Déclarations de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat chargé de l'action humanitaire d'urgence, sur la prise en charge de l'autisme, sur l'éthique et la génétique, et sur l'accès aux soins des plus pauvres en Europe et dans le monde, Rochefort-sur-Mer le 23 septembre 1995, Paris les 27 janvier, 15 et 22 novembre 1996.

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Pose de la première pierre de l'unité d'accueil pour autistes à Rochefort-sur-Mer, le samedi 23 septembre 1995

Mesdames,
Messieurs,
Chers Amis,

Depuis ma nomination au Gouvernement, j'ai eu l'occasion d'apprécier, à diverses reprises, la disponibilité et l'efficacité des oeuvres hospitalières Françaises de l'Ordre de Malte.

Et d'ailleurs, l'expérience acquise en matière de secours d'urgence a été entérinée par la création de l'entité « Malte Espoir », très opérationnelle, que d'aucuns vous envient.

Aujourd'hui, au regard de la pénurie actuelle dans notre pays de lieux d'accueil réellement adaptés aux enfants, adolescents et adultes présentant un syndrome autistique, je ne peux que me réjouir grandement de participer à la pose de la première pierre d'une nouvelle structure dédiée plus particulièrement à des adultes autistes.

Je tiens à féliciter les oeuvres hospitalières françaises de l'Ordre de Malte d'avoir pris l'initiative de créer cette nouvelle unité d'accueil de douze places, permettant ainsi de répondre à des besoins pressants dans la région Poitou-Charentes et plus particulièrement en Charente-Maritime.

Mes félicitations sont d'autant plus sincères que les personnes autistes apparaissent globalement comme étant les « exclus des exclus » parmi les handicapés, compte tenu d'une part, d'un important déficit quantitatif de places en institution et d'autre part, de certaines insuffisances dans la qualité des prises en charge lorsqu'un accueil est réalisé.

Or nous pouvons mesurer à quel point l'autisme constitue ce que j'appellerai un « sur-handicap » particulièrement lourd. À ce titre, il apparaît clairement que le maintien permanent des sujets autistes à domicile représente une charge écrasante pour les familles et des souffrances psychologiques extrêmement éprouvantes pour l'entourage, à telle enseigne que parfois la survie même de la cellule familiale peut être gravement menacée.

C'est donc parce qu'il convenait de remédier sans tarder à cet état de fait que ma collègue Colette CODACCIONI a souscrit sans la moindre réserve au plan national sur l'autisme, initié par son prédécesseur.

À cet égard, la circulaire interministérielle du 27 avril 1996 constitue un pas décisif, qui n'a pas de précédent dans notre pays, pour améliorer l'accueil des autistes, soulager leur entourage et respecter le libre choix des familles.

Ces instructions demandent à chaque préfet de région d'élaborer un plan d'action conduisant à la création de réseaux coordonnés de prises en charge adaptées pour les autistes, en intégrant dans tous les cas une composante éducative, pédagogique, thérapeutique et d'insertion sociale.

Des moyens financiers exceptionnels en provenance de l'assurance maladie ont été dégagés à hauteur de 100 MF pour financer dès la fin de cette année les créations de places les plus prioritaires.

Vous avez en quelque sorte devancé l'appel, puisque votre nouvelle structure a été autorisée par arrêté du préfet de région du 7 juin 1995 et qu'un effort financier très substantiel de l'État a été consenti, avant même la création de l'enveloppe de crédits spécifiques à l'autisme.

C'est ainsi que la construction de votre unité a fait l'objet d'une subvention de l'État pour un montant de 1,125 MF soit plus de 16 % du total de l'opération.

Par ailleurs, 3,8 MF ont été dégagés sur crédits de l'assurance maladie pour garantir un bon fonctionnement en année pleine de cette structure.

Votre institution va donc prendre tout naturellement place dans le plan régional sur l'autisme actuellement préparé par la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales de la région Poitou-Charentes.

Je note par ailleurs avec satisfaction que les personnels chargés de· réaliser les futures prises en charge ont d'ores et déjà bénéficié d'une formation adaptée au centre universitaire Paul Sabatier à Toulouse.

Par ailleurs, vous le savez, l'Agence nationale pour le développement de l'évaluation médicale devra poursuivre ses travaux sur l'autisme dans deux directions : définition et harmonisation des critères diagnostiques sur l'autisme d'une part, étude des outils méthodologiques d'évaluation des prises en charge des autistes, d'autre part.

Le plan national a également prévu une amélioration sensible des programmes de formation des divers professionnels concernés par l'autisme et le développement d'actions d'aide à la vie quotidienne aux familles en mettant en place des modes de gardes adaptées : crèches, halte-garderie et séjours de vacances notamment pour les jeunes autistes.

Enfin, la recherche sur l'autisme sera stimulée dans ses diverses composantes : recherche fondamentale, clinique et épidémiologique, avec l'appui de l'INSERM et du centre collaborateur français de l'OMS.

Pour conclure, je souhaite insister sur le fait qu'il est du devoir des pouvoirs publics de rester particulièrement actifs et efficaces sur le problème de l'autisme, handicap peu connu et jusqu'à une date très récente très insuffisamment pris en compte dans sa spécificité.

Soyez assurés que le Gouvernement que je représente aujourd'hui apportera un soutien sans faille à toutes les initiatives qui se feront jour pour améliorer la prise en charge des autistes. L'ouverture prochaine de votre nouvelle structure en est l'un des premiers témoignages.


Journées annuelles d'éthique « Génétique et médecine de la prédiction à la prévention » - Discours de clôture le samedi 27 janvier 1996

C'est une belle mission que la vôtre, Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Comité national d'éthique. Veillant aux avant-postes de la connaissance, vous vous efforcez d'adapter nos principes de vie collective, principes de liberté, de solidarité, de responsabilité, aux progrès de la science et des techniques.

À une époque où le fossé se creuse chaque jour davantage entre la progression du savoir universel et la part de celui-ci que chaque homme peut assimiler, vous tissez, vous réinventez sans relâche ces liens du sens en l'absence desquels l'information et la technique arracheraient l'Homme à lui-même, et videraient peu à peu de sa substance le contrat social qui fonde les sociétés libres.

En abordant aujourd'hui, en compagnie d'autres spécialistes, et de personnalités éminentes parmi lesquelles je voudrais saluer particulièrement le professeur Jean Bernard, le passage de la prédiction à la prévention qu'autorisent les progrès de la connaissance génétique, en prolongeant par ces échanges votre avis remarquable du 25 octobre dernier sur ce même thème, vous donnez de votre vocation d'éclaireur – un mot qui retrouve avec vous la plénitude de ses sens – un témoignage particulièrement profond.

Aucune science n'est en effet, au même degré que la génétique, de plain-pied avec tout ce qui, dans la vie des hommes, ne relève pas la science. Ses progrès touchent à de multiples dimensions de notre vie, depuis les lois anonymes de la mutualité et de l'assurance qui cimentent nos sociétés jusqu'aux fibres les plus sensibles, les plus inquiètes du rapport intime que chacun d'entre nous entretient avec son corps.

Historiquement, c'est d'emblée la perspective d'une altération maîtrisée des caractères héréditaires par l'homme, ou d'une amélioration de l'espèce par la sélection volontaire qui ont fasciné ou inquiété dans la génétique. Aujourd'hui pourtant, la menace eugéniste semble, provisoirement au moins, écartée, même si elle appelle une constante vigilance, et les thérapies géniques progressent beaucoup moins vite que la connaissance du génome. La période qui s'ouvre pourrait bien, un jour, s'interpréter comme une « transition génétique », au sens où l'on parle de transition démographique, c'est à dire comme une période de décalage temporel entre deux évolutions aux sources identiques.

C'est en effet d'un savoir nouveau, de nouvelles possibilités de connaissance et de prévision, plus que d'un nouveau pouvoir de guérison, que nous nous trouverons très vite investis. La question de l'utilisation préventive de ce savoir devient alors cruciale.

Or ce savoir, dans beaucoup de cas, présentera un caractère bien plus relatif que ne laissent entendre certaines vues caricaturales, qui négligent la part d'incertitude que comporte souvent le lien d'un caractère et d'une pathologie ; qui négligent surtout le rôle déterminant de l'interaction des facteurs génétiques entre eux, et avec d'autres facteurs tenant à l'environnement ou au comportement des individus.

Ce n'est donc pas une brusque intrusion du déterminisme dans nos vies qui nous attend, mais plutôt une gamme infiniment variée de situations qui, au gré des probabilités d'apparition des pathologies et des possibilités curatives, donneront naissance à de nouveaux équilibres dans la relation de l'individu à son mode de vie, à sa famille, au médecin et au système de soins, au Temps surtout et, à travers lui, au corps social tout entier.

De cette infinie variété, des tendances profondes se dégagent pourtant.

La première est une extension et un approfondissement du champ de la responsabilité individuelle.

Encadrée et soutenue par une adaptation exigeante du principe du consentement éclairé, qui devra jouer à tous les stades, de la prescription du test à la présentation de ses résultats et à l'examen des conséquences qui peuvent en être tirées, la responsabilité de chacun se trouvera accrue, parfois dans des proportions vertigineuses, par la connaissance possible des risques dont il est porteur, a fortiori lorsque ceux-ci engagera le pronostic vital de façon décisive, ou lorsque leur transmission par voie héréditaire sera en cause.

Responsabilité partagée avec le médecin, qui devra accompagner dans la durée un patient transformé par la connaissance qu'il aura acquise de son risque. C'est une véritable éducation à cette responsabilité qui devra peu à peu être pensée et mise en oeuvre. C'est là que se jouera, pour une part, le passage de la prévision à la prévention, et l'avis du comité d'éthique pose les premiers jalons de cette tâche.

Une autre tendance profonde résidera dans la nécessité de renforcer les garanties qui entourent le secret médical. Nécessité d'autant plus vive que la transformation de la nature de l'information médicale ira ici de pair avec d'autres bouleversements : la nécessité de mieux utiliser cette information en économie de la santé, les nouvelles techniques de stockage et de transmission des données qui comporteront, par elles-mêmes, des risques d'atteinte à l'intimité de chacun.

C'est, selon les cas, à l'individu lui-même, à celui qui le soigne, ou à la collectivité tout entière qu'il appartiendra de replacer avec discernement ce voile d'ignorance que la science nous laissera libres de lever.

Enfin, plus profondément, l'ouverture d'un champ immense à l'investigation génétique réduira, de façon globale, la part de l'aléa dans nos sociétés. Les garde-fous fixés avec précision par le comité d'éthique, en matière de relations professionnelles ou d'assurances, nous sont des guides précieux. Ils éviteront que l'information génétique ne serve la discrimination sociale. Il reste que la meilleure connaissance par chacun des risques dont il est porteur modifiera profondément la répartition d'une information vitale dans toute une série de relations sociales.

Sans m'engager trop avant sur ce terrain, il me semble qu'en matière d'assurances notamment, elle imposera, en dernier ressort, des choix cruciaux entre la sélection des risques vers laquelle tendra inévitablement le jeu des acteurs, et le renforcement volontaire, politique, des systèmes fondés sur la solidarité universelle.

S'ils n'entrent pas directement dans le champ de la prévention sanitaire, tous ces enjeux interféreront étroitement avec lui. Comment imaginer en effet qu'une information nouvelle de l'individu puisse fournir un appui à une politique de santé publique si elle constitue, dans le même temps, un ferment de violence et de trouble dans la relation qui lie l'individu au groupe ?

Par-delà les enjeux proprement médicaux de son développement, la connaissance génétique nous laisse, finalement, affrontés à une belle question : en permettant à l'homme de mieux cerner la part de fatalité qui lui échoit, l'aidera-t-elle à mieux discerner la place de sa liberté ?


Conférence internationale « Santé – Précarité – Vulnérabilité en Europe », le vendredi 15 novembre 1996

Pourquoi, alors que l'on a prétendument le meilleur système de santé et de protection sociale, y-a-t-il tant de gens exclus des soins ?

Pourquoi, alors que l'on possède une couverture sanitaire exceptionnelle et un plateau technique des plus performants qui permettent, que l'on soit clochard ou PDG, quelle que soit sa race, son âge ou sa façon de penser, d'être secouru en moins de 10 minutes et pris en charge dans un service de réanimation, pourquoi y-a-t-il des exclus des soins ?

Pourquoi, alors que les services d'urgence accueillent tout le monde, est-ce si difficile pour certains d'accéder à l'hôpital ?

Mais, beaucoup plus grave, pourquoi certaines personnes n'ont-elles ni le désir, ni l'envie d'aller se faire soigner ?

S'il y a tant de gens exclus des soins, c'est parce que le rapport à l'exclusion des soins est symptomatique.

Autrement dit, plus les gens sont désocialisés moins ils manifestent le désir de se soigner, et plus nos institutions sont, par leur complexité et par un curieux paradoxe lié à leur performance, sourdes et aveugles à ce symptôme.

Le symptôme de l'exclusion des soins

Ce symptôme est le signe de l'exclusion sociale.

Il convient avant tout de rappeler que le soin est une notion complexe qui inclut le soin physique, le soin psychique et l'attention.

Pour donner des soins de qualité, il faut avoir ce souci de l'autre, l'inquiétude d'autrui, c'est à dire qu'il faut mettre au centre du questionnement sur le soin, le problème de l'altérité : qu'est-ce que l'autre et comment puis-je lui être utile ?

C'est implicitement ce que depuis longtemps, chaque soignant se fixe comme horizon. Mais l'horizon s'est déplacé.

Dans notre culture de ces trente dernières années, tout objet matériel ou immatériel est un objet de consommation.

Il n'y a aucune raison que la médecine échappe à ce concept et qu'elle soit perçue différemment car c'est un objet d'actualité.

J'en veux pour preuve en particulier le médicament, les actes médicaux en général et le grand nombre de spécialités qui se présentent comme des biens de consommation.

Qu'on n'y voit pas la moindre critique de ma part. C'est seulement un constat. En effet, il est juste de rendre un bon service dans des normes éthiques de la consommation, dans la mesure où chacun sait que le client est roi.

Mais évidemment, moins on a de surface sociale plus l'accès à la consommation est difficile et, plus on est désocialisé moins on a envie de consommer.

Dans ces conditions, le client sent bien qu'il n'est plus roi, ni même prince, il est manant.

Aujourd'hui, la santé est perçue comme un état de complet bien-être.

En réalité, j'imagine que nos confrères, ne serait-ce que ceux de la génération de mon père, auraient regarder cette définition avec beaucoup de curiosité et d'ironie, voire auraient penser à une caricature. Ils savaient bien, eux, que nous vivons dans un monde en pleine évolution. Leur expérience le leur démontrait chaque jour.

La santé est un compromis constant, une négociation de tous les instants avec l'environnement. Les preuves en ont été données par Pasteur, Claude Bernard et Magendi.

La médecine psychosomatique nous a montré que la maladie n'est pas un processus mortifère mais une tentative tordue de vie et donc un processus de négociation. Certains disent même que l'accident relèverait de ce mécanisme.

Or, voici que l'on considère l'organisme, par analogie aux autres biens de consommation, tels que la télévision, les machines à laver ou les ordinateurs, comme une simple machinerie.

L'organisme peut en effet être comparé à une machine dont chacun dispose et que l'on peut réparer, que l'on doit réparer. Quitte à changer, ici ou là, les pièces défectueuses. Car la finalité d'une machine est de ne jamais casser. D'ailleurs, même les mots employés font appel au vocabulaire de la mécanique puisqu'il est habituel de parler d'usure pour évoquer le vieillissement. On considère ainsi l'hôpital comme un garage, en oubliant la condition d'homme.

Probablement, l'homme est une machine, on le sait depuis le XVIIIe siècle, mais c'est une machine complexe, mortelle, mais surtout une machine à produire du sens.

Dans ces conditions, la santé est le maintien ou la remise en état d'une machine, mais dans son fonctionnement initial, c'est à dire dans sa capacité à produire du sens, de l'intelligence et de l'amour.

Les spécialistes sont très puissants dans leur fonction d'expert. Mais bien qu'ils portent le même titre, qu'est-ce qu'un orthopédiste peut raconter à un ophtalmo ? Ou qu'est-ce qu'un radiologue peut partager avec un neuropsychiatre ?

Les experts sont dans la forteresse, dans leur toute puissance, mais coupés de l'universel.

Le fond du problème est le référent universel qu'est la santé et donc la condition humaine.

Les grands exclus n'ont plus de corps parce qu'ils n'ont plus l'image inconsciente de leur corps.

Ils n'ont ainsi plus de demande. C'est le syndrome des 3D :

– dépression ;
– dépréciation ;
– découragement.

En premier lieu, si l'on veut vraiment faire quelque chose pour l'accès aux soins des plus démunis, il faut se rappeler que le soin comporte trois volets : le soin physique, le soin psychique et l'attention. Il s'accompagne du prendre soin qui est l'approche pleine de sollicitude pour l'autre et donc il faut se porter au-devant de ceux qui ne sont plus consommateurs, qui ne demandent rien parce qu'ils ne sont plus roi.

Il faut alors leur proposer le soin complet.

Ensuite, il faut élargir l'horizon de la santé en ayant à l'esprit qu'il s'agit certes de réparer une machine mais surtout de vérifier son fonctionnement et le fonctionnement de la machine humaine c'est, bel et bien, la demande de sens.

Voici, en quelques mots, ce que je tenais à vous dire en introduction de cette conférence.

A la lecture du programme de ces deux jours, je sais que votre travail sera difficile mais fructueux et que les conclusions qui en seront tirées seront importantes pour l'avenir.

Je vous souhaite donc bon courage et je vous remercie.


II° Forum de la gestion de la santé 1996 : vendredi 22 novembre 1996

Mesdames et Messieurs,

Les travaux et les échanges auxquels ce forum a donné lieu sont si denses qu'ils se prêtent mal à un résumé trop abrupt, et plutôt que de clore vos débats, je voudrais les prolonger par une réflexion de nature politique.

Si les progrès de la gestion de la santé nous permettent en effet, de plus en plus, de comparer les ressources que nous lui affectons et les résultats obtenus, ils nous laissent maîtres de nos choix collectifs.

La responsabilité qui s'attache à ces choix s'accroît à mesure que, mieux éclairés par la connaissance, ils deviennent plus explicites. L'exercice de cette responsabilité devient plus douloureux, à mesure que l'extension des possibilités ouvertes par la technique nous contraint, dans l'utilisation d'une ressource financière limitée, à renoncer, dans certaines situations, à utiliser certaines thérapeutiques.

Moins que le rationnement des soins, qui est un slogan nourri d'arrières pensées, mais dépourvu de portée sérieuse, il me semble que ce qui est en cause dans les réformes entamées dans plusieurs pays pour mieux gérer la santé, et dont vos travaux ont fort bien rendu compte, c'est le partage de la responsabilité.

Dans ce domaine, il nous faudra apprendre à assumer la complexité ; s'il est souhaitable qu'un Parlement élu se prononce sur les ressources qu'un pays veut consacrer à sa politique de santé, et sur les modalités de leur prélèvement, ce choix d'ensemble résulte aussi de l'agrégation de multiples décisions qui, pour certaines, conservent un caractère irréductiblement médical.

C'est à la responsabilité politique que je m'en tiendrai aujourd'hui, en vous livrant deux réflexions simples qui ont trait, toutes deux, à l'inégalité devant la santé. La première concerne notre pays ; la seconde m'amènera à évoquer les populations de pays bien plus pauvres que le nôtre, au sein desquelles j'ai longtemps exercé la médecine, à travers l'exemple concret de la morbidité de la mortalité des enfants.

En France tout d'abord, malgré nos efforts et les progrès accomplis, une part de la population accède mal à des soins appropriés. Face à cette question, le gestionnaire distinguera le problème de l'accès aux droits de celui de l'organisation des soins, même si certaines solutions de terrain permettent de les prendre en compte conjointement.

S'agissant de l'accès aux droits, les dépenses d'aide médicale gratuite se montent à 3 milliards de francs environ, et il n'est pas besoin de souligner devant les spécialistes que vous êtes que cette somme est infime si on la rapporte à la masse des dépenses d'assurance maladie. Il suffirait sans doute de la doubler pour substituer, à un système complexe et coûteux dans sa gestion, une aide homogène dans ses principes, fondée sur la prise en charge automatique des personnes à 100 % en dessous d'un certain niveau de revenu, et pour mettre fin à une grande part des difficultés.

La généralisation de l'assurance maladie, préparée par le gouvernement, favorisera dans un second temps cette simplification ; souhaitons que la volonté politique permette, le moment venu, d'aboutir à un progrès décisif.

Quant à l'organisation des soins, nous l'avons très largement prise en compte dans le projet de loi de cohésion sociale actuellement soumis à une large consultation nationale et départementale. Par la mise en valeur du rôle des réseaux dans l'accès aux soins des moins informés, l'adaptation de l'accueil à l'hôpital, la réorganisation de la prise en charge de la tuberculose, dont la résurgence scandaleuse marque bien l'inadéquation de nos structures, par le renforcement de la médecine préventive pour les jeunes et de la prise en charge sanitaire dans les structures d'urgence sociale.

Une fois le cadre fixé par la loi, cette organisation des soins sera d'essence locale, et la responsabilité de tous les acteurs se trouvera engagée, aux côtés de celle de l'Etat, dans cette politique d'adaptation permanente aux vrais besoins des plus défavorisés.

S'il fallait aller au-delà, et tracer une seule perspective, je dirais volontiers que les réformes en cours, y compris celle de la Sécurité sociale, m'apparaissent comme l'amorce d'un long travail pour infléchir nos choix collectifs de façon à faire plus de place à la médecine préventive. Tous les progrès de la connaissance en matière de gestion de la santé nous enseignent qu'elle est la source potentielle de progrès décisifs dans l'allocation des ressources, et de réduction en profondeur des inégalités. Quand nous aurons progressivement retrouvé la maîtrise de nos choix, c'est dans cette direction qu'il nous faudra aller toujours plus avant.

Mais c'est en nous tournant vers le Monde que nous apparaît, de la façon la plus flagrante, l'écart qui sépare nos actions de la connaissance de ce que nous avons, grâce aux progrès de l'économie de la santé, du champ des possibles.

8 millions d'enfants de moins de cinq ans, soit 25 000 par jour, meurent chaque année d'affections que nous savons guérir pour un coût très réduit. Ce chiffre devrait nous révolter plus que tous ceux que nous recevons chaque jour sur un mode plus spectaculaire, mais il faut, pour en apprécier la signification, le mettre en perspective et prendre d'abord la mesure de certains progrès accomplis.

En 15 ans, la couverture vaccinale a été portée d'environ 25 % à presque 80 % des enfants du monde en développement, ce qui a permis d'éviter chaque année plus de trois millions de décès dus à la diphtérie, à la rougeole, à la coqueluche et au tétanos. De même, les cas de poliomyélite ont été ramenés d'environ 400 000 par an à moins de 100 000. Egalement depuis 1980, la technique connue sous le nom de thérapie par réhydratation orale a été mise à la disposition de la plupart des communautés pauvres, sauvant chaque année un million d'enfants environ qui sans cela seraient morts de déshydratation diarrhéique. Plus récemment, un pas conséquent a été fait dans la lutte contre la carence en vitamine A, qui accroît le risque létal des maladies courantes et qui intervient chaque année dans le décès de un à trois millions d'enfants.

Cet effort n'avait pas pour seul objectif de sauver des vies. La prévention et le traitement des maladies communes aident à protéger la croissance et le développement normal d'enfants bien plus nombreux encore. En particulier, la campagne d'iodation du sel visant à éliminer les troubles dus à la carence en iode, de loin la principale cause d'arriération mentale évitable dans le monde, est proche du succès total dans 30 pays.

En résumé, les progrès accomplis en une génération ont sauvé chaque année la vie à quelque cinq millions d'enfants et en ont préservé au moins 750 000 d'une infirmité physique ou mentale.

Il faut donc avoir conscience du chemin accompli, et ne pas verser dans une dénonciation tous azimuts de l'égoïsme des pays riches. Il faut également remarquer que l'effort consenti pour la santé et la qualité des politiques menées n'est pas toujours, il s'en faut de beaucoup, proportionnel au niveau de pauvreté des pays en cause, ce qui souligne la responsabilité politique qui incombe à leurs dirigeants.

Mais nous devons également nous mobiliser pour aller au bout de ce chemin. Nous devons, par exemple, garder en mémoire que la couverture vaccinale est un combat à renouveler sans cesse, et qu'un taux de 70 % ou de 80 % laisse de côté les enfants des familles les plus pauvres, qui sont aussi les plus vulnérables sur un plan sanitaire.

Or, les travaux récents de l'OMS et de l'UNICEF montrent que des progrès décisifs peuvent être accomplis pour un coût modique. 80 % des enfants examinés dans les centres de santé de première intention souffrent en effet de l'une ou plusieurs des cinq affections les plus fréquentes : diarrhée, rougeole, infections respiratoires, paludisme ou malnutrition. Le coût de leur traitement est assez modeste, et les conseils à donner à leurs parents assez simples.

Ainsi, pour relever ce défi, l'OMS et l'UNICEF estiment qu'il faudrait former 850 000 agents de santé, selon des directives qui peuvent être assimilées au terme d'un stage de 11 jours de travail intensif. Le chiffre impressionne, mais le coût de cette formation serait de 200 millions de dollars seulement, soit 0,2 % de la somme que les gouvernements des pays en développement consacrent à leurs services de santé, ou 2 % du budget annuel de l'aide publique au développement d'un pays comme la France. Il suffirait alors que ces agents aient à leur disposition 14 médicaments de base pour répondre à 80 % des besoins des enfants. Si chaque enfant de moins de cinq ans dans le monde en développement devait recevoir tous ces médicaments deux fois par an, le coût total resterait inférieur à 200 millions de dollars par an.

En supposant même que la formation doive être renouvelée chaque année, la somme totale consacrée à ce programme représenterait ainsi moins de 1 % du budget de santé annuel des pays en développement.

Toutes les données techniques et financières montrent donc qu'il est possible, pour un coût infime rapporté au résultat attendu, d'accomplir des progrès extraordinaires dans le domaine sanitaire et de sauver chaque jour des dizaines de milliers d'enfants. Ici s'arrête le message de l'économie et de la gestion ; ici commence le domaine de la responsabilité politique.

Soigner les plus pauvres est largement à notre portée. Les progrès de la gestion de la santé et de la connaissance des coûts nous l'enseignent. Mais qu'il s'agisse des plus pauvres de nos pays, ou surtout de ceux qui habitent les pays plus déshérités, c'est face à cette question que se mesure la réalité d'une solidarité partout affichée, et qui semble marquer le pas en cette fin de siècle, en même temps que s'estompe le sens du progrès humain et social.