Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur l'adaptation de la législation de l'audiovisuel à l'évolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), Paris le 18 décembre 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque "Quel audiovisuel pour demain?" à l'Assemblée nationale le 18 décembre 1997

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Mes chers collègues,

Le paysage audiovisuel français, le « PAF » comme on dit si joliment, a longtemps été tourmenté. Un grand morceau de ce qui était public est devenu privé. Ce qui n’existait pas est apparu. En dix ans, beaucoup, sinon tout a été transformé. Et beaucoup changera encore demain. D’un côté, la mondialisation des marchés et son corollaire, la concentration des entreprises audiovisuelles, de l’autre l’explosion du numérique et la multiplication des moyens de diffusion. Le « PAF » devient donc un « PAM », un paysage audiovisuel mondial.

La conséquence de cette accélération dans le monde des images et du son, c’est que le rythme des évolutions techniques, culturelles, industrielles et économiques augmentera dans ce secteur de façon exponentielle. Dans le seul multimédia, les spécialistes – qui ne se trompent pas toujours – estiment que 80 % des services un moment imaginé n’ont jamais vu le jour alors que 80 % des services existant aujourd’hui n’avaient pas été imaginés à l’origine. L’imprévisible est devenu la norme. Dans le passé, la loi s’est souvent limitée à une législation de rattrapage ou à des réglementation d’arrière garde. Celle de 1986 a connu, en une dizaine d’années, pas moins de vingt-deux modifications ! Il faut aujourd’hui savoir en tirer les leçons et éviter que le futur projet de loi prévu l’an prochain soit dépassé à peine adopté. Le juridique doit monter dans le même trait que le technologique. La vie publique ne peut pas être en retard sur la société.

Jeter les fondements d’une législation adaptée à l’audiovisuel de l’an 2000-2010, je sais que Claude Bartolone, le président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, et Didier Mathus, le rapporteur, ont travaillé avec beaucoup d’autres dans ce sens. Je salue leur initiative d’avoir ouvert ces débats par le biais d’auditions publiques et du colloque qui nous réunit.

J’ai dit que les choses allaient vite. Tournons-nous donc vers l’essentiel. Mes propos concerneront surtout la télévision mais je n’oublie pas la radio dont l’avenir doit être commandé par le pluralisme et la diversité. L’essentiel, ce sont, me semble-t-il, plusieurs objectifs : la qualité des programmes, la fiabilité de l’information, la liberté d’accès à celle-ci, le soutien de notre production, ce qu’on appelle – même si l’expression n’est pas très heureuse – la défense de l’exception culturelle. Avec une précision : si ces principes ne peuvent s’appliquer avec la même intensité au secteur privé et au service public, toutes les entreprises audiovisuelles devront néanmoins y être soumis. Pour atteindre ces objectifs, il faudra relever au moins cinq défis.

1. D’abord un défi international. Dans les débats sur les questions d’audiovisuel, nos échanges gardent trop souvent un caractère « franco-français », et même pas francophone. Pourtant, la présence de nos images, de nos informations en Europe et partout dans le monde est une des clés de nos capacités futures. Les Etats-Unis l’ont compris mieux que quiconque. Songeons qu’il y a 15 ans, aucune chaîne de TV américaine n’était diffusée sur notre continent. On en compte plus d’une cinquantaine aujourd’hui. TV5, CFI, FRI – et je ne mets pas en cause les capacités des personnes de ces entreprises – ne sont pas à la mesure du nécessaire. Nous devons donc faire beaucoup plus qu’améliorer la coordination des moyens existants et développer notre offre dans deux directions : les programmes et l’information. Il s’agit de mettre en œuvre un plan audiovisuel stratégique international.

Cette offensive ne pourra pas être seulement nationale. L’avenir de l’audiovisuel français est européen et pas simplement à travers une Lotharingie cathodique. Face aux prétentions américaines, notamment dans le cadre des négociations de l’Accord multilatéral sur l’investissement au sein de l’OCDE, l’Europe doit présenter un front uni autour du principe d’« exception culturelle ». Ce principe ne peut pas se réduire à une politique des quotas et de soutien à la production nationale, il doit être animé d’une véritable ambition industrielle. Nos industries de programmes doivent désormais prendre en compte la dimension mondiale du marché. Or les exportations françaises, cinéma compris, représentent 1,5 % du commerce mondial des produits audiovisuels ! L’État, l’Union européenne devront les aider. Créer un véritable fonds européen de soutien aux industries audiovisuelles pourrit être un moyen efficace.

2. Le deuxième défi et précisément de nature industrielle. Il s’agit de mettre nos moyens industriels au service de la création.

Concernant les seuils de détention de propriété du capital ou des droits de vote des entreprises audiovisuelles, de nombreux pays ont fixé une norme. Je ne vois pas pourquoi la France en serait incapable, notamment dans le multimédia, en faisant attention cependant à ne pas jouer aux apprentis sorciers en faveur des groupes étrangers.

S’agissant de la concentration verticale, entre producteurs et diffuseurs, elle comporte des risques manifestes. Elle est notamment un puissant facteur de standardisation. C’est pourquoi il faudra, à mon sens, établir une séparation plus stricte entre ces deux activités. Pour autant, la production dite indépendante le sera-t-elle vraiment ? Cela implique de créer dans notre pays les conditions d’émergence et de vie d’un « second marché » de la fiction, donc abaisser la durée de détention des droits et limiter leur extension.

3. Le défi démocratique signifie pluralisme de l’information et transparence dans la régulation. La tentation est grande de substituer à la rigueur et à la déontologie de l’information une logique du divertissement qui parfois, déjà, supprime les frontières entre journal et spectacle, animateurs et journalistes.

La question se pose davantage encore pour les chaînes dédiées à l’information. Elles ont une mission d’intérêt général. Un statut particulier pour les sociétés de diffusion audiovisuelles permettrait une avancée : il s’agirait d’identifier clairement les responsabilités, les domaines d’action respectifs des actionnaires, des gestionnaires et de la rédaction. Faut-il laisser des entreprises qui concourent de façon importante à des marchés publics contrôler une société, un groupe de presse écrite ou audiovisuelle, sans que des garanties soient imposées, et sans que l’indépendance managériale des sociétés de radio ou de télévision qu’ils contrôlent soit assurée ? Cela pose incontestablement un problème. Laisse cela à la discussion.

En revanche, je suis convaincu qu’on ne peut prétendre assurer le pluralisme et la fiabilité de l’information sans renforcer les mécanismes de régulation économiques, techniques et cultuels ainsi que leur transparence. Je suis avec attention l’évolution du CSA. Une triple direction me semble devoir être privilégiée : une totale transparence des décisions, avec motivation systématique de ses avis ; une collégialité affirmée ; un pouvoir de sanction exercé et renforcé. Pour ce qui concerne le renouvellement des conventions, il me paraît nécessaire qu’il soit encadré par des conditions indiscutables. Si le CSA devait devenir l’instance de régulation de l’ensemble audiovisuel français (hertzien, câble, satellite), et donc voir ses compétences encore étendues, il faudrait s’interroger sur l’opportunité de lui conserver son pouvoir de nomination des dirigeants du secteur public de l’audiovisuel. Il n’est pas sain qu’une institution soit, à la fois, juge et partie.

4. Le quatrième défi est technologique. Sans maîtrise de la technologie, nos entreprises audiovisuelles seraient condamnées. Après s’être généralisé pour les moyens de production, le numérique touche maintenant les moyens de distribution des images : satellite et câble évidemment, mais aussi – on le voit en Grande-Bretagne et aux États-Unis –, émetteurs hertziens. Les conséquences sont connues : réduction des coûts de diffusion permettant à de nouveaux acteurs d’accéder au marché ; multiplication du nombre de chaînes ; convergence de l’informatique, de l’audiovisuel et des télécommunications. C’est à proprement parler ce qu’on appelle le multimédia. Il ne faut ni sous-évaluer, ni surestimer cette évolution. La diffusion numérique, support privilégié de la télévision payante, jouera un rôle croissant dans le financement de l’industrie des programmes. Pourtant, à échéance 2005, la grande majorité, sans doute les 2/3 de nos concitoyens ne recevront encore que les 6 chaînes nationales et celles-ci se répartiront encore plus de 75 % de l’audience. Le législateur devra en tenir compte.

a) En créant les conditions favorables au développement de la diffusion numérique par une approche globale des supports : câble, satellite, hertzien… Prenons garde de ne pas voter un texte qui soit obsolète dès son approbation, faute d’avoir pris en compte tous les modes de diffusion. On ne peut pas disjoindre les grands modes de diffusion audiovisuels. Développons donc de façon coordonnée les différents modes de distribution des images : câble, satellite, hertzien, pour optimiser l’amortissement des coûts de production.

b) Il faudra aussi s’assurer que cette évolution ne se traduit pas par un accroissement de l’inégalité d’accès aux images. À l’instar de ce qui s’est passé dans le secteur des télécommunications, il convient de définir ce que sera le service universel en matière audiovisuelle. Je constate que plusieurs gouvernements, en Europe, que ce soit en Grande-Bretagne, Scandinavie ou Espagne, veulent développer la diffusion hertzienne numérique pour garantir ce service universel. C’est un progrès, nous devons nous y associer.

Un autre progrès est souhaitable concernant la facilité d’accès à l’image. La révolution numérique, dans notre pays, ne doit pas être entravée sur le plan industriel par une guerre absurde des décodeurs entre chaînes cryptées. Dans l’intérêt du téléspectateur, il serait bon de disposer d’un décodeur unique.

c) Nous devrons, en outre, mettre en place un mode de régulation adapté. Tout ne pourra pas être de l’ordre de la loi et de l’imposition. Dans un monde professionnel légitimement sensible à sa liberté, dans un domaine qui reste celui de la formation des opinions, les autorités de régulation plus que l’administration joueront un rôle essentiel. Avons-nous, dans notre pays, les outils adaptés ? Nous en avons, en tout cas, de très nombreux. Conseil supérieur de l’audiovisuel, Autorité de régulation des télécommunications, Agence nationale des fréquences. Les frontières techniques s’estompant entre audiovisuel et télécoms, sans doute faudra-t-il repenser les missions respectives du CSA et de l’ART, au moins en rapprochant les structures.

À l’heure de l’émergence des NTIC, on ne peut en tous cas pas faire l’économie d’une réflexion sur la viabilité future de notre système de régulation, pour éviter un système où les programmes ignoreraient ce que font les canaux.

5. Enfin et d’abord, le défi culturel : le relever et le gagner doit être le mot d’ordre d’un secteur public fort. Personnellement je crois à la nécessité d’un double secteur, privé et public, en France. C’est d’une complémentarité d’offres et d’ambitions que le spectateur tirera son avantage.

La récente grève de France 3, la situation de France 2 témoignent d’une malaise évident, même s’il a plusieurs aspects. Croissance des ressources inférieure de moitié à celle du secteur privé ; crise d’identité ; poids des producteurs animateurs ; financement handicapé par l’annuité budgétaire ; part trop large faite à la publicité. Il faudra donc évoluer. L’avenir de l’audiovisuel public passe, je le crois, par une moins grande dépendance à l’égard des ressources publicitaires. Pas une suppression, mais une moindre dépendance. Le dynamisme d’Arte prouve que le public, en tout cas une partie, peut être intéressé par des programmes haut de gamme. Si le service public se contente de diffuser les mêmes programmes que le secteur privé en un peu moins bien ou juste en un peu mieux, quelqu’un finira, un jour, par remettre en cause la légitimité même de la redevance. Qui pourra alors l’en blâmer !

Les ressources du secteur public devraient être attribuées avec une régularité pluriannuelle que le président de l’Assemblée nationale, quoique soucieux de préserver les règles de nos finances publiques, doit évoquer, car les gestionnaires de ces entreprises en ont besoin.

Dans le même esprit, je considère que les chaînes publiques – parce que le service public est par nature universel – doivent être accessibles dans les meilleures conditions de couverture et de réception, ce qui implique de ne pas les lier à un seul opérateur, mais d’obtenir de tous les satellites qu’ils les émettent en clair et gratuitement. Mesdames, Messieurs.

Au terme de ces quelques réflexions, je conclurai en pronostiquant que les chaînes s’enrichiront bientôt d’une nouvelle venue : la chaîne parlementaire et civique, qui devrait diffuser à l’automne 1998. Ses modalités sont concertées avec le Sénat. Canal Assemblée a commencé, depuis 1992, à retransmettre en direct nos séances publiques. Nous comptons faire connaître dans les prochaines semaines, après toutes les concertations utiles, les grandes options de cette future chaîne, ses programmes, son organisation, ses partenaires, son financement. Ouverture, objectivité, interactivité seront ses mots d’ordre. Au-delà de la place que cette chaîne trouvera, je l’espère, dans le paysage audiovisuel, je souhaite qu’elle puisse contribuer utilement au développement du civisme dans notre pays !