ne sera plus que 40 % demain.

Je voudrais que monsieur Pieuchot nous dise, si oui ou non, il y a une attente des téléspectateurs vers ces œuvres françaises ?

Mme Sinclair : Juste un mot : vous pensez que cette demande qui est faite de hier 50 %, aujourd'hui 40 % d'œuvres françaises, dans votre esprit, elle est incitatrice pour produire Français ?

M. Kiejman : Elle est incitatrice pour produire Français et je vais en donner un exemple très vite…

M. Le Lay : Ce n'est pas vrai.

M. Kiejman : On nous donne en exemple RTL Plus. C'est une chaîne luxembourgeoise qui aujourd'hui diffuse en Allemagne avec beaucoup de succès, c'est vrai. Et monsieur Thorn, qui est l'un de ses dirigeants, dans un entretien au Figaro, a dit « Le gouvernement français a tort d'oublier qu'on ne gouverne pas contre la loi du marché », cette loi du marché qui est si chère à monsieur Le Lay.

RTL Plus a du succès, c'est vrai, mais avec 80 % de fiction américaine. Et à l'intérieur de ces fictions, n'importe quoi, mais c'est un autre problème. Moi, c'est vrai, le gouvernement ne le veut pas non plus…

M. Le Lay : Monsieur le ministre, laissons RTL Plus à RTL Plus…

M. Kiejman : … Nous ne souhaitons pas que la loi du marché nous conduise un jour, parce qu'on achète bon marché des fictions américaines ou des dessins animés japonais, faute de réglementation, à cela. À ce moment-là, les profits seraient énormes, peut-être même qu'il y aurait beaucoup de public, mais nous ne voulons pas que l'on marche vers cela, c'est aussi simple que cela.

M. Le Lay : On ne peut pas dicter par des règlements le choix des téléspectateurs. Et la présentation que vous faites est trop facile. C'est magnifique comme discours, c'est Français, c'est culturel, c'est la fiction, mais la réalité est totalement différente, parce que, encore une fois, vous faites exprès de confondre la production et la diffusion.

C'est normal de produire des œuvres nouvelles, et je vais passer la parole à Simone Harari dans une minute. Mais je voudrais simplement vous dire que d'abord je trouve considérablement injuste de la part du gouvernement de mépriser souverainement d'autres types d'émissions que sont les émissions variétés lourdes, que sont certaines émissions d'information ou de magazines. Je trouve que c'est injuste. Dans aucun autre pays européen, on ne les méprise comme on les méprise en France.

Et puis vous avez parlé des séries américaines. On a une grande chance avec ces séries : c'est que faire de la télévision, c'est faire 8 000 heures de programmes par an. C'est difficile d'abord d'être intelligent 8 000 heures par an ! Et puis, votre réglementation, elle est totalement perverse, parce qu'au niveau des quotas qui sont simplement une opération d'un numérateur et d'un dénominateur, on pèse du même poids une fiction qui est passée de 8 heures à 8 h 30 du matin et qui va faire 1 % d'audience, qui va coûter 20 000 F sur le marché, et une fiction qu'on passe à 20 h 30 et qui va coûter 6 millions à fabriquer…

Et la grande chance des produits américains, c'est que cela permet de remplir des programmes avec des produits très bon marché et de disposer d'argent pour pouvoir investir dans la création ou dans les programmes français. Et c'est cela que vous ignorez volontairement, totalement.

Je vais donner la parole à Simone.

Mme Sinclair : Rapidement, Simone Harari, précisément peut-être sur ce que produisent les chaînes, ce qu'elles diffusent. Votre métier à vous, c'est de produire.

Mme Harari : Mon métier est celui d'être un producteur de télévision ; c'est un métier qui n'est pas très connu parce que c'est assez différent du métier de producteur de cinéma avec lequel on le confond bien souvent. Produire, pour un producteur de télévision, c'est réunir des talents pour rencontrer le public, c'est assurer la rencontre entre les deux, et cela ne peut pas se faire sans le cadre d'une chaîne de télévision.

Dans la télévision, on est obligé d'avoir un accord du diffuseur, de travailler avec lui avant de commencer à tourner et à produire, et malheureusement, on ne peut pas faire le bien des producteurs, on ne peut pas faire le bien de la création française si les diffuseurs, qui sont nos clients, vont mal. Il y a une solidarité réelle de toute la chaîne, qui va de la diffusion à la production, et la bonne santé, qu'elle soit financière ou d'audience, des chaînes de télévision, est fondamentale pour que les talents puissent travailler avec nous.

Ce qu'on ne voit pas non plus, c'est que s'inscrire dans la logique d'une société de diffusion d'une chaîne de télévision commerciale, ce n'est pas simplement la loi du marché comme la loi du profit, tel que vous l'avez décrite. Pour nous, en tant que producteurs, la contrainte financière qu'impose une chaîne, c'est une contrainte, c'est une limite, c'est l'argent dont on dispose pour faire un programme et pour faire une émission. C'est-à-dire, en vérité, pour parvenir à créer une complicité avec le public, pour s'inscrire dans les rendez-vous qu'une chaîne de télévision essaie d'avoir avec ses téléspectateurs.

Ces rendez-vous existent dans l'information, Anne Sinclair en a, en plus de celui qui nous réunit ce soir, un par semaine. Dans la fiction, cela veut dire raconter des histoires, cela veut dire créer des héros attachants et cela demande, en réalité, un travail considérable : cela demande un travail d'auteur, mais un travail d'auteur très particulier, parce que l'écriture en fiction télévisée, c'est nécessairement une écriture de commande, qui implique que des personnages soient réguliers, soient attachants, que les histoires soient bien racontées, d'une certaine façon. Et ceci n'exclut absolument pas le talent ; simplement, c'est un talent utilisé en figures imposées, pas en figures libres. C'est une autre forme de travail.

Mme Sinclair : Simone Harari, dans Télérama cette semaine, vous dites que, qu'on le veuille ou non, il n'existe qu'une forme de télévision, celle qui est grand public. Vous dites cela ce soir ?

Mme Harari : La télévision ne peut pas exister sans le public. Je crois que le public est à la fois…

M. Le Lay : Qui dit le contraire ?

Mme Sinclair : Une seule forme de télévision, celle qui est grand public : est-ce que Georges Kiejman est d'accord sur cette télévision-là ?

Mme Harari : Celle qui est grand public, celle qui est populaire. Et je dirai qu'en France, en dehors de Canal Plus dont on a parlé tout à l'heure, les chaînes ayant une partie essentielle, voire l'ensemble de leur financement, déterminée par la publicité, ce sont elles qui mettent les producteurs, tout naturellement, sous la pression du public.

M. Kiejman : Il faudrait échapper à une discussion binaire : vous êtes le gouvernement, vous voulez protéger la création, donc vous êtes contre le grand public, c'est stupide ; donc vous êtes contre l'entreprise, c'est stupide. Je souhaite que TF1 reste une entreprise prospère, je ne veux pas qu'elle le soit par n'importe quel moyen. Je veux qu'il y ait une production riche et dense, je ne veux pas qu'elle néglige la qualité.

Vous me dites que parfois la réglementation a des effets pervers. Je vais vous faire plaisir : c'est vrai, et c'est tellement vrai que je vous rappelle, et cela ne peut être nié par personne, que mon premier souci quand je suis arrivé dans mes nouvelles fonctions, c'est de trouver les nouvelles règles. Et c'est vrai que je n'ai pas été aussi loin que je l'aurais souhaité…

M. Le Lay : C'est le moins qu'on puisse dire, monsieur le ministre, on n'est pas allé loin…

M. Kiejman : Ne dites pas n'importe quoi, parce que j'ai quand même réduit de 50 à 40 avec l'aide de mon ami Jack Lang…

M. Le Lay : Mais vous avez gardé 60 % d'européen…

M. Kiejman : J'ai quand même fait en sorte qu'il y ait des délégations de pouvoir au CSA qui lui permettront de moduler selon les besoins des chaînes…

M. Le Lay : On rentre à nouveau dans la discrimination entre les chaînes…

Mme Sinclair : Attendez, le téléspectateur est largué, là…

M. Kiejman : Ce que je voulais vous dire, c'est que madame Harari plaide pour la production grand public… J'ai sous les yeux un télégramme de gens qu'elle ne récusera pas, parmi lesquels il y a des gens que tous les téléspectateurs connaissent : Jean-Jacques Annaud dont on connaît les succès, l'homme qui a fait « L'Ours », il ne déteste pas le grand public ; Claude Berri, qui a adapté entre autres les Pagnol, ce n'est pas un homme qui déteste le grand public Luc Besson, c'est lui qui rafle tous le succès cinématographiques, ne déteste pas… Marcel Bluwal a fait une forme de télévision qui vaut la vôtre, Alain Cornaud, dont on vient de voir « Tous les matins », Michel Deville, Jean-Luc Godard, Claude Lelouch, Miou-Miou, Henri Verneuil, tous ces gens-là vous disent quoi ? Ils vous disent : ne touchez pas trop à la réglementation et surtout ne provoquez pas la déréglementation, parce qu'ils sont des créateurs…

M. Le Lay : À monsieur Bluwal près, tous les gens dont vous parlez dont des gens de cinéma…

M. Kiejman : Mais ils travaillent pour la télévision depuis des années. La réglementation concerne les téléfilms, elle concerne également le cinéma et elle concerne également la morale, ce dont vous ne parlez jamais.

M. Le Lay : Quelle morale ?

M. Kiejman : Je vais vous le dire, puisque vous me provoquez… Pourtant j'avais juré d'être un ange…

Par exemple, je trouve immoral que dans les émissions pour enfants de Dorothée, on plaisante sur le thème du « Rabin des Bois », au lieu de « Robin des Bois », le CSA vous l'a rappelé. Je trouve immoral que Dorothée appelle des enfants de 5 à 12 ans à écrire au CSA contre la réglementation des quotas, sinon ils seront privés de leurs dessins animés japonais. Donc la réglementation, ce n'est pas seulement des gros sous, c'est parfois de la dentelle. D'une manière générale, TF1 est épatant, mais de temps en temps TF1 dérape et il est bon que, lorsque de temps en temps on dérape, il y ait une réglementation pour poser des bornes.

M. Le Lay : Cela fait une deuxième attaque grave…

M. Kiejman : Grave, non…

M. Le Lay : Vous n'aviez pas parlé de la morale, et cela fait un bout de temps que cela vous démangeait sans doute de nous envoyer une attaque sur une position antisémite de TF1. Mais où avez-vous la tête, monsieur le ministre ?

M. Kiejman : Mais non, TF1 n'est pas antisémite, mais il y a eu un dérapage et il fallait le sanctionner.

M. Le Lay : Non, non, je suis très précis là-dessus. Là, il y a un double langage. L'émission a été produite par qui ?

M. Kiejman : Elle a été diffusée par vous en tout cas.

M. Le Lay : Mais il faut aussi garder la responsabilité du producteur.

M. Kiejman : Ah bon ? Vous ne regardez pas les spectacles que vous diffusez ?

M. Le Lay : Nous regardons les spectacles que nous diffusons, mais il y a aussi une responsabilité du producteur. Le producteur en question, monsieur le ministre, et vous le savez fort bien, les 3/4 de sa famille sont morts à Monthausen.

M. Kiejman : Mais ce n'est pas un argument…

On fera parler monsieur Pieuchot qui, lui, est téléspectateur.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, vous répondez sur la réglementation.

M. Le Lay : Au niveau de la réglementation, il y a une chose simple, il faut que vous le sachiez et vous le savez d'ailleurs : c'est que, en France, nous sommes la risée de l'Europe. Chaque fois que nous voyons nos partenaires ou nos concurrents étrangers, les grandes chaînes de télévision, publiques ou privées, ils nous disent : « Mes pauvres amis, dans quel pays vous vivez ! »

Il faut quand même voir, monsieur le ministre, que les chaînes de télévision, ce ne sont pas des entreprises comme les autres, mais que ce sont aussi des entreprises comme les autres qui, encore une [mots manquants sur la vue initiale], bien en 4 ans, ces malheureuses chaînes de télévision commerciale ont eu à subir 12 lois, 14 arrêtés, 38 décrets et 56 décisions. Il y a eu 120 textes qui, en 4 ans, ont embrouillé, compliqué, sophistiqué… Nous avons un programme ordinateur pour essayer de gérer nos obligations, on ne sait jamais comment s'en sortir.

Cela veut dire que vous n'avez que la réglementation en tête, et c'est la manie française. Monsieur Badinter a fait une déclaration, que je ne peux pas lire parce que nous n'avons pas le temps, et a parlé de l'affolement de ce désir de réglementation en France. On ne vit que de règles. La loi de communication, d'origine, était une loi de liberté ; elle dit cela dans son préambule, et vous le savez bien. Et une fois qu'elle a dit cela dans son préambule, ce n'est plus qu'une série d'interdictions. Et comme ce n'est pas suffisant, on en a rajouté 120 autres…

Mme Sinclair : C'est vrai généralement de toutes les lois où il y a des décrets derrière.

M. Le Lay : La France est un pays où l'on ne fait qu'interdire. On ne peut pas faire de la télévision dans notre pays.

M. Kiejman : Vous voulez faire RTL Plus, faites-le… Vous voulez faire la télévision de monsieur Berlusconi en Italie, faites-la, monsieur Le Lay et on verra si vous garderez vos téléspectateurs…

Mme Sinclair : Je vais vous interrompre l'un et l'autre, parce que…

M. Le Lay : Cela fait 5 ans que nous travaillons, cela fait 5 ans que 42 % en moyenne des téléspectateurs français regardent nos programmes…

M. Kiejman : Grâce à nous qui vous empêchons de faire n'importe quoi et de sacrifier tout à la loi du marché.

M. Le Lay : Monsieur le ministre, est-ce que vous vous imaginez un instant que le matin on travaille en pensant à vous ?

M. Kiejman : J'espère, de temps en temps…

M. Le Lay : Est-ce que vous croyez que tout le jour on travaille pour vous faire plaisir ? Nous avons le respect de nos clients, des téléspectateurs.

Mme Sinclair : Et nous, nous avons ici le respect du public, c'est-à-dire de ne pas lui infliger un programme trop long.

M. Le Lay : Si vos programmes étaient mauvais, je pense qu'ils ne les regarderaient pas ; ils ne vont peut-être pas le regarder ce soir, mais ce sera trop long, c'est sûr.

Mme Sinclair : On va être un peu long… On va faire une pause de publicité et donner la parole à monsieur Pieuchot, puis aux téléspectateurs. Monsieur Pieuchot est à la tête d'un mouvement de téléspectateurs, il est téléspectateur lui-même et on va peut-être parler un peu du contenu. On se retrouve tout de suite.

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Mme Sinclair : Dernière partie du Point sur la table, que j'espère vous suivez avec nous depuis le début : débat entre Georges Kiejman et Patrick Le Lay sur quel est le paysage audiovisuel français et que doivent être les chaînes de télévision. Je voudrais, avant de donner la parole aux téléspectateurs choisis ici par la SOFRES, vous donner la parole à vous, monsieur Clément Pieuchot, qui êtes secrétaire général d'un mouvement de téléspectateurs.

Vous êtes amené ici par Georges Kiejman, donc à l'appui de sa démonstration de ce que doit être la télévision, idéale j'espère, puisque vous la regardez. Quel est votre avis sur ce que doit être ou devrait être la télévision publique, ce qu'est ou devrait être la télévision privée ?

M. Pieuchot : J'ai été bien sage et j'ai écouté très attentivement les deux débatteurs. Avant de répondre à votre question, mais ce sera aussi une manière d'y répondre, je voudrais dire que je suis presque également choqué par la façon dont on traite le public dans ce débat, mais aussi à la télévision. Tout le monde parle du public, monsieur Le Lay accuse monsieur le ministre de mépriser le public ou de ne pas aimer le public ; je l'ai entendu tout à l'heure : « Vous n'aimez pas le public… », et je ne sais pas de quel public vous parlez.

La grande masse des téléspectateurs ne font pas partie de ceux qui sont inscrits dans les panels de sondages, et ceux qui ne sont jamais consultés par les instituts de sondage ont des choses à dire au ministère, aux présidents des chaînes, au CSA…

Mme Sinclair : Profitez-en.

M. Pieuchot : … qui ne paraissent jamais dans l'image du public telle que monsieur Le Lay la voit, et je dirai d'une certaine manière telle que monsieur le ministre la voit. Nous sommes des personnes en chair et en os, nous ne sommes pas des moyennes statistiques, nous ne sommes pas ces ectoplasmes pour lesquels, me semble-t-il, on fait la télévision.

Il n'y a pas de téléspectateur de la 1, de la 2, de la 3, de la 4, de la 5, et je commence à répondre à votre question, il y a pas de téléspectateurs des chaînes publiques et des chaînes privées. Chaque fois que les téléspectateurs répondent aux interrogations qu'ils se posent eux-mêmes, pas à celles qu'on leur soumet…

Mme Sinclair : Qu'est-ce qu'ils ont envie de voir ? C'est là la question.

M. Pieuchot : Qu'est-ce qu'ils ont envie de voir sur l'ensemble du paysage ? Ils ont envie de voir d'abord, c'est vrai, ce qu'ils aiment, et tout le discours sur l'amour de la télévision, sur le fait qu'il faut que ce soit chaleureux, proche, tout ce discours reflète une réalité. Mais pas seulement cela, pas seulement la séduction, et pas n'importe quel type de séduction surtout. Il y a plein de façons de réduire, monsieur Le Lay, et il y en a dans toutes les chaînes, mais à TF1 aussi, qui ne nous paraissent pas correctes, qui ne nous paraissent pas refléter un minimum de dignité et de respect qui paraît dû aux téléspectateurs.

Vous avez beaucoup parlé de gestion, vous avez beaucoup parlé d'argent. Nous savons, nous, que cet argent vient de nous, pour les chaînes publiques comme pour les chaînes privées, et que, au bout du compte, quels que soient les circuits par lesquels il est, quels que soient ceux qui se nourrissent au passage, c'est quand même nous, qu'elle soit commerciale ou qu'elle soit publique, qui payons cette télévision.

Mme Sinclair : Qu'est-ce que vous avez envie de dire à Patrick Le Lay, représentant de la plus grande chaîne vue par le plus grand nombre de téléspectateurs ? Vous êtes d'accord là-dessus ?

M. Pieuchot : Indiscutable… Pas le plus grand nombre de téléspectateurs, mais regardée, le plus longtemps par la totalité des téléspectateurs. Moi, je regarde à peu près pour 40 % TF1 dans ce que je regarde. Mais encore une fois, je le dis, je regarde tout.

Que veut-on ? On veut qu'elle nous fasse plaisir, je n'y reviens pas. Mais on en a besoin, on en a véritablement besoin pour notre vie de tous les jours, dans notre métier, dans nos relations sociales, dans la manière dont nous nous comportons avec nos enfants. Il faut qu'elle nous rende les services et qu'elle nous apporte les prestations qui nous permettent d'être mieux dans notre environnement et de nous y situer d'une manière plus claire, plus fiable.

Mme Sinclair : Et quand vous faites votre marché sur les 6 ou les 7 chaînes, vous ne trouvez pas ce qui vous convient ?

M. Pieuchot : Globalement, si. Dans notre association de téléspectateurs, il y a une satisfaction globale moyenne, mais comme on l'aime et comme on a des besoins qui ne sont pas satisfaits, on réclame, et on réclame à l'ensemble des chaînes.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, rapidement ?

M. Le Lay : Je suis en accord absolu avec vous. Vous nous avez dit qu'on avait beaucoup parlé de gestion, mais c'est parce que c'était les thèmes à l'ordre du jour dans les deux premiers débats. Là, on va parler du programme.

Nous ne venons pas vous dire que le programme qu'on fait est formidable. C'est une activité dans laquelle on a beaucoup d'humilité. Ce dont vous pouvez être certain, c'est que nous, encore une fois, le premier respect que nous avons, c'est pour le public. Alors nous essayons de faire des programmes qui conviennent au public qui est disponible suivant les heures pour le regarder. C'est plein d'imperfections, ce que nous faisons, mais on n'a pas une vue simplement statistique des choses.

C'est vrai que le matin on regarde le fameux Audimat parce que cela traduit, comme dans toute entreprise, le résultat de l'exploitation de la veille, c'est-à-dire que seconde après seconde on sait statistiquement ce que les Français ont regardé sur toutes les chaînes. Pour nous, c'est terrifiant le matin, parce qu'on voit en grandeur nature toutes les erreurs qu'on a faites. Quand un programme a bien marché, c'est du passé, cela n'a aucune importance. Quand il a mal marché, il faut qu'on corrige, et on corrige en permanence.

Dans une chaîne de télévision, il faut bien comprendre le mot chaîne, il y a une grande symbolique, c'est un terme de marine. Quelle est la force d'une chaîne ? Elle se mesure à la force du maillon le plus faible, pas du plus fort. Il ne faut donc pas croire qu'on est toujours à regarder les grosses émissions. La force, c'est vrai dans un programme comme TF1, c'est qu'on travaille en permanence sur tous les programmes, même les plus petits ; il n'y a pas de petits programmes et on essaie toujours d'aller à la recherche du téléspectateur.

On ne se contente pas des chiffres statistiques. Il y a le courrier des téléspectateurs : on en reçoit des quantités, beaucoup de critiques, mais…

Mme Sinclair : Il y a des téléspectateurs ici ce soir, qui vont s'exprimer.

M. Pieuchot : Mais vous ne recevez pas les Associations de téléspectateurs. Vous êtes la seule chaîne avec laquelle nous n'avons pas pu ouvrir le dialogue.

M. Le Lay : J'attends une demande de votre part.

Mme Sinclair : On va voir vos agendas tout à l'heure, quand l'émission sera terminée…

M. Pieuchot : On n'arrive jamais jusqu'à vous.

M. Le Lay : Nous avons le mérite de tenir une fois par an une assemblée générale des actionnaires ; ce ne sont pas les actionnaires qui viennent, ce sont les associations de consommateurs, et on parle des programmes.

Mme Sinclair : On va voir si on arrive à trouver un rendez-vous, hors antenne ; ce n'est pas le lieu…

La SOFRES a réuni ici un certain nombre de téléspectateurs qui ont écouté le débat et qui ont des réflexions à faire peut-être sur les programmes ou la place de la télévision dans le paysage général.

Ginette Pignol, vous êtes représentante, à vous la parole ; je ne sais pas si votre question s'adresse plus à Patrick Le Lay ou à Georges Kiejman.

Mme Pignol : Je trouve que les programmes comme ce soir…

Mme Sinclair : … de débats, d'information…

Mme Pignol : C'est cela… Sont diffusés trop tard.

Mme Sinclair : Je précise, Patrick Le Lay, que je n'ai pas invité madame Pignol à l'appui d'une thèse quelconque ou d'une réclamation que j'aurais à vous faire. Je suis satisfaite de l'horaire de cette émission, mais vous trouvez qu'elle est trop tardive.

Mme Pignol : Oui les personnes qui travaillent ne peuvent pas regarder ces émissions.

M. Le Lay : Je vais vous donner quelques illustrations. Nous avons fait en 5 ans un certain nombre d'expériences et nous savons très bien que si nous diffusons une émission de ce type à 20 h 30, elle fera moins d'audience qu'à 22 h 30 ; cela veut dire que, quelque part, il y aura moins de gens qui l'auront vue. Donc nous sommes bien obligés de positionner certains types de programmes par rapport à l'attente des téléspectateurs.

Pourquoi ? Parce qu'il y a concurrence. Je prends l'exemple de ce soir : si nous avions diffusé le Point sur la table à 20 h 30, sur la 2 il y a un film ou un téléfilm, sur la 3… et le public va sur ces programmes.

Mme Sinclair : Tandis qu'à cette heure-là, il n'y a rien !

M. Le Lay : Pendant les fêtes, nous avons diffusé – ce qui va faire plaisir à monsieur le ministre – Cyrano de Bergerac et d'Artagnan ; ce sont de bonnes pièces, mais on a fait le plus bas record historique d'audience, parce que, en face, il y avait des programmes beaucoup plus grand public. Sur d'Artagnan, on a fait 2 %, alors qu'avec un téléfilm on en fait 25… Sur Cyrano, on a fait 4…

On les aurait mis à 22 h 30, on aurait fait 8 ou 9. Qu'est-ce qu'il vaut mieux ? Que 500 000 téléspectateurs le voient à 20 h 30 ou 5 millions à 22 h 30 ? Est-ce que les 500 000 téléspectateurs de 20 h 30 sont meilleurs que ceux de 22 h ? C'est malheureusement la logique du système où il y a trop de chaînes.

Mme Pignol : Mais ces émissions n'ont jamais été projetées pendant les heures chaudes…

M. Le Lay : Si, on a fait toutes sortes d'expériences. Anne Sinclair s'en souvient très bien : on faisait des émissions de politique à 20 h 30. Regardez les chaînes publiques : elles ont bien déplacé ce type de débats à d'autres heures.

Mme Sinclair : Aujourd'hui, c'est Patrick Le Lay qui répond, mais c'est en effet général aux chaînes publiques, sauf peut-être en effet des chaînes de service public qui, elles, ont des émissions de débats plus tôt dans la soirée.

Jean-Paul Guyot, vous êtes directeur administratif votre question ; votre question s'adresse plus à Georges Kiejman ?

M. Guyot : Oui, c'est plus sur un plan général. D'une part, les téléspectateurs apprécieront que sur la 5 on n'aura pas un écran noir à quelques semaines de là, et je pense que les conseils généraux qui ont investi dans les équipements apprécieront aussi…

Mme Sinclair : Le ministre n'a rien garanti, ou alors je n'ai pas bien compris…

M. Guyot : On l'espère, disons, mais c'est quand même ce que j'ai cru entrevoir.

Mais sur un plan plus général, peut-on croire à une indépendance du pouvoir en place, quel qu'il soit, sur les télévisions ? Et peut-être en allant plus loin, en m'adressant aux deux intervenants, au niveau des influences et des luttes d'influence quant à la composition des programmes, lequel des deux reçoit le plus d'appels téléphoniques pour orienter ?

M. Pieuchot : Pur moi, la réponse est facile, parce que je ne suis pas le président des chaînes publiques, et c'est ce président, Hervé Bourges, qui fixe les programmes, qui tantôt me plaisent – c'est le cas le plus souvent – et qui parfois m'agacent – c'est exceptionnel, et je me dis, comme n'importe quel téléspectateur, que je n'aurais pas fait comme cela, mais cela ne veut pas dire que j'aurais raison.

Par contre, en ce qui concerne l'indépendance sur un plan politique, je puis vous donner une garantie sans risquer d'être démenti par personne : jamais le ministre de la Communication n'appelle les rédactions des chaînes publiques, et a fortiori des chaînes commerciales, pour leur ordonner quoi que ce soit, voire même leur demander quoi que ce soit, car il sait très bien que c'est le contraire qu'on ferait… Donc l'indépendance est totale.

Par contre, le lien du financier existe et je suis obligé de leur apporter votre contribution, que ce soit par l'intermédiaire de la redevance, et vous avez fait allusion à certaines subventions des conseils généraux qui, eux, ont voulu recevoir par exemple la 5 dans de meilleures conditions. Voilà ma tâche : faire en sorte qu'ils aient des ressources qui permettent à ces chaînes publiques d'échapper justement à ce qu'on appelle la tyrannie de l'Audimat ; probablement, elles ont moins de mérite qu'une chaîne commerciale à faire une grande émission d'information comme la Marche du siècle plus tôt, parce qu'effectivement une audience plus réduite leur suffit grâce à votre redevance.

Et si on y revient, c'est ce que je voudrais expliquer, c'est qu'une chaîne commerciale a sa logique, et je la comprends très bien : elle a l'obligation, pour assurer son équilibre économique, d'avoir le plus grand nombre possible de spectateurs à une heure donnée, alors qu'à mon sens l'ambition des chaînes publiques est d'avoir tous les publics qui ne sont pas touchés par les chaînes commerciales, et qui sont parfois des publics successifs : un jour, ce sera le public des jeunes qui ont besoin d'émissions de savoir, et pas simplement d'émissions seulement distrayantes dirigées vers eux, par exemple une grande émission scientifique, qui peut d'ailleurs être très drôle.

Un autre jour, ce sera l'adaptation d'un grand texte littéraire, comme on faisait autrefois pour les adaptations de Balzac parce que c'est quelque chose qui va dans leur programme et qu'on leur présentera de manière peu ennuyeuse ; autrefois, on diffusait le Don Juan de Marcel Bluwal, et je ne suis pas choqué, même si vous ayez été déçu par l'audience, que vous ayez songé à Cyrano ; je trouve que c'est le devoir de tous de fournir des programmes attentifs.

Pour me résumer : indépendance complète, sinon apportez-moi la preuve du contraire.

Mme Sinclair : Georges Kiejman, deux questions courtes : vous avez parlé de la redevance, pourquoi notre redevance est-elle l'une des plus faibles d'Europe ?

M. Kiejman : Personnellement, je le regrette, mais il y a des membres du gouvernement qui font valoir des arguments que je respecte, qui disent que notre redevance est une sorte d'impôt qui est inégalitaire dans la mesure où c'est le même pour tous : qu'on soit pauvre ou qu'on soit riche, on paie la même redevance, actuellement pour un poste couleur 580 F. Il y a donc des ministres qui considèrent que c'est une charge qu'il ne faut pas imposer aux plus pauvres d'entre nous.

À cela, je réponds que beaucoup sont exonérés et donc que cette crainte me paraît exagérée. Et je réponds aussi, mais je reconnais que c'est un peu un raisonnement d'avocat, que souvent les personnes les plus défavorisées regardent le plus la télévision, si bien que l'heure leur revient moins cher…

Mme Sinclair : Deuxième petite question, avant de passer à Patrick Le Lay : vous avez dit justement que c'est le rôle du service public de…, de…, et vous avez donné quelques missions. Aujourd'hui, une des critiques, vous le savez bien, qui s'adresse au service public et qui se trouve partout, notamment même Pierre Desgraupes dans son livre « Hors Antenne » qui paraît ces jours-ci, c'est de dire que le service public tend de plus en plus à ressembler aux autres chaînes et à faire la même chose. Cela doit profondément vous heurter ?

M. Kiejman : Cela me paraît un peu injuste. C'est vrai que, dans une certaine mesure, A2 est lancée dans une compétition avec TF1, mais il ne faut quand même pas dire que ce sont des programmes pareils. Vous avez des grands magazines d'information sur la 2, mais surtout sur la 3, qu'on ne peut pas retrouver sur TF1…

Mme Sinclair : Et pas aux mêmes heures…

M. Kiejman : Et à des heures où beaucoup de gens qui seraient couchés autrement peuvent le voir…

Mme Sinclair : Et de notoriété équivalente, vous me l'accorderez.

M. Kiejman : Vous avez des téléfilms plus nombreux; vous avez des émissions comme Thalassa, précisément, à des heures convenables pour les gens qui s'intéressent à la mer, qu'on ne pourrait pas voir sur une grande chaîne commerciale parce que, précisément, s'il y a beaucoup de gens qui s'intéressent à la mer, il n'y en a pas assez pour fournir la recette publicitaire adéquate.

Mme Sinclair : Je ne veux pas vous faire détailler le programme, mais je voulais simplement vous demander si vous avez le sentiment de remplir les missions de service public, qui sont de faire une autre télévision.

M. Kiejman : De faire une télévision qui a des points communs dans le domaine du divertissement, mais qui en outre a des émissions différentes. Cela ne veut pas dire qu'elles doivent être toujours différentes ; on peut aussi se distraire, Dieu merci, sur la 2 et la 3, cela n'est pas interdit.

Mme Sinclair : Patrick Le Lay, vous répondez à la question de monsieur Guyot sur les coups de téléphone que vous recevez, ou q ce vous ne recevez pas, du pouvoir.

M. Le Lay : Il faut distinguer deux types d'intervention : l'une qui aurait pour but d'agir sur l'information, mais c'est une vieille légende ; on peut dire qu'en 5 ans… Que dans les rédactions il y ait des journalistes qui aient des tendances politiques, qui aient des amitiés, c'est bien naturel, mais les journaux, c'est l'objet de filtres successifs et c'est du travail fait par de grands professionnels. Donc l'intervention n'existe plus, et je crois que là, monsieur le ministre ne me contredira pas, la privatisation de TF1 a joué un très grand rôle.

Elle a joué un très grand rôle et on a assisté à un phénomène, dont les journalistes ont pris conscience, c'est qu'après les élections en 88, lorsqu'il y a eu un changement de gouvernement, les journalistes ont été très étonnés à TF1 que la rédaction ne changeait pas, qu'il y avait une continuité. Les campagnes se sont passées dans l'indépendance des chaînes. C'était nouveau, c'est un grand acquis et c'est indiscutable aujourd'hui.

Par contre, dite que les politiques ne considèrent pas que la télévision doit être sous leur dépendance serait faux, au niveau de leur fonctionnement. Mais c'est un double réflexe : c'est un réflexe des politiques, vous l'avez vu, monsieur Kiejman, tout au long de l'entretien, ne peut pas supporter que cela échappe quelque part.

Et c'est un réflexe de hauts fonctionnaires, qui ne peuvent pas admettre que ce qu'il y a de plus noble en France, la culture, cela vienne à des commerçants, parce qu'en France le commerce est méprisable. Vous savez très bien qu'en France l'argent, le commerce, sont des mots qu'on ne peut pas supporter, et c'est pour cela que notre pays perd des positions sur l'ensemble du monde et au niveau de l'Europe, j'espère qu'on va en parler tout à l'heure, parce qu'on ne peut pas supporter cela et que tous les phénomènes qu'on a connus de prise en main dans un certain nombre de domaines de la haute administration, c'est pour ne pas voir s'échapper un monde qui, légitimement, leur appartient. Et nous, aux yeux de monsieur le ministre, nous ne sommes pas légitimes ; alors nous nous battons, nous nous battons dans cet environnement et c'est cela notre vraie difficulté.

Par contre, la vérité, c'est qu'au lieu de consacrer autant de temps, autant d'énergie, autant d'intelligence, à essayer de faire les règlements les plus compliqués qu'il soit, et qui vont toujours à l'encontre du but poursuivi parce que les fameux producteurs pour qui ils avaient été faits ont protesté un an après… S'il y avait eu un centième de ce temps consacré à définir ce qu'étaient des missions de service public, ce que devait faire les chaînes, en dehors des deux ou trois choses aimables que vous avez dites… Je n'ai jamais compris qu'au niveau du gouvernement il n'y ait pas cette réflexion de définition de mission de service public, de variété des programmes.

Les entreprises ont des fonds de commerce différents ; il y a des entreprises qui font des produits de luxe, des entreprises qui font des produits de demi-luxe et des entreprises qui font des produits grand public. Tout le monde a son génie : TF1 a un certain type de programmes ; il peut être critiqué, mais on le connaît, il est regardé par 40 % des Français. Et puis Antenne 2 ou la 3, on n'a pas bien défini leurs rôles, et c'est le rôle du gouvernement de le faire.

Mme Sinclair : Éric Vanderlynden, vous êtes chauffeur ; je voudrais aussi que vous vous exprimiez, soit à l'égard de l'un, soit à l'égard de l'autre de nos intervenants.

M. Vanderlynden : La question que j'ai à poser peut intéresser indifféremment monsieur le ministre ou monsieur Le Lay.

Nous sommes dans une ère, actuellement, où plus que jamais on nous parle de rentabilité, rentabilité, rentabilité… Je conçois qu'une entreprise privée comme une entreprise publique doit être rentable, donc doit faire des bénéfices, c'est un point acquis. Lorsqu'on constate ce qui arrive à la 5 actuellement, je pense que les lois du commerce sont les suivantes : pour avoir une clientèle, il faut déjà avoir un bon produit à vendre, ce qui nécessite au départ un investissement conséquent. La télé de monsieur Berlusconi, à nous repasser des films et téléfilms américains d'une qualité pour un grand nombre d'entre eux plus que douteuse, a fait fuir le téléspectateur qui est un client puisque l'on parle de client maintenant. Ce qui fait que, par mesure d'« économie » de ne pas investir, c'est mon point de vue, il a fait fuir le téléspectateur sur d'autres chaînes.

Mme Sinclair : Vous voulez dire qu'une télévision commerciale doit investir pour garder le téléspectateur ; je crois que tout le monde est d'accord sur ce plateau.

M. Vanderlynden : Absolument, et il y a une autre question qui est englobée dans celle-ci ; c'est au niveau de la Haute Autorité, moi j'ai envie d'appeler cela la Toute Petite Autorité. Il y a une partie qui devait être consacrée à la créativité et elle est quasi inexistante. Quand on parle du chômage des gens du show business, au lieu d'essayer de tirer sur leurs prestations chômage, donnons-leur le travail qui leur revient.

Mme Sinclair : Un petit mot rapide. Patrick Le Lay passe la parole à Simone Harari, qui était son témoin et ce soir.

Mme Harari : Je crois en effet, comme vous venez de le dire, que le juge souverain, c'est le public. On n'a pas raison, en matière de télévision, contre le public, mais le plus important est que le public ait le choix, le choix avec son arme fatale qui est la télécommande. C'est lui qui entre les chaînes, et espérons des programmes le plus varié possible, est le seul qui puisse faire la différence. Parce qu'il tranche sans a priori, il tranche de façon sincère, il n'y a pas un artiste qui rêverait de faire salle comble…

C'est la sanction du public que d'arbitrer entre eux des programmes de nature différente et je crois que c'est très important en effet.

L'autre chose, c'est que ce public a des goûts divers ; il ne va pas systématiquement vers la facilité, il faut lui faire confiance. Il y a des moments où regarder la télévision, c'est d'abord pour se divertir ; à d'autres moments, c'est plutôt la connaissance dans les domaines les plus divers. Et la création doit être aussi diverse et variée que la vie et le plaisir du public.

Mme Sinclair : François Braunschweig, vous êtes retraité, vous regardez beaucoup la télé ?

M. Braunschweig : Non, pas tellement. J'ai le temps de réfléchir et voilà pourquoi je voudrais poser une question : Monsieur le ministre, vous avez parlé de 3 solutions pour la 5 permettez-moi de vous proposer une quatrième.

Aujourd'hui, c'est la France ; dans un an, c'est l'Europe. Beaucoup de gens ne connaissent même pas la France et en parlant de l'Europe, ils ne connaissent rien. Pour quelle raison, par le financement des institutions européennes, on ne ferait pas une chaîne pour faire connaître aux Français, et aux autres, l'Europe culturelle, touristique, gastronomique, tout ce que cela comporte ? Demain, nous allons vivre ensemble avec les Danois, les Allemands, les Italiens ; on saura au moins à qui on a à faire, qui sont nos compatriotes.

Je pense donc qu'il y a peut-être quelque chose à faire. À Bruxelles, l'argent ne manque pas ; ils dépensent l'argent pour les paysans pour laisser la terre en friche… Ils peuvent bien trouver un peu d'argent pour la télévision…

Mme Sinclair : Proposition de Bruxelles : moins pour l'agriculture, plus pour la télé ?

M. Kiejman : Je pense que la suggestion d'une chaîne européenne, qui permettrait à chacun des pays européens de mieux connaître ses voisins est une suggestion formidable, et pour tout vous dire cela fait partie des hypothèses auxquelles nous réfléchissons. Sur le mode de financement, je ne crois pas que les Autorités Communautaires feront un grand effort, mais chacun des pays peut faire un effort.

Ce que vous devez savoir, c'est que nous avons fait un premier pas dans cette direction et qu'à partir du mois de mai ou de juin prochain, on pourra voir la 7e chaîne sur un réseau hertzien. Est-ce que se sera celui de la 5 ? Est-ce que se sera simplement un réseau moins étendu qu'on appelle le réseau multi-villes ? Je ne sais pas, mais les programmes seront à la fois français et allemands, et ils seront financés de manière égale et par les Françaises et par les Allemands. Evidemment, ce sera une chaîne culturelle et, aux yeux de certains, cela peut repousser…

Ce que j'espère, c'est que cela permettra aux Allemands de mieux connaître les Français, aux Français de mieux connaître les Allemands, et il va de soi que cette chaîne ne doit pas se limiter à ces deux pays. Mon espoir est que les Italiens, les Espagnols, les Belges, d'une manière générale tous les autres pays de la Communauté la rejoignent. En tout cas, ce que vous avez demandé, ce serait formidable si nous arrivions à le faire.

M. Braunschweig : Les programmes allemands seront en allemand ou en français ?

M. Kiejman : Je vous signale que la technique aujourd'hui permet sur des images uniques de diffuser en français en France et en allemand en Allemagne. Rassurez-vous, vous ne serez pas obligés d'écouter de l'allemand.

Mme Sinclair : Nelly Mensah, vous êtes directrice d'une mission locale d'insertion des jeunes. C'est au nom des jeunes que vous voulez poser une question ?

Mme Mensah : Non, pas vraiment. Ma question initiale était de savoir effectivement quelles étaient les contraintes qui présidaient au choix des programmes, et je crois que les réponses ont été apportées : financières, Audimat…

Ceci dit, il est vrai qu'on a souvent le sentiment, en regardant la télévision, de voir nos choix très limités. Comme vous le disiez tout à l'heure, téléfilm sur 3 chaînes de télévision le même soir, divertissement sur 3 chaînes de télévision pratiquement le même soir. Moi, cela me pose un problème, notamment au niveau de ma liberté de choix.

Autre question aussi : vous avez parlé de la 7, chaîne culturelle, et souvent on oppose culture et divertissement. Or quand on voit certaines émissions, comme Mégamix par exemple, qui est diffusée sur la 7, c'est tout à fait une émission d'ouverture sur le monde, d'ouverture sur la musique, musique moderne soit, mais qui est tout à fait respectable…

Mme Sinclair : Et vous regrettez de ne pas pouvoir la voir avec une plus grande diffusion ?

Mme Mensah : Par exemple, el puis Je trouve que le débat est toujours faussé quand on oppose qualité et culture à grand public et grande audience. Je pense qu'on peut faire des émissions de qualité très ouvertes à tout le monde.

M. Le Lay : Vous avez raison de dire qu'on a le choix entre 3 téléfilms, mais ce n'est déjà pas mal… Le problème, c'est que cela ne se décline pas à l'infini, les types de programmes de télévision et que si on faisait une émission scientifique sur toutes les chaînes une fois par semaine et une émission sur la philatélie, etc., cela finirait par lasser très vite le téléspectateur parce qu'il y a toujours une très grande différence entre ce que le téléspectateur déclare vouloir regarder et ce qu'il regarde.

En fait, tout dépend aussi de l'état d'esprit dans lequel vous êtes en rentrant le soir. Vous pouvez très bien avoir une préoccupation culturelle et un soir, vous êtes fatigué, vous rentrez chez vous et finalement vous regardez un bon polar parce que ce soir-là vous avez envie de regarder.

Ce qu'on ne fait pas suffisamment, c'est une réflexion prospective à 7 à 8 ans. C'est de se dire : la France est un grand pays moderne, à haut niveau culturel. On est en train actuellement d'embêter nos pauvres chaînes de télévision avec un fatras de règlements et elles ne peuvent pas s'en sortir. Il faut quand même qu'un jour les ministres et leur administration écoutent les gens des chaînes de télévision, parce que le discours que je tiens, monsieur Bourges tient le même, et sur les autres chaînes ils tiennent le même.

Il faut donc quand même qu'un jour cette administration qui est sourde comprenne qu'on lui dit quelque chose. Ce n'est pas forcément un cri d'amour, c'est un cri qu'on ne peut pas travailler. Et il faut à ce moment-là réfléchir à 10 ans ; il faut se dire que dans un pays comme la France, le système télévisuel sera un système hertzien, par câble ou par satellite, et il faudra apporter le maximum de programmes : 20 ou 25 programmes, de toutes natures, de tous niveaux de culture, pour que, en fonction de l'intérêt de chacun et de sa disposition d'esprit, il puisse avoir la plus grande variété de choix. On ne peut pas le faire dans le fatras des règlements.

M. Kiejman : Je vais tout à fait dans votre sens : culturel ne veut pas dire ennuyeux. Ce qui est vrai, c'est qu'une chaîne commerciale, pour supporter ses charges, comme TF1, a besoin de 30 à 40 % d'audience là où une chaîne publique peut se contenter de 20 % et parfois de 10 %, parce que nous tous, nous l'aidons par nos redevances. Il y a des gens qui pouvaient voir l'émission de Cavada qui traitait des problèmes posés à l'adolescence ; si cette émission était passée sur TF1, elle n'aurait pas fait la recette suffisante ; mais contrairement à ce que l'on peut croire, le choix était possible.

Mme Sinclair : Nicole Guitton, vous êtes comptable vous avez le choix de la dernière question.

Mme Guitton : Je trouve que vous avez entre les mains, vous professionnels, un instrument extraordinaire, d'ouverture aux autres, d'ouverture sur le monde. Vous avez aussi des responsabilités énormes, notamment auprès des jeunes et sur la violence. Comment répondez-vous à ces responsabilités ? Est-ce que vraiment, sur la violence, vous ne vous sentez pas un peu gênés quelquefois ?

M. Le Lay : On a conscience quand même d'avoir une très grande responsabilité. D'ailleurs vous la mesurez autant que nous, et à la limite, certains matins, vous pourriez, si vous étiez à notre place, vous dire : on a tellement de responsabilités qu'il vaut mieux ne pas se lever, parce que c'est trop dur à assumer. On le fait parce que c'est notre métier. Étienne Mougeotte, toutes les équipes de programmes le font en permanence. On essaie de l'aborder avec beaucoup d'humilité.

Et puis la télévision, c'est quoi ? C'est le reflet de la société ? Cela doit la précéder ? La suivre [illisible] Il n'y a pas de vraie réponse, c'est un mélange de tout cela.

La violence, parlons de la violence dans l'information : on a beaucoup reproché certaines images difficiles, et un certain nombre de fois, on s'est posé la question de savoir si on passait telles images, comme l'exécution des Ceausescu lors des événements de Roumanie. À ce moment-là, il y a un vrai début ; c'est une information, cela existe. On ne donne pas les images les plus dures, mais vous ne pouvez pas édulcorer la vérité.

Ensuite il y a les programmes. Je ne pense pas qu'on puisse nous faire le reproche d'être la chaîne où il y a le plus d'émissions violentes ou de scènes de violence, mais il y en a, c'est vrai. Au niveau de la jeunesse, on a été très critiqué, mais il n'y a pas beaucoup de programmes jeunesse et on a fait un gros effort depuis 4 ans que nous sommes là pour faire des programmes pour la jeunesse. On a investi dans du dessin animé, cela n'existait pas en France, cela n'existait plus. On a investi dans des programmes avec Disney : c'est américain, mais au moins c'est un très grand programme populaire. Et puis on a lancé des séries sur la Comtesse de Ségur, sur les animaux du monde.

On lance un grand nombre de productions pour la jeunesse, mais il faut comprendre que c'est 2 ans pour les réaliser ; il faut du temps pour les mener en puissance et nous pouvons considérer qu'aujourd'hui, en 4 ans, la densité de ce qu'on appelait les fameux dessins animés japonais a diminué d'au moins 50 %.

Mme Sinclair : Monsieur Pieuchot, vous aviez une question rentrée, ou un argument rentré ; donnez-le tout de suite et après je demanderai à chacun d'entre vous de conclure.

M. Pieuchot : On nous renvoie toujours cela : vous dites que vous voulez cela et vous regardez autre chose. C'est le type même de la réponse qui ne prend pas en compte la demande qui est derrière.

Je suis d'accord qu'il faut une grande réflexion, mais pas seulement sur les missions de la télévision publique. Il faut une grande réflexion sur toute la télévision, y compris celle qui est financée exclusivement par le produit de la publicité, parce que l'audience nécessaire, qui justifie tout, est basée sur une philosophie générale, finalement, qui risque de nous conduire à ce que vous fassiez en sorte qu'il y ait 100 % de postes ouverts pendant 100 % du temps avec 100 % des téléspectateurs devant.

Le mode de calcul de la répartition des crédits conduit vers cela, et là cela pèse très fort sur l'espèce de malaise, qui ne paraît pas dans les sondages d'audience, qui ne paraît pas dans l'Audimat, mais ce malaise est très profond dans la population à propos de la télévision, et se traduit aujourd'hui dans un sondage de La Croix/Médiamétrie/Télérama, où globalement la télévision perd de la crédibilité. J'y vois un signe qui impose qu'on mette à plat, sans passion, sans polémique, chacun ayant son rôle là-dedans et tout le monde étant responsable.

Mme Sinclair : Une réflexion sur la responsabilité. Patrick Le Lay, je vous demande de répondre et d'en profiter pour conclure.

M. Le Lay : Vous avez reparlé un peu de la recherche absolue de l'audience. Monsieur le ministre a employé des formules, tout à l'heure, comme la tyrannie de l'Audimat ou la dictature de l'Audimat. Cela veut bien dire que c'est le téléspectateur qui est un tyran ou un dictateur, parce que l'Audimat, encore une fois, n'est jamais que la traduction de ce que le téléspectateur a regardé, en fonction de la manière dont on l'a amené à regarder.

M. Pieuchot : On n'oblige jamais quelqu'un à regarder avec une mitraillette dans le dos. Chacun dans son foyer, dans sa famille, est libre de regarder ce qu'il veut, ou de ne pas regarder.

M. Le Lay : C'est vrai qu'on prêche pour beaucoup plus de liberté. Notre problème, c'est de pouvoir travailler, de pouvoir progresser, de pouvoir investir. Et encore une fois, on vit un grave danger en télévision française, et que l'État ne veut pas voir. C'est qu'il nous affaiblit en permanence. Or on sait très bien que la télévision, comme c'est beaucoup d'argent, c'est fait par peu de personnes : ou des Etats ou quelques grands groupes.

On a en France la chance d'avoir une entreprise leader, on essaie de l'empêcher de fonctionner. Il faut savoir ce qui va se passer dans 5 ou 6 ans, quand le câble, la réception directe se seront un peu développé. Vous aurez qui ? En Italie, vous avez le groupe Berlusconi ; en Allemagne, vous avez le groupe Bertelsmann, deuxième groupe de communication mondiale ; en Grande-Bretagne, vous avez le groupe Murdock. Ces trois groupes, vous ne les empêcherez pas, dans quelques années, de faire partir d'Allemagne, d'Italie, de Grande-Bretagne, sur un satellite, un programme en français, qui n'aura à suivre aucune réglementation, sauf la réglementation européenne. Et c'est pour cela que nous prêchons pour la liberté et que la France enfin s'aligne sur la directive européenne, qui est une directive de télévision votée par tous les États membres, et sur laquelle nous nous sommes ingéniés à trouver le maximum de complications pour ne pas être dans son cadre.

Mme Sinclair : Georges Kiejman, à vous de conclure. Le créneau de Patrick Le Lay, c'est liberté…

M. Kiejman : Non, le créneau de Patrick Le Lay, tel que je le comprends et que je respecte quoi qu'il dise, c'est liberté pour pouvoir gagner plus d'argent. Et je dis que ce n'est pas suffisant.

Je ne prendrai comme exemple ni le groupe Bertelsmann, ni le groupe Berlusconi, ni le groupe Murdock. Je ne veux pas que la télévision française soit la télévision italienne, et si elle doit être une télévision britannique, je veux qu'elle se rapproche de la publique, représentée par la BBC, et pas la télévision de monsieur Murdock. Pourquoi ?

Parce que la télévision, c'est un instrument de progrès humain considérable. Il faut savoir que c'est un instrument qui permet de réduire les inégalités sociales. Vous avez des enfants pour lesquels la télévision est la seule fenêtre ouverte sur le monde. Il y a des enfants, les nôtres, dans les familles bourgeoises, qui vont au cinéma souvent, à qui on apporte des livres ou des disques ; pour les autres enfants, la télévision doit servir de tout instrument culturel.

Il ne s'agit pas de les ennuyer, il s'agit de les rendre meilleurs. Je crois, même si l'on a parfois tendance à considérer que le mot éducatif est restrictif, que la télévision n'a pas qu'une mission éducative, mais qu'elle a également celle-ci. Elle doit jouer aujourd'hui le rôle que jouait la presse écrite et continue à jouer la presse écrite : nous aider à réfléchir mieux, nous aider à en savoir davantage, nous aider à comprendre notre époque. Et je dois dire que, d'une manière générale, la télévision française atteint la plupart de ces objectifs. Je voudrais que monsieur Le Lay en soit convaincu ; moi, je n'interdis pas à mes enfants de regarder TF1.

Je trouve que, Dieu merci, toutes les chaînes de télévision françaises ont contribué, à leur manière, quand elles ont réussi, et c'est pour cela qu'il faut savoir réfléchir sur les causes d'un échec, à l'amélioration de ceux qui vivent en France. Je veux que cela continue ainsi, je ne veux pas le bonheur de monsieur Le Lay malgré lui, mais je veux une législation qui ne soit pas trop contraignante, mais qui soit incitatrice pour que, précisément, cette fenêtre ouverte sur le monde nous permette d'y voir encore des choses belles et intelligentes, et le gouvernement, c'est son devoir de s'y employer.

Mme Sinclair : Merci Georges Kiejman, merci Patrick Le Lay, Simone Harari, monsieur Pieuchot et vous les téléspectateurs de la SOFRES.

Je remarque que l'émission se conclue par la question qu'on pouvait en arrivant, et finalement la télévision, cela ne marche pas si mal. Il a fallu un peu plus d'une heure et demie pour en arriver là. Je n'ai pas l'impression que c'est un constat partagé, mais en tout cas c'est la réponse de Georges Kiejman.

Je voudrais signaler le livre de Pierre Desgraupes, qui s'appelle « Hors Antenne » et qui paraît aux Editions Quai Voltaire ; c'est bien dans le sujet d'aujourd'hui.

Je voudrais vous inviter au prochain débat du Point sur la table qui aura lieu le 12 février et qui opposera Lionel Jospin et François Léotard sur l'école, pas l'école de la télévision, mais la vraie.

Dimanche, à 7/7, je recevrai Laurent Fabius, nouveau Premier secrétaire du parti socialiste.

Merci à tous. Bonsoir.