Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "Libération" du 23 septembre 1997, sur sa volonté de faire évoluer la pratique parlementaire et d'accroître le rôle du Parlement.

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Libération : Vous aviez déjà présidé l’assemblée de 1988 à 1992. En cinq ans, les choses ont-elles évolué ?

Laurent Fabius : Oui, un peu. Mais il est important pour notre vie publique d’aller plus loin afin que l’Assemblée joue pleinement le rôle qui est le sien. La conjoncture est favorable : dans les périodes de cohabitation, la légitimité parlementaire est ressentie comme plus forte. Si on eut que les problèmes du pays soient abordés dans l’hémicycle plutôt que dans la rue, nous devons changer certaines méthodes de travail et ouvrir nos fenêtres. Initiative, contrôle, ouverture : voilà les trois mots clés.

Libération : Lionel Jospin a insisté sur le « gouverner autrement ». Que pourrait être un « légiférer autrement » ?

Laurent Fabius : D’abord développer l’initiative parlementaire. C’est le Parlement qui vote la loi, mais il devrait aussi plus souvent la proposer. L’initiative des députés est aujourd’hui limitée à quatre heures par mois. On appelle cela une « niche ». Le terme est significatif. Or, les parlementaires connaissent le terrain. Ils sentent et expriment la réalité. Ils sont parfois mieux placés que la technostructure pour élaborer des lois. De même, nous n’utilisons pas assez la procédure des commissions d’enquête. Il serait bon d’adopter une sorte de « droit de tirage » pour que la majorité comme l’opposition puisse désormais se saisir sans entrave de sujets de fond. La démocratie, c’est aussi le respect du droit de la minorité. Enfin, même si cela peut paraître futuriste, les nouvelles technologies de l’information et de la communication devraient nous aider à légiférer autrement, à être davantage au contact des citoyens.

Libération : Le contrôle du gouvernement fait aussi partie des prérogatives du Parlement. Comment souhaitez-vous l’exercer ?

Laurent Fabius : Il ne suffit pas de voter des lois – on en vote d’ailleurs en général trop – il faut surtout les appliquer et périodiquement les évaluer. Nous disposons de trois offices parlementaires d’évaluation, associant l’Assemblée et le Sénat. L’office d’évaluation des choix scientifiques et technologiques fonctionne bien, mais sans moyens suffisants. Les deux autres (office d’évaluation des politiques publiques et d’évaluation de la législation) sont récents, ils ne fonctionnent pas encore, faute de moyens. Nous devons valoriser ces offices plutôt qu’inventer de nouvelles structures. Le contrôle du Parlement doit porter sur l’ensemble de l’action gouvernementale. Par exemple, il serait utile de l’étendre aux accords de défense et au suivi des engagements militaires. Autre exemple : sur les questions européennes, je souhaite qu’avant chaque sommet, soit organisé un débat à l’Assemblée, un vrai. À Bruxelles, dans la négociation, un gouvernement qui a le soutien de son Parlement est plus fort.

Libération : Les parlementaires passent trois mois à examiner le projet de loi de finances qui n’a rien à avoir avec celui qui est exécuté. Le « monstre » budgétaire doit-il être corrigé ?

Laurent Fabius : C’est une vieille critique, et elle est fondée. J’ai demandé au président de la commission des finances, Henri Emmanuelli, ainsi qu’au rapporteur général du budget, Didier Migaud, de réfléchir avec les présidents et les représentants de chaque groupe à des modifications sur ce point. Ils remettront leurs conclusions avant la fin de l’année. Peut-être certains budgets « mineurs » n’ont-ils pas besoin de faire l’objet d’un débat en séance plénière, mais seulement en commission. Pourquoi un rapporteur et un contre-rapporteur, représentant l’un la majorité, l’autre l’opposition, ne pourraient-ils suivre un même budget en un examen contradictoire ? Le débat serait plus vivant, plus lisible, plus décisif. La démocratie y gagnerait.

Enfin, il y a l’exécution du budget. Actuellement, elle échappe largement au Parlement, c’est choquant. La Cour des comptes peut nous aider. L’Assemblée, aussi bien pour la préparation du budget que pour le suivi de son exécution, doit posséder un vrai droit de regard et de contrôle.

Libération : En avez-vous parlé avec Lionel Jospin ? Pensez-vous pouvoir vous entendre, là-dessus, avec le chef du gouvernement ?

Laurent Fabius : Sans aucun problème. Il est pleinement conscient des progrès à opérer. Bien sûr, il existe des contradictions. D’un côté, nous souhaitons que la pratique parlementaire évolue, que l’initiative soit plus largement laissée aux députés. De l’autre, l’exécutif a ses contraintes, il doit faire adopter les textes auquel il tient. De même, il faut faire la part de la cohésion majoritaire, impératif sans lequel rien n’est possible, et de la nécessité de préserver la diversité des opinions, la spontanéité des débats, la volonté de proposer. À nous, ensemble, de savoir concilier les transformations à long terme et les échéances immédiates. Beaucoup de changements souhaitables relèvent simplement d’une nouvelle disposition d’esprit. Je crois à la force de la bonne volonté. La rénovation de la vie publique passe par la rénovation du Parlement.

Libération : Parmi les réformes annoncées par l’exécutif, il en est une qui concerne particulièrement les députés : la limitation du cumul des mandats. Y êtes-vous favorable ?

Laurent Fabius : Oui, j’avais fait voter la loi de 1985, audacieuse à l’époque. Je pense qu’il faut désormais aller plus loin.

Libération : Quel modèle de limitation du cumul à votre faveur ?

Laurent Fabius : Certaines interdictions me semblent évidentes : ministre et président d’un exécutif, par exemple, ou parlementaire et maire d’une très grande ville. Au-delà, il faudra savoir où placer la barre. Difficile aussi de séparer cette question de celle du statut des élus locaux ou de la décentralisation.

Libération : Si on limite les mandats de façon drastique, faut-il réformer le mode de scrutin ?

Laurent Fabius : À l’expérience, je crois que le bon mode de scrutin serait un scrutin à dominante majoritaire, avec une dose proportionnelle. Là aussi, il faudra rénover la vie publique. Nous avons été élus sur le thème du changement. Il ne doit pas s’appliquer simplement au contenu de la politique, mais aussi à la manière de la faire.