Interviews de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à TF1 le 10 octobre 1997, dans "Le Journal du dimanche" le 12, et à Europe 1 les 13 et 16 octobre, sur les résultats de la Conférence nationale pour l'emploi, la réduction de la durée du travail et le passage négocié aux 35 heures avec aide de l'Etat pour la création d'emplois.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence nationale sur l'emploi les salaires et la réduction du temps de travail avec les partenaires sociaux, à Paris le 10 octobre 1997

Média : Emission Journal de 19h - Europe 1 - Le Journal du Dimanche - Site web TF1 - Le Monde - TF1

Texte intégral

TF1 : vendredi 10 octobre 1997

C. Chazal : M. Aubry, bonsoir. Merci d'être avec nous après une journée aussi chargée. Il faut qu'on essaie de comprendre très concrètement ce qui va se passer. Est-ce qu’on peut dire que l'ensemble des entreprises de plus de 10 salariés vont passer aux 35 heures dès l'an 2000 ? Est-ce que c'est aussi simple que ça ?

M. Aubry : Ce qui est clair, c'est que nous avons la volonté que le maximum d'entreprises passent effectivement, au 1er janvier 2000, et pour beaucoup, nous l'espérons, avant, - nous allons les y aider -, à 35 heures de durée légale, c'est-à-dire à 35 heures. C'est effectivement, le Premier ministre l'a rappelé, un engagement que nous avions pris, mais nous avons essayé de le faire de manière totalement réaliste, puisqu'il y a deux ans pour négocier. On incite financièrement les entreprises à aller soit plus vite soit plus loin, et le Premier ministre a dit que nous ferions un bilan d'ailleurs avec les entreprises juste avant le passage aux 35 heures, pour vérifier avec elles les modalités de ce passage, en fonction des négociations qui auront lieu, et en fonction de la situation économique. Donc, je crois que réellement, l'engagement que nous avions pris, parce que nous croyons qu'il faut ouvrir de nouvelles pistes pour réduire le chômage et je crois qu'aujourd'hui, beaucoup de gens sont d'accord là-dessus et beaucoup d'entreprises, mais en même temps qu'il faut prendre en compte la réalité économique, et ce n'est pas en allant contre la compétitivité des entreprises qu'on créera des emplois, je crois que toutes ces conditions ont été prises en compte dans ce qui a été annoncé par le Premier ministre.

C. Chazal : Ça veut dire que quand même certaines entreprises pourront aller moins vite, si elles ne veulent pas profiter de cette aide de l'État ?

M. Aubry : Bien sûr. Celles qui veulent aller plus vite et plus loin vont être aidées. Elles vont être aidées de manière importante, surtout si elles créent beaucoup d'emplois, et ça, ça commence dès le 1er janvier 98, dès que la loi va être votée, mais nous annonçons tout de suite les chiffres. Elles peuvent commencer à discuter. Je suis convaincue qu'il y en aura beaucoup. Je sais d'ailleurs qu'il y en a qui sont déjà dans les starting-blocks prêtes à partir. Notre objectif, c'est que le maximum de Français soit effectivement à 35 heures au début du 21e siècle. C'est d'ailleurs un mouvement qui s'opère partout en Europe : les Pays-Bas ont commencé bien devant nous, une partie de l'Allemagne, les Espagnols commencent à réduire les heures supplémentaires fortement, les Italiens viennent de nous dire qu'ils veulent aussi inciter à la réduction de la durée du travail. Il ne faut pas croire qu'on est seuls en Europe à aller vers ce mouvement C'est d'ailleurs un mouvement historique que de donner du temps libre aux gens.

C. Chazal : Alors, c'est une loi-cadre mais en même temps c'est incitatif. Comment on explique ce coup de colère du CNPF ?

M. Aubry : Écoutez, moi je voudrais d'abord dire que le président Gandois qui a effectivement piqué un coup de colère, tout le monde le sait, le Premier ministre l'a dit, on a beaucoup travaillé, vous savez, avant cette journée. Personne n'a été pris par surprise, bon ! Il a piqué un coup de colère, mais il a quand même dit : nous allons faire ce que nous avons dit aujourd'hui pour les jeunes. Et moi je trouve que cette journée, c'est une belle journée pour l'emploi. Le président du CNPF a dit qu'il acceptait qu'on négocie branche par branche pour augmenter le nombre de jeunes dans les embauches, pour faire en sorte qu'ils aient moins d'emplois précaires et pour mieux les former, et la négociation va commencer dès maintenant. Nous avons prévu un premier bilan dès le premier trimestre 1998. Et ça, le président Gandois a dit qu'il le ferait en tout état de cause. Et puis nous avons parlé d'autres sujets. Je pense qu'on y reviendra.

C. Chazal : Et sur la réduction de la durée du travail, malgré ce coup de colère, vous pensez qu'ils vont suivre le mouvement ?

M. Aubry : Écoutez, je ne voudrais pas être désagréable, mais le CNPF était contre la loi Robien ; il y a eu mille accords de signés en dix-huit mois. Je pense que beaucoup d'entreprises savent que la réduction de la durée du travail, c'est l'occasion de changer l'organisation du travail, d'être plus souples, vous l'avez montré dans l'exemple, vis-à-vis de ce qu'attendent leurs clients, d'êtres plus réactifs, mais aussi de donner de nouveaux choix dans l'organisation de leur temps de travail aux salariés. Donc, je crois que le mouvement va s'engager. Nous allons l'aider à la fois techniquement et à la fois financièrement ; je suis convaincue qu'il y aura beaucoup d'entreprises qui vont s'y engager très vite.

C. Chazal : Vous parliez de cette aide financière, vous parliez de la loi Robien. On a quand même le sentiment que cette aide nouvelle est un peu moins forte que celle qui était contenue dans la loi Robien ?

M. Aubry : Elle est un peu moins forte mais elle a moins d'engagements de base en matière d'emplois, c'est-à-dire que la loi Robien a souvent été un effet d'aubaine pour les entreprises qui auraient de toute façon embauché, mais en revanche, cette aide sera plus forte pour ceux qui vont plus vite, par exemple aux 32 heures, plus loin ou pour ceux qui créeraient beaucoup plus d'emplois. Donc, c'est modulable. Il y a un minimum pour tous, mais c'est modulable en fonction des résultats en matière d'emplois, - ce qui me paraît quand même la meilleure des choses - et du niveau de réduction de la durée du travail.

C. Chazal : Avec l'allocation de remplacement pour l'emploi, l'ARPE, le gouvernement devra désormais à son tour mettre la main au portefeuille. Cela a un coup. Est-ce que c'est chiffré, est-ce que c'est prévu dans le budget ?

M. Aubry : Bien sûr. On n'a pas l'habitude d'annoncer des choses que nous n'avons pas chiffrées. Les choses sont simples, il y a un mécanisme qui a été signé par le patronat et les syndicats qui prévoit le départ de certaines personnes qui ont quarante ans de cotisations à partir de 57 ans et demi en pré-retraite contre l'embauche des jeunes. Certains souhaitent qu'on aille beaucoup plus loin. Ce qui est vrai, c'est une bonne mesure parce que ce sont des salariés qui ont cotisé longtemps. Le gouvernement a dit aujourd’hui : pour ceux qui ont commencé très tôt, à 14 ans et qui ont 56 ans, nous mettons sur la table, c'est-à-dire s'il y a des négociations, nous prenons une partie du coût. C'est une première étape qui va, effectivement, permettre à des gens qui ont commencé très tôt et qui, en général, sont assez usés par le travail et qui ont beaucoup cotisé effectivement de partir en retraite et d'être remplacés par des embauches et notamment par des jeunes.

C. Chazal : Vous avez dit sur tout ce dispositif et sur cette conférence : je souhaite que cela aille vite. Je parle notamment de la réduction de la durée du travail. Et là, vous alliez plus vite que D. Strauss-Kahn auquel on vous oppose de temps en temps au sein du gouvernement. Là vous êtes satisfaite, vous avez l'impression, au fond que cette date-butoir qui n'est pas tout à fait une date-butoir quand même va accélérer le mouvement ?

M. Aubry : On a tous dit la même chose, Dominique comme moi d'ailleurs. On a dit : il faut que la réduction de la durée du travail ne soit pas trop lointaine parce qu'autrement, la productivité dans l'entreprise mange les effets en matière d'emplois. Il ne faut pas que cela soit trop près parce que cela empêcherait les négociations. On a toujours été d'accord pour dire qu’il fallait environ deux ans pour que ces négociations aient lieu : c'est le 1er janvier 2000 pour les entreprises de 10 salariés. Je pense qu'il y a toujours eu une unanimité du gouvernement là-dessus. Il a fallu, ensuite, discuter des modalités, notamment le système d'aides et pour cela nous avons beaucoup travaillé avec les syndicats et le patronat depuis trois mois. Je les ai beaucoup reçus. Le Premier ministre les a vus aussi. Nous arrivons à un système qui, je crois, est juste et efficace.

C. Chazal : Est-ce qu'on peut évaluer d'ores et déjà le nombre d'emplois que cela peut créer dans les trois à quatre ans à venir ?

M. Aubry : Les chiffres varieront en fonction de la réalité des négociations sur le terrain. Moi, je suis convaincue que si chacun s'y met, s'il y a des réorganisations du travail qui permettent aux entreprises d'être plus compétitives, de mieux répondre à la demande de leurs clients, si les salariés, en fonction des emplois créés - même si leurs salaires ne baissent pas aujourd'hui, mais ils ont prêts à réfléchir à ce qu'ils peuvent mettre comme contribution sur la table dans les années à venir, en terme de souplesse, en terme d'augmentation maîtrisée des salaires -, je suis convaincue qu'on peut créer beaucoup d'emplois. Les experts disent des centaines de milliers. Nous verrons en fonction de la qualité des négociations.

C. Chazal : C'est au cœur du dispositif ?

M. Aubry : Bien sûr. Je crois qu'il faut faire confiance aux entreprises et confiance aux organisations syndicales pour que cela avance relativement vite.

C. Chazal : Autre dossier qui vous concerne : la politique familiale. Pour réduire les déficits de la sécurité sociale, vous avez annoncé un certain nombre de mesures. La mise sous condition de ressources des allocations familiales, la réduction de l'avantage fiscal pour les employés de maison et la diminution de moitié de cette fameuse AGED : un point assez controversé à droite comme à gauche. Certaines disent que vous êtes antiféministes et que vous allez contraindre ou pousser les femmes à ne plus travailler, à revenir chez elles...

M. Aubry : Si vous voulez, moi je me suis battue depuis 20 ans au ministère du travail pour le travail des femmes et pour leurs conditions de travail, notamment pour que les femmes ne soient pas payées 50 % de moins que les hommes, ce qui est encore le cas. Alors, non. Ça, ça ne va pas. Je crois qu'il faut dire les choses tout simplement : avec les emplois familiaux plus l'Aged, aujourd'hui, l'État plus la sécurité sociale payent les trois-quarts d'une personne à domicile, à temps plein. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui on rembourse 85 000 francs aux familles sur les 115 000 francs que touche un employé à temps plein. C'est-à-dire que, aujourd'hui, pour une famille avoir quelqu'un à temps plein, qui vous fait aussi le ménage, vous fait les courses etc., et vous garde les enfants, ça vous coûte moins cher que d'aller en crèche. Donc c'est cela qu'on a voulu rééquilibrer. Rééquilibrer non pas en supprimant les aides, mais en les réduisant par deux. Je voudrais quand même dire que l'Aged, aujourd'hui, n'est utilisée que par 2 % des familles, et donc des femmes, qui ont un enfant de moins de six ans. Et 0,2 % des familles françaises. Donc, je crois qu'il faut ramener ça à son bon niveau.

C. Chazal : Ça va peut-être être un peu moins réduit que vous ne le pensiez...

M. Aubry : Maintenant, que ça pose des problèmes d'organisation à certaines femmes, je n'en ai jamais douté. Et je crois que c'est peut-être ça qu'il faut regarder. Que ça pose des problèmes d'organisation dans les mois qui viennent, peut-être. Mais il n'y a pas un pays au monde qui vous rembourse trois-quarts d'un employé de maison à domicile. Et ceux qui, aujourd'hui, sont ceux qui rouspètent le plus, si je puis dire, sont ceux qui vous disent : il ne faut pas d'impôts, il faut laisser faire le marché etc. Alors, soyons raisonnables. Je voudrais quand même dire que 85 000 francs versés à des familles pour les employés de maison à domicile, c'est deux fois et demi ce qu'on verse à un RMIste, voilà ! Donc, ramenons les choses à leur bon niveau, sachons qu'aujourd'hui la branche famille de la sécurité sociale a 13 milliards de déficit, que c'est cette branche famille qui aide à payer les vacances, la cantine scolaire, les modes de garde aux familles les plus défavorisées en France. Et qu'il faut peut-être se remettre ça en tête, même si on a quelques petits problèmes d'organisation à régler. Moi j'ai envie que les femmes regardent aussi le problème de cette manière-là.

C. Chazal : Avec peut-être quand même un petit geste annoncé, ou une petite aide...

M. Aubry : Écoutez, le Parlement est saisi d'un dossier. Moi je suis pour que la démocratie avance, on n'est fermé à rien comme vous avez vu, sur l'emploi des jeunes et comme beaucoup de sujets. Si on nous propose des choses justes, comme ce que nous avons fait, je le crois vraiment, eh bien on verra si on peut avancer.

C. Chazal : Merci M. Aubry.


Le Journal du Dimanche : 12 octobre 1997

Le Journal du Dimanche : Que pensez-vous des résultats de la conférence ?

Martine Aubry : Ce fut une journée importante pour l'emploi. De nouvelles pistes très riches ont été ouvertes. Des décisions ont été prises, plusieurs négociations majeures vont être lancées. J'en suis convaincue ; la conférence marque le début d'une véritable mobilisation n faveur de l'emploi.

En ce qui concerne les jeunes tout le monde est d’accord : des négociations vont s'engager dans les branches professionnelles. Une méthode et un calendrier ont été fixés en commun. L'objectif sera de développer les embauches de jeunes, de mieux les former et de diminuer la précarité. Par ailleurs, les partenaires sociaux vont également réfléchir à des dispositifs renforcés permettant le départ anticipé en retraite des salariés ayant cotisé quarante ans et ayant commencé à travailler très jeune, à 14 ans. Ce ne serait que justice. Si les partenaires sociaux se mettent d'accord, le gouvernement s'est engagé à contribuer financièrement à ces départs, à condition qu'ils s'accompagnent d'embauches dans les entreprises. Enfin, le Premier ministre a promis des simplifications administratives pour les petites entreprises. Beaucoup l'ont annoncé avant nous. Nous le ferons car la paperasserie est trop lourde dans notre pays et freine la création d'emplois. De façon générale, favoriser l'émergence de nouvelles activités reste notre priorité : nous voulons faire de 1998 l’année du développement et de l’emploi.

Restent les 35 heures. Chacun sait aujourd’hui que la croissance, aussi forte soit elle, ne réussira pas à réduire suffisamment le chômage. Il faut s’engager dans la voie de la réduction de la durée du travail. Les organisations syndicales ont toutes insisté sur la nécessité d’aller dans cette direction et sur l’utilité d’une loi-cadre qui fixe l’horizon. Sinon, il ne se passera rien. Je dois dire aussi qu’elles ont fait preuve d’un grand sérieux sur le sujet. Une convergence est apparue sur la nécessité d’une approche très décentralisée, en général au niveau de l’entreprise. Personne ne souhaite compromettre la compétitivité des entreprises et donc la croissance économique par des mesures trop générales et trop rapides.

Le Journal du Dimanche : Les 35 heures en l’an 2000, est-ce vraiment possible ?

Martine Aubry : Oui, dans la grande majorité des entreprises d’une certaine taille. Nous avons d’ores et déjà exclu celles de moins de dix salariés. Les entreprises ont deux ans pour négocier. C’est l’occasion de revoir l’organisation du travail pour qu’elles soient plus réactives et plus efficaces. On l’a vu dans de très nombreuses entreprises au cours des dernières années : en s’organisant mieux, elles peuvent améliorer très fortement leur compétitivité. Les entreprises, sur le terrain, ont ainsi de bonnes raisons de négocier en dépit des réticences du patronat au niveau national. Enfin, le gouvernement a annoncé vendredi une aide financière très incitative pour les entreprises qui réduisent la durée du travail et embauchent. Au minimum, elles recevront 9 000 F par salarié pendant un an, majorés en cas de réduction plus importante ou d'effort particulier sur l'emploi, puis l'aide sera dégressive les années suivantes. Ces aides sont parfaitement justifiées : vaut-il mieux payer des indemnités chômage ou aider les entreprises à réduire la durée du travail et à embaucher ? Le gouvernement a fait son choix.

Le Journal du Dimanche : Le patronat a réagi très négativement à la sortie de la conférence. Pouvez-vous faire les 35 heures sans le CNPF ?

Martine Aubry : Je suis désolée qu'une partie du patronat ait une approche plus idéologique qu’économique de cette question des 35 heures. Le patronat aurait dû être rassuré par la grande responsabilité montrée par les syndicats tout au long de la journée de vendredi. Personne ne souhaite faire les 35 heures en l’an 2000 contre les entreprises. Nous avons lancé vendredi un processus très pragmatique et souple, avec des clauses de rendez-vous. Le Premier ministre a notamment annoncé que les modalités concrètes de l’abaissement de la durée légale seraient fixées au 2e semestre de 1999 en tenant le plus grand compte de la situation économique des entreprises et des résultats des négociations. Je suis convaincue que de nombreuses entreprises vont s’engager dans cette voie, comme l’ont déjà fait 1 000 d’entre elles ces dix-huit derniers mois.


Europe 1 : lundi 13 octobre 1997

J.-P. Elkabbach : Alors, vous avez manipulé le CNPF et, vendredi 10 et la semaine précédente, M. Gandois a été victime d'un complot de votre part ?

M. Aubry : Il n'y a eu ni complot ni manipulation. Je crois qu'il faut être sérieux. D'ailleurs, M. Gandois le sait bien. Ce qui est vrai, c'est que M. Gandois, à titre personnel d'ailleurs, en tant que président du CNPF, n'a jamais souhaité qu'il y ait les 35 heures dans la loi. Ce qui est vrai, c'est qu'il a tout fait pour l'empêcher et qu'il s'est battu contre cela jusqu'au dernier jour. Mais M. Gandois sait très bien aussi que nous avons discuté avec lui, avec le CNPF pendant tout l'été, que nous avons avancé, que nous avons travaillé ensemble, que les modalités sur les 35 heures que nous avons prévues - il faut y revenir - sont des modalités qui, sur le plan économique, ne posent pas de problème. Il faut que le CNPF s'habitue à ce qu'il n'ait pas raison sur tout et en permanence.

J.-P. Elkabbach : Vous dites à plusieurs reprises que J. Gandois savait et que le CNPF savait. Savaient quoi ? Jusqu'à la deuxième loi, la loi des 35 heures au 1er janvier 2000 ?

M. Aubry : Vous savez bien comment on prépare une journée comme celle-là : rien ne peut se faire sans un consensus une avancée des partenaires sociaux. J'ai ressenti, les dernières semaines, un blocage : il y a eu les déclarations de M. Kessler, de M. Pineau-Valencienne qui étaient - je l'ai dit d'ailleurs - plus un blocage idéologique, c'est-à-dire : « on ne veut rien dans la loi, on se battra contre cela », qu'un blocage lié à des problèmes économiques. En effet, on donne plus de deux ans pour les 35 heures ; c'est la durée légale ; chacun sait que la durée réelle doit être négociée ; on met une incitation ; le Premier ministre a annoncé que les modalités de passage au 1er janvier 2000 aux 35 heures seront fixées lorsqu'on aura fait un bilan des négociations et qu'on aura apprécié la situation économique à ce moment-là ; cela ne s'applique pas aux petites entreprises.

J.-P. Elkabbach : Pourquoi le CNPF et la CGPME estiment qu'ils ont été forcés, que l'État leur impose, que le gouvernement leur impose ? Par exemple, il paraît que M. Gandois vous passait des petits mots pendant la discussion de vendredi.

M. Aubry : Il m'a passé une fois un petit mot pour me dire : « vraiment, on ne veut pas de ces 35 heures dans la première loi, bien que ce soit pour vous très important politiquement ». Je lui ai répondu : « effectivement, ce n'est pas rien ». Donc, cela prouve bien d'ailleurs qu'il le savait et qu'il l'avait compris. Tout au long de la journée, il y a eu des contacts : au déjeuner, O. Strauss-Kahn a vu Kessler ; O. Schrameck, le directeur de cabinet du Premier ministre, a discuté avec le président Gandois à l'heure du déjeuner.

J.-P. Elkabbach : Qui dit la vérité ?

M. Aubry : La vérité, elle est évidente : je pense que le CNPF doit comprendre qu'il ne faut pas être mauvais joueur. Il n'a pas gagné sur toute la ligne. On ne peut pas parler d'âneries. On ne peut pas parler, comme il l'a dit hier, de remède de bonnes femmes quand plein de chefs d'entreprise l'ont fait - mille ces dix-huit mois, et même, d'ailleurs, les grands dirigeants du CNPF dans leurs propres entreprises. Gardons raison sur tout cela. Le gouvernement a mis en place une réduction de la durée du travail qui prend en compte l'ensemble des éléments économiques, qui ne portera pas atteinte à la compétitivité des entreprises puisque tout est lié à la négociation. Je ne vois pas un chef d'entreprise signer un accord s'il considère que les conditions portent atteinte à sa productivité.

J.-P. Elkabbach : Mais comment allez-vous faire avec la plupart des chefs d'entreprise ? En tout cas, le CNPF refuse à la fois de négocier et de mettre en place les 35 heures. Pouvez-vous contourner le CNPF par les chefs d'entreprise ?

M. Aubry : Non, le problème n'est pas de contourner. Laissons calmer le jeu. Les patrons de Bonduelle, Pampryl, Perrier, Yves Rocher, Whirlpool qui ont négocié ces derniers jours soit 35 heures, soit 32 heures, apprécieront d'être traités comme cela. Le CNPF s'était opposé à la loi Robien il y a 18 mois, en des termes tout aussi épouvantables : en 18 mois, il y a eu 1 000 accords. Je pense qu'aujourd'hui, il y aura des accords dans les entreprises. De toute façon, il n'a jamais été question de signer un accord sur la durée du travail au niveau interprofessionnel. On va donc avancer avec les entreprises. Et puis, on fera le bilan. Ma conviction, c'est que c'est une grande chance pour les entreprises - c'est ce que disent tous les patrons qui l'ont fait - pour réorganiser le travail, pour gagner en productivité.

J.-P. Elkabbach : Deux ou trois impressions : d'abord, que la politique a cherché à imposer ses lois contre les lois de l'économique, c'est donc un pari ; et deuxièmement, que le CNPF est malgré tout tombé dans un piège.

M. Aubry : Arrêtez. Je vous ai répondu. Soyons sérieux. Il n'y a eu ni complot ni manipulation. Simplement, quand on va dans une réunion tripartite, il faut que chacun accepte de faire un pas vers l'autre. Il ne faut pas qu'il y ait une des parties qui se dise : « j'ai toujours raison contre tout le monde ». Il ne faut pas jouer au mauvais joueur.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que ça veut dire que le CNPF est divisé, compliqué, avec des problèmes internes de rapports de pouvoir ?

M. Aubry : Sans doute mais c'est leur problème. Je ne me permettrai pas d'en parler. Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est d'expliquer les choses simplement : vendredi précédent., nous avions fait un bilan. Tout le monde s'est accordé à dire que la croissance seule ne suffisait pas à réduire suffisamment le chômage, même si on est à 3 % de croissance et même si on fait tout pour que cette croissance soit forte. Une des pistes, c'est d'avancer vers les nouveaux besoins, les nouvelles technologies, les besoins collectifs, etc. Une autre des pistes qu'il faut engager en même temps, c'est la durée du travail. À partir de là, il fallait trouver des conditions pour que ça ne porte pas atteinte à la compétitivité des entreprises. Je crois qu'en termes de souplesse, de durée, d'incitation financière, de modalités, d'appel à une augmentation des salaires maîtrisée, d'appel à la souplesse dans les entreprises, le Premier ministre...

J.-P. Elkabbach : C'est ce que L. Jospin appelle les contreparties qu'il attend de la part des salariés ?

M. Aubry : Absolument. Le Premier ministre a dit à quelles conditions la réduction de la durée du travail pouvait effectivement créer des emplois. Si le CNPF avait accepté de regarder le dossier sur le plan économique - mais à l'évidence, on est passé là à une approche plus politique...

J.-P. Elkabbach : … De votre part ?

M. Aubry : Non, de la sienne... Qu'économique. Nous faisons de la politique, non de la politique politicienne pour faire plaisir aux uns ou faire plaisir aux autres, mais nous faisons de la politique en ce sens que nous voulons rouvrir des perspectives dans ce pays et que nous sommes convaincus que la réduction de la durée du travail est un moyen de faire reculer le chômage.

J.-P. Elkabbach : Deux remarques : quand, L. Jospin, que l'on a dit hésitant, a-t-il décidé vraiment ?

M. Aubry : Je n’ai jamais senti le Premier ministre hésitant. Nous avons énormément discuté des modalités car la volonté du Premier ministre était que, tout en faisant la réduction de la durée du travail, on ne porte pas atteinte à la compétitivité des entreprises. Donc, en permanence, nous avons recherché les modalités qui donnent cette possibilité. Je crois vraiment aujourd'hui que les chefs d’entreprise peuvent le reconnaître. Mais le Premier ministre croit en la réduction de la durée du travail. Il l'avait dit depuis sa campagne présidentielle jusqu'au dernier jour ; il l'avait rappelé dans son discours de politique générale.

J.-P. Elkabbach : Donc, il n'a pas attendu le dernier jour pour prendre sa décision ?

M. Aubry : Ce qui était très important, c'est que, ou on est face à des gens qui font de l'idéologie et dans ce cas-là, il n'y a rien à faire ; ou bien on est face à des gens qui posent un vrai problème, et L. Jospin a cherché avec nous, en permanence, les moyens de résoudre les problèmes qui se posaient, non le problème idéologique, car contre cela, on ne peut rien faire, mais les problèmes. Je crois que nous sommes arrivés à une solution qui non seulement ne gêne pas les entreprises mais va être l'occasion, dans notre pays, de repenser à l'organisation du travail, de regagner en productivité et de redistribuer les cartes.

J.-P. Elkabbach : Êtes-vous sûre que la réduction du temps de travail pourra créer des emplois ? Pouvez-vous dire combien ?

M. Aubry : Plusieurs centaines de milliers, disent les experts. Mais ce n'est pas le sujet.

J.-P. Elkabbach : Certains experts disent que ça n'en créera pas du tout.

M. Aubry : Cela n'en crée pas du tout si la modération salariale n'existe pas, si tout est bloqué, si les entreprises gardent la productivité pour elles et n'embauchent pas. Mais nous avons expliqué toutes les conditions. Maintenant, je ne vois pas un chef d'entreprise, puisque tout est renvoyé à la négociation, signer un accord s'il ne considère pas qu'il y gagne.

J.-P. Elkabbach : Comment allez-vous faire avec un CNPF qui est plus exigeant, a dit J. Gandois, et qui va être, dans son comportement, plus adversaire ?

M. Aubry : Laissons retomber l'orage. Le président Gandois a dit, et je reconnais bien là son sens des responsabilités, qu'on n'allait pas prendre les jeunes en otages. On va commencer à négocier branche par branche sur les embauches de jeunes, limiter leur précarité, améliorer leur formation. On va travailler sur les branches. Quant à la durée du travail, il a toujours été question de travailler entreprise par entreprise. C'est ce que nous allons faire.

J.-P. Elkabbach : Et si vous vous trompez ?

M. Aubry : Ce n'est pas nous qui nous tromperons : c'est tout le monde qui se trompera.

J.-P. Elkabbach : C'est vous qui avez la responsabilité politique et qui prenez les décisions.

M. Aubry : Bien évidemment ! Mais la balle est lancée maintenant dans les mains des syndicats et du patronat. Je suis convaincue que dans notre pays, à la base, parce que c'est là qu'on ressent le chômage, qu'on voit la crainte pour ses enfants, il y aura des accords innovants qui créeront de l'emploi.

J.-P. Elkabbach : Vous ne craignez pas un durcissement du climat social en France ?

M. Aubry : Non. Arrêtons de jouer la guerre les uns contre les autres. Il y aujourd'hui une mauvaise colère. Je suis convaincue que tout ça va se calmer. Je peux vous dire aussi qu'aux Pays-Bas, on l'a déjà fait, et c'est un gouvernement libéral ; que les Italiens s'apprêtaient à le faire ; que les Espagnols viennent de demander une réduction des heures supplémentaires ; que le débat redémarre en Allemagne. Alors, qu'on arrête de nous dire qu'on fait quelque chose que personne ne comprend !

J.-P. Elkabbach : Les 35 heures, c'est aussi pour vous, vous l'appliquerez à vous-même ?

M. Aubry : Oui, bientôt deux fois 35 heures !


Europe 1 : jeudi 16 octobre 1997

M. Aubry : J'ai compris deux choses dans la déclaration du Président de la République : la première est qu'il pensait qu'il fallait aller vers une réduction et un aménagement du temps de travail et la seconde est qu'il fallait pousser les organisations patronales et syndicales à y aller. J'ai très envie de répondre que nous, nous y croyons tellement que nous avons essayé de donner le « la ». Non seulement de généraliser cette démarche de négociation mais aussi de les inciter financièrement à y aller. Je ne peux que me réjouir que le Président de la République n'ait pas dit que la réduction de la durée de travail était la pire des choses à faire, comme nous l'entendons ces derniers jours mais au contraire, considérait que c'était une bonne démarche qui devait être avancée par la négociation. C'est ce que nous faisons et nous allons même inciter financièrement ceux qui veulent y aller.

Europe 1 : Vous répondez par l'ironie mais en fait le chef de l'État...

M. Aubry : Mais, non ! Pas par ironie du tout. Écoutez une partie de la droite aujourd'hui, elle nous explique que la réduction du travail est la pire des choses. Ce n'est pas du tout ce qu'a dit le Président de la République !

Europe 1 : Il dit qu'on ne peut pas l'imposer à l'entreprise surtout si cela met en danger sa bonne santé financière.

M. Aubry : Je suis totalement d'accord avec vous. Vous n'avez pas vu que le gouvernement avait l'intention de ramener à 35 heures la durée réelle ! Vous n'avez pas vu que le gouvernement avait l'intention de faire une réduction du travail qui porte atteinte à la compétitivité. Nous avons au contraire dit et notamment le Premier ministre qu'une bonne réduction de la durée du travail pour créer des emplois doit conserver la compétitivité dans l'entreprise, qu'il faut qu'il y ait une négociation sur les contreparties en termes de souplesse et d'organisation mais aussi en terme d'augmentation maîtrisée des salaires. Je pense que tout ceci montre bien que notre souhait c'est qu'effectivement, cela ne porte pas atteinte à la compétitivité des entreprises, autrement cela ne créerait pas les emplois que nous souhaitons. Donc, nous sommes sur la même démarche et ce que j'entends, encore une fois, là, et ce n'est pas de l'ironie, ce n'est pas les discours que j'ai entendus ces derniers jours de la part de certains amis de J. Chirac qui expliquaient que la réduction de la durée du travail, c'était de la folie, qu'il ne fallait pas du tout y aller et que c'était la dernière chose à faire. Voilà.

Europe 1 : Un sondage montre que les entreprises ne sont pas favorables aux 35 heures et qu'elles ne sont pas intéressées par les incitations financières prévues par l'État.

M. Aubry : Écoutez, pour l'instant, elles n'en ont pas entendu parler puisque nous n'avons annoncé que le minimum. Je ferai une conférence d'ailleurs lundi pour annoncer l'ensemble des dispositions. D'autre part qu'en France, un tiers des entreprises disent qu'elles sont prêtes à y aller, moi très franchement, je considère que c'est un progrès. Et si, effectivement - ce que je crois - un grand nombre d'entreprises va y aller dans les mois qui viennent, parce que beaucoup d'entre elles ont compris que c'était un moyen de réorganiser le travail, de retrouver de la souplesse et en même temps de régler l'un des problèmes qui est le plus coûteux pour elles car, aujourd'hui, les entreprises paient le chômage, eh bien, si un tiers d'entre elles ont déjà compris cela avant même de connaître nos incitations, je trouve que c'est extrêmement favorable.