Texte intégral
Le Monde : Vous venez d’effectuer un voyage aux États-Unis, où vous avez rencontré des investisseurs dans les nouvelles technologies. Quelles leçons en tirez-vous pour la France ?
Dominique Strauss-Kahn : Combler notre retard dans les nouvelles technologies, et en particulier dans les technologies de l’information, est l’un des objectifs essentiels du gouvernement, comme l’a souligné Lionel Jospin à Hourtin cet été. Quand on observe la part prise par ces secteurs dans la croissance américaine, dans la consommation des ménages et plus encore dans l’investissement des entreprises, on ne peut que regretter de ne pas disposer d’un moteur équivalent en France : c’est dans ces nouvelles technologies que peuvent se créer rapidement les emplois qui disparaissent dans certains secteurs industriels traditionnels.
À cette raison économique, j’en ajoute une seconde de l’ordre de la démocratie. L’information c’est, pour résumer, le pouvoir. Pour la première fois peut-être, nous devons faire des choix technologiques qui ont des applications considérables sur la société toute entière. Non seulement nous devons lutter pour ne pas laisser se creuser les inégalités de connaissance entre ceux qui ont accès à l’information et ceux qui en sont privés. Mais, surtout, nous devons être à même de dominer les choix techniques dont les implications sont immenses pour la démocratie. Le combat autour du langage Java est très significatif de ce point de vue.
Le Monde : Lors de la mise en Bourse de France Télécom, vous avez annoncé qu’une partie du produit de la vente des actions de l’État serait réservée au financement du capital-risque. Où en êtes-vous de ce projet ?
Dominique Strauss-Kahn : En 1998, 1 milliard de francs sera effectivement dégagé pour les nouvelles technologies. Sur cette somme, 600 millions de francs permettront de créer un fonds public pour le capital-risque, qui sera géré par la Caisse des dépôts. Il s’agira d’un « fonds pour les fonds » qui ne viendra pas concurrencer les sociétés privées de capital-risque mais leur servira d’appui pour démultiplier le nombre des opérations qu’elles décideront. Si cette action se révèle efficace, de nouvelles sommes pourront être affectées en 1999.
Parallèlement, 150 millions de francs seront réservés au développement de fonds d’amorçage, qui permettent de faire démarrer de très petites entreprises. Cet argent sera destiné en priorité aux entreprises créées pour valoriser des travaux effectués dans les laboratoires publics ou les universités. L’idée, c’est d’essayer de refaire la route 128, près de Boston, où s’est créé un tissu très dense d’entreprises innovantes qui ont essaimé à partir des centres de recherche des environs. Nous menons une première expérience dans ce domaine avec un fonds qui vient d’être créé autour de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA).
Le Monde : Que ferez-vous des 250 millions de francs restants ?
Dominique Strauss-Kahn : Ce seront les 250 premiers millions à mettre dans l’opération « Internet à l’école » annoncée par Claude Allègre, le ministre de l’éducation.
Le Monde : S’agissant des entreprises privées, quel peut être le rôle de l’État dans ces technologies ?
Dominique Strauss-Kahn : L’expérience nous enseigne d’abord sur ce qu’il ne faut plus faire. En premier lieu, des plans sectoriels, type plan calcul. Certains ont fonctionné par le passé, comme ce que j’ai faire en tant que ministre de l’industrie entre 1991 et 1993, pour développer une industrie européenne de semi-conducteurs. Un effort qui a débouché sur le groupe franco-italien SGS-Thomson, qui est une formidable réussite. En second lieu, les commandes publiques. Le jeu ancien d’une forte commande à une entreprise publique dotée d’un monopole a donné des résultats comme la fusée Ariane. Mais ce n’est plus adapté.
Une première action de l’État doit être de se focaliser sur l’analyse des points de blocage du développement spontané et décentralisé de ces secteurs. L’exemple américain montre que cette industrie se développe comme les champignons après la pluie et que 97 sur 100 entreprises créées vont mourir rapidement. L’État doit donc élaborer un contexte favorable à l’éclosion d’entreprises innovantes.
Il doit aussi agir au niveau international. Ainsi, notre intervention est importante pour la réussite du projet de constellation de satellites Skybridge, lancé par Alcatel, qui a besoin d’obtenir des fréquences auprès de l’Union internationale des télécommunications. Les États-Unis bloquent cette demande. Le gouvernement français, en s’assurant l’appui de nombreux pays, notamment de nos partenaires européens et de la Russie, s’efforce d’obtenir gain de cause lors de la négociation qui s’achève, cette semaine, à Genève. De même, au sommet d’Amsterdam, j’ai souhaité au nom de la France promouvoir des initiatives communautaires pour développer l’innovation technologique et le potentiel de création d’emplois des PME. Cet objectif sera concrétisé très prochainement puisque la Banque européenne d’investissement et le Fonds européen d’investissement proposeront bientôt des dispositifs de soutien aux entreprises européennes innovantes pour un montant total sur trois ans de 1 milliard d’écus, soit plus de 6 milliards de francs.
Le Monde : Vous voulez inciter les grandes entreprises à favoriser la recherche dans les PME. Comment ?
Dominique Strauss-Kahn : Il faut faire en sorte que les champions industriels français accordent un minimum de soutien aux potentialités de recherche dans les PME, en favorisant notamment l’essaimage, c’est-à-dire la création d’entreprises à partir de centres de recherche et des grandes entreprises. Aux États-Unis, les grandes entreprises font naturellement appel à leur environnement proche et financent des chercheurs sur leur territoire. À l’inverse, les entreprises françaises s’adressent souvent à des universités américaines. C’est cette tendance que Claude Allègre et moi voudrions renverser. L’un des moyens retenus sera de lier l’obtention de crédits de recherche à la signature de conventions sur la politique d’essaimage.
Le Monde : Quelle est votre réflexion en ce qui concerne la recherche publique ?
Dominique Strauss-Kahn : Le premier moyen d’action de l’État, c’est l’action financière, les subventions de la recherche publique. Le deuxième, c’est l’incitation des entreprises, par exemple par les crédits d’impôt-recherche. Un troisième canal concerne le regroupement d’activités de recherche pour faciliter les travaux des chercheurs. C’est ce qui a conduit à bâtir le réseau national de recherche pour les télécommunications, qui reliera prises par les chercheurs. Une des manières de favoriser la création d'entreprises de haute technologie, c'est de limiter le risque de ruine pour l'entrepreneur. Claude Allègre et moi avons confié à Henri Guillaume une mission sur la diffusion de l'innovation et la recherche technologique, dont les conclusions nous permettront de traiter cette question.
Le Monde : Ne craignez-vous pas que l'effort en faveur de la création d'entreprises high-tech ne se heurte à une insuffisance de projets ?
Dominique Strauss-Kahn : Il faut transformer une génération de chercheurs, de cadres et de jeunes diplômés en créateurs d'entreprises. Plusieurs mesures ont été prises dans le cadre du budget 1998 pour faciliter cette mutation, comme la création de bons de souscription de parts de créateurs d'entreprises. Car il faut que les entreprises puissent se créer avec le moins de coûts fixes possibles. Or les coûts fixes sont constitués par les salaires - il faut donc que les entrepreneurs puissent se rémunérer sur la possibilité de valorisation future de leur entreprise -, les frais financiers - c'est pourquoi nous voulons développer le capital-risque pour que les jeunes entreprises s'endettent moins - et les redevances de brevets - raison pour laquelle il faut faciliter la rémunération d'un apport de brevets par du capital. Il y a beaucoup de brevets qui dorment dans les centres de recherche publics et qui pourraient être exploités par de jeunes entrepreneurs. Mais il ne faut pas pour autant que le système permette à des individus de s'enrichir indûment sur le dos d'organismes de recherche publics. C'est un sujet très important, sur lequel les conclusions de la mission confiée à Henri Guillaume seront précieuses.
Une autre mesure importante prévue dans le budget 1998 concerne le réinvestissement : lorsqu'un actionnaire sort du capital d'une jeune entreprise pour réinvestir dans une autre entreprise nouvelle, il ne sera pas taxé sur la plus-value réalisée.
Le Monde : Ce dispositif est-il suffisant pour créer un fort courant d'investissements dans la haute technologie ?
Dominique Strauss-Kahn : Nous avons inséré, dans notre dispositif, une autre forme d'incitation à investir dans les nouvelles technologies. Jusqu'à présent, la sortie d'un plan d'assurance-vie au bout de huit ans n'était pas assujettie à l'impôt. Nous avons rétabli une taxation de 7,5 % sur les intérêts, ce qui représente déjà la moitié du prélèvement libératoire standard. Mais ceux qui investiront les sommes ainsi dégagées dans des fonds à risques conserveront l'exonération. Nous faisons le pari que les compagnies d'assurances proposeront des produits adaptés pour orienter une partie de l'épargne mutualisée vers le capital-risque. C'est donc tout un ensemble de mesures qui commence à prendre forme. Elles ne constituent d'ailleurs qu'une première étape. Il nous faut aller plus loin et plus vite.