Texte intégral
Le Figaro : Vous êtes chef de la campagne et vous dites que vous ne serez pas premier ministre. Comment est-ce possible ?
Alain Juppé : En tant que Premier ministre, je suis le chef de la majorité sortante. Mais c’est une équipe, celle que nous formons avec tous les responsables de la majorité qui mènent campagne. J’ai déjà dit que je n’étais pas candidat à ma succession et que seul le Président de la République a la prérogative de choisir le Premier ministre. Mon seul objectif, c’est que le RPR et l’UDF gagnent les élections.
Le Figaro : M. Jospin déclare que droite et gauche sont au coude à coude. Comment réagissez-vous ?
Alain Juppé : Vous savez, la tradition politique de la France a toujours été de connaître des situations préélectorales où les pronostics sont serrés. Il faut donc, jusqu’au dernier moment, se battre pour expliquer ses projets et ses convictions à ceux qui sont déçus ou incrédules ou indécis. C’est la démocratie. En plus, cette fois-ci, on assiste à une multiplication des candidatures. C’est pourquoi le premier tour est plus difficile car les votes seront dispersés. Il faut aller voter parce que l’abstention donne toujours raison à ceux qu’on ne voudrait peut-être pas voir arriver au pouvoir. Il vaut mieux exprimer un choix dès le premier tour et naturellement le confirmer au deuxième tour.
Le Figaro : N’avez-vous pas ressenti, y compris chez des dirigeants ou des électeurs de la majorité, une sorte de rejet personnel au cours de la campagne ?
Alain Juppé : Pas du tout. Je me suis déplacé beaucoup en France et j’ai trouvé partout beaucoup d’intérêt, d’attention et de sympathie.
Le Figaro : Qu’avez-vous appris, sur les erreurs qui ont été commises, par exemple ?
Alain Juppé : J’ai beaucoup appris sur les attentes des Français, sur leurs difficultés bien sûr, mais aussi sur leurs espérances, sur leur courage et leur lucidité. Beaucoup ont conscience qu’il fallait engager des réformes pour assurer l’avenir. Je prends un exemple : récemment, j’ai eu, de nouveau, l’occasion de passer près de deux heures avec des médecins, pour essayer de leur expliquer la philosophie générale de la réforme de la Sécurité sociale, ses intentions, sa portée réelle. En en parlant, on arrive à dissiper un certain nombre de doutes, ou d’ambiguïtés. C’est pour cela qu’une campagne est utile.
Le Figaro : Vous avez réussi à les convaincre de l’utilité des sanctions collectives ?
Alain Juppé : Sur ce point, il y a toujours de fortes réticences. Mais, je le répète, ce ne sont pas des sanctions, mais plutôt un système de régulation dont tout l’objectif est de maintenir notre médecine à la française, ni étatisée, ni privatisée à l’américaine et sans quota individuel d’actes. Là comme ailleurs, il faut poursuivre le dialogue. Au fond, nous devons aller vers une nouvelle manière de gouverner, une nouvelle forme de démocratie, qui rapproche davantage la décision de celui à qui elle s’applique.
Le Figaro : « Gouverner autrement », on l’a souvent entendu…
Alain Juppé : Effectivement, la formule n’est pas de moi, mais nous sommes aujourd’hui devant des échéances qui permettront de lui donner un véritable contenu. J’ai dit à Clermont-Ferrand que nous entreprendrons d’abord une réforme profonde de l’État ; qui permettra d’alléger l’État central, l’État à Paris, en ramenant le nombre de ministères à quinze, ou même peut-être en dessous. Ce serait une façon de resserrer les administrations centrales en diminuant leurs effectifs et de mettre davantage de fonctionnaires sur le terrain. Il faudra en profiter pour changer leur mode de formation, par une réforme approfondie de l’ÉNA.
Le Figaro : Si le gouvernement est ramené à quinze ministres, les ministères qui disparaîtront seront-ils remplacés par autant de secrétariats d’État ?
Alain Juppé : Il n’y a pas de pays moderne qui fonctionne sans secrétaires d’État. La grande novation tient moins au nombre de ministères qu’à l’introduction de la notion de cabinet qui n’existe pas en France. En effet, les secrétaires d’État ou les ministres délégués n’ont pas vocation à participer conseils des ministres. Lorsqu’il compte trente ou trente-cinq membres, comme c’est traditionnellement le cas en France depuis toujours, le Gouvernement ne peut pas fonctionner comme une équipe politique. On ne peut pas délibérer à trente-cinq. Lors des séminaires gouvernementaux, nous étions trente-trois : il est difficile de faire un tour de table où chacun puisse s’exprimer complètement. C’est frustrant pour tout le monde. À douze ou même quatorze, il peut y avoir un véritable échange, qui permette à l’ensemble des ministres d’exprimer une appréciation publique, non seulement des dossiers qui les concernent mais aussi sur l’ensemble des sujets.
Le Figaro : Le fonctionnement en cabinet ne rend-il pas indispensable la présence des chefs de parti au gouvernement ?
Alain Juppé : Sans doute, mais cela ne peut suffire à composer un gouvernement ! Ce qui compte, c’est la compétence, l’expérience, la qualité des personnes, qu’elles soient issues du monde politique ou de la société civile.
Le Figaro : Peut-on imaginer que le Premier ministre soit issu de cette société civile ?
Alain Juppé : Je le répète, ce n’est pas ainsi qu’est nommé le Premier ministre. Je voudrais revenir sur la réforme de l’État. Le deuxième volet de cette réforme, c’est un nouveau transfert de compétences, du même ordre que celui qui s’est opéré en 1981-1982, au profit des régions et des départements. J’ai indiqué un certain nombre de pistes, pour les régions, en ce qui concerne la formation professionnelle, l’emploi, une partie de la politique culturelle, les transports ferroviaires. Il faudra aussi donner aux exécutifs régionaux le moyen de gouverner. C’est la raison pour laquelle nous déposerons immédiatement un projet de loi pour mobiliser le mode de scrutin régional dans le cadre de la circonscription régionale, avec une prime majoritaire qui permettra de dégager un véritable exécutif.
Le Figaro : La majorité n’en voulait pas avant la dissolution. Comment l’avez-vous convertie ?
Alain Juppé : C’est précisément le mérite de la dissolution. Nous avions dit : on ne change pas la règle du jeu à un an des élections. Aujourd’hui, nous avons l’occasion de poser la question aux électrices et aux électeurs. S’ils votent pour nous, cela signifiera que nous avons mandat pour le faire. Pour revenir aux transferts de compétences au département, il faudra aussi introduire le droit à l’expérimentation. Beaucoup de présidents de conseil général nous demandent de tenter des expériences comme nous l’avons fait pour la prestation dépendance des personnes âgées. Nous pouvons ainsi vérifier l’efficacité d’une méthode avant de la généraliser. Voilà notamment ce que veut dire « gouverner autrement ». Dans cet esprit, l’un des premiers projets de loi à déposer concernera la modernisation du mode de scrutin régional, du mode de scrutin européen, une disposition nouvelle sur les cumuls – un seul mandat parlementaire et une seule fonction exécutive – et, je le souhaite personnellement, sur la place des femmes dans la vie politique.
Le Figaro : Un seul mandat exécutif, dites-vous. Quels sera votre choix ?
Alain Juppé : J’ai déjà dit ce que je ferai dans cette hypothèse. L’enjeu des élections législatives n’est pas le destin d’Alain Juppé, c’est : quelle politique fera-t-on demain pour la France, et avec quelle majorité ?
Le Figaro : Cette loi sur la modernisation de la vie politique impliquera-t-elle une révision constitutionnelle ?
Alain Juppé : Pour le cumul, c’est inévitable. Interdire le cumul d’un poste au gouvernement et d’une fonction exécutive locale suppose de rajouter une incompatibilité ministérielle à celles qui existent déjà. Comme elles sont fixées par la Constitution, il faudra la modifier. Les modes de scrutin, eux, ne sont pas constitutionnels. Reste la question de l’accès des femmes à la vie publique. J’ai déjà dit que j’étais personnellement favorable à ce qu’une disposition de nature constitutionnelle le facilite à titre provisoire et transitoire. Aujourd’hui, une loi qui, par exemple, instaurerait pour dix ans une proportion d’un tiers de femmes parmi les candidats aux élections à la proportionnelle serait anticonstitutionnelle.
Le Figaro : La campagne paraît focalisée autour de Juppé et de Jospin. À qui la faute ?
Alain Juppé : Elle ne l’est que dans quelques sphères parisiennes. Je le vois quand je suis sur le terrain. La gauche et la droite, ce n’est pas Jospin et Juppé. Je ne veux pas m’engager dans ce faux débat. Le vrai débat, c’est la différence entre la politique de la France telle que la mènerait la coalition PS-PC et celle que propose l’union RPR-UDF. Tout le monde veut une France plus généreuse, plus fraternelle, avec une meilleure protection sociale, mais au fil des semaines, la campagne a fait apparaître très clairement deux différences fortement marquées, sur l’Europe et sur la politique économique. La stratégie européenne de M. Jospin va nous conduire au blocage de tout ce qui est engagé depuis maintenant dix ou vingt ans, et donc inévitablement, à la crise de l’Europe et à l’isolement de la France. D’abord, il y aura incompatibilité de convictions, entre le PS et le PC. J’ai été frappé, à chaque séance de questions d’actualité, de voir depuis deux ans le PC faire du Traité de Maastricht le responsable de tous nos maux et réclamer à cor et à cri son abrogation ou sa renégociation.
Le Figaro : Dans la majorité, Philippe Séguin ou Philippe de Villiers le font aussi…
Alain Juppé : Ils l’ont peut-être fait dans le passé, mais j’ai entendu Philippe Séguin dire que le peuple français avait ratifié le traité et que c’était maintenant un fait. Qu’on doive essayer d’en tirer le meilleur, tout le monde est d’accord. Mais la mise en œuvre des promesses électorales de M. Jospin et les déficits qui en résulteraient, nous ferait immédiatement sortir de l’épure de la monnaie unique. Elle ne se ferait pas, et cela provoquerait immédiatement des turbulences majeures sur le plan économique. Quant à notre politique européenne, elle est claire. Nous pensons qu’il faut donner à l’Europe des institutions plus démocratiques et mieux contrôlées, qu’il faut l’élargir et la renforcer en la dotant d’un système de sécurité qui lui soit propre. Nous pensons que le renforcement de l’Europe passe aussi par la monnaie, à condition d’en faire non seulement un instrument de stabilité mais aussi un instrument de croissance, et enfin qu’il faut mettre au cœur de la construction européenne la dimension humaine et sociale qui lui manque aujourd’hui. Voilà nos convictions et comment nous voulons défendre les intérêts de la France en Europe. C’est la politique du Président de la République. Les échéances qui viennent nécessitent de parler d’une seule voix.
Le Figaro : Vous parliez de la stratégie économique ?
Alain Juppé : Sur la stratégie économique, le choix est d’une limpidité de plus en plus grande malgré les atermoiements, les corrections de tir et les petits mensonges du PS, qui ne veut pas effrayer tel ou tel secteur. L’orientation générale des socialistes et des communistes va vers plus d’intervention de l’État, plus de dirigisme, plus de prélèvements obligatoires, et donc moins de libertés et moins de créations d’emplois. Prenez l’une des propositions les plus caricaturales de cette orientation, les 700 000 emplois publics. M. Jospin m’a cherché querelle : il n’y aurait seulement que 350 000 emplois de fonctionnaires. Mais comme les 350 000 autres seraient subventionnés à 50 % ou plus par l’État, dire qu’ils ne seraient pas publics fait partie des petits, voire même des moyens mensonges. Ils coûteraient 50 milliards de francs aux finances publiques, ce qui veut dire 50 milliards d’impôts en plus. D’ailleurs, ça n’a pas traîné, M. Vaillant a annoncé qu’un gouvernement PS-PC renoncerait à la baisse de l’impôt sur le revenu qui a été votée. L’exemple du temps de travail est tout aussi caricatural. Alors que la moitié des PME sont en France dans une situation fragile, comment voulez-vous qu’elles puissent supporter le choc des 35 heures payées 39 heures ? Avec, en plus, une conférence nationale sur les salaires pour les augmenter. Ce n’est pas 35 heures sans diminution de salaire : c’est 35 heures avec augmentation de salaire. À qui fera-t-on croire qu’on peut toujours travailler moins et gagner plus ? La vérité, c’est que tout cela, c’est la faillite des PME et l’explosion du chômage.
Le Figaro : En quoi votre conception de la réduction du temps de travail se différencie-t-elle de celle du PS ?
Alain Juppé : Elle s’intègre dans une stratégie économique sur l’emploi, qui s’organise autour de cinq thèmes fondamentaux : la baisse des impôts et des charges ; la simplification juridique et notamment la mise en place d’un statut spécifique pour nos toutes petites entreprises ; la formation en alternance pour 400 000 jeunes ; une pratique intelligente de la réduction du temps de travail, décentralisé au niveau de l’entreprise, et non pas imposée par la loi et enfin, cinquième front, les emplois de proximité. Au 1er juillet 1997, la mise en œuvre de la prestation dépendance concernera 300 000 personnes âgées. Sur deux ans ou trois ans, elle créera 50 000 emplois. La stratégie que nous proposons est de nature à amplifier le renversement de tendance qui fait que notre économie crée à nouveau des emplois, alors que la politique socialiste brisera cet élan.
Le Figaro : Si vous deviez résumer les effets du programme socialiste, ce serait « moins d’Europe, plus de chômage et plus d’impôts » ?
Alain Juppé : C’est moins d’Europe, c’est plus d’impôts à coup sûr et c’est au total, effectivement, plus de chômage. Qu’est-ce que Lionel Jospin nous propose, à peu près sur tous les sujets ? Les vieilles recettes du socialisme. Je rappelle que chacune des deux législatures de la gauche, en 1981 puis en 1988, s’est soldée par 700 000 chômeurs de plus.
Le Figaro : Selon les sondages, une majorité de Français pensent que la réduction du temps de travail, ou les 35 heures payées 39, seraient une bonne solution pour l’emploi. Votre propre majorité a donné des gages dans ce sens, par exemple avec la loi Robien. N’est-elle pas allée trop loin ?
Alain Juppé : Non, pas du tout. La réduction du temps de travail, ce n’est pas un dogme, c’est une négociation au sein de l’entreprise. C’est toute la différence avec les socialistes qui veulent imposer brutalement par la loi une réduction uniforme à toutes les entreprises.
Le Figaro : Et que répondez-vous à ceux qui pensent qu’augmenter les emplois de fonctionnaires serait une bonne façon de réduire le chômage ?
Alain Juppé : La plupart des sondages que j’ai lus montraient que la proposition socialiste de créer 700 000 emplois publics ou semi-publics n’était pas crédible aux yeux des Français. Nos compatriotes comprennent bien qu’elle aboutit forcément à une augmentation des impôts.
Le Figaro : La majorité assume-t-elle suffisamment ses choix, par exemple, en ce qui concerne les baisses d’impôts ?
Alain Juppé : C’est un des thèmes forts de la campagne, depuis le début. Nous avons fait voter une baisse de l’impôt sur le revenu avec un nouveau barème pour cinq ans. Au total, l’impôt sur le revenu serait de 75 Md, c’est-à-dire, un quart de son montant. 32 Md de baisse bénéficieront directement aux familles. Nous voulons réduire également l’impôt sur les transmissions d’entreprises et inciter fiscalement le particulier à investir dans les PME.
Le Figaro : Vous avez dit qu’entre la politique menée depuis 1995 et le projet de la majorité, il n’y aurait « ni rupture, ni continuité ». Pouvez-vous préciser ?
Alain Juppé : J’ai repris la formule parce qu’on m’a posé la question, je n’en ai pas fait un slogan. Il n’y a pas de rupture, parce que l’on ne change pas le Président de la République. Dans les institutions de la Ve, c’est la seule façon de provoquer une vraie rupture. Moi, je n’ai pas envie de changer de président. Je pense que les orientations qu’il a données sont très bonnes. Dans la campagne de Jacques Chirac, il y avait deux idées : l’esprit de conquête et la lutte contre la fracture sociale. Mais nous avons toujours dit qu’il y avait une première étape, celle du redressement. Elle est aujourd’hui à peu près achevée, comme le prouve la baisse de nos taux d’intérêt. Cette baisse traduit la confiance de tous ceux qui considèrent que la France est redevenue un pays sérieux, dans sa gestion économique et financière. Le franc se tient bien. Nous devons conserver cet acquis mais nous pouvons maintenant passer non pas à une autre politique, ce qui n’aurait pas de sens, mais à une nouvelle étape. Les fondations sont jetées, nous pouvons élever les murs.
Le Figaro : Cette « continuité » n’explique-t-elle pas l’incompréhension qui continue à entourer la dissolution ?
Alain Juppé : Je ne perçois pas d’incompréhension. Dès la première semaine, une majorité des Français considéraient que la dissolution était justifiée. Les gens comprennent parfaitement que nous étions entrés dans une période de onze mois de précampagne électorale, avec tous les phénomènes d’attentisme que cela suppose.
Le Figaro : Souhaitez-vous que le Président de la République intervienne de nouveau avant le second tour ?
Alain Juppé : Je suis toujours un peu surpris d’entendre des responsables politiques dire ce que devrait faire le Président de la République. J’ai une autre idée de la fonction. C’est à lui de juger de l’utilité et de la forme d’une éventuelle intervention. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’à chaque fois qu’il y a eu des élections législatives anticipées ou pas, sous la Ve République, le Président de la République a donné son avis. C’est tout à fait normal, pour peu que l’on se souvienne que notre système n’est pas totalement parlementaire, ni totalement présidentiel. Le chef de l’État a un rôle politique majeur à jouer. Pourquoi s’abstiendrait-il de dire aux Français : Voilà ce qui me permettra de mieux assumer ma tâche dans les cinq ans qui viennent. À la limite, ce ne serait pas responsable de ne pas éclairer les Français sur les conséquences de leur choix.
Le Figaro : Et, éventuellement sur les dangers de la cohabitation ?
Alain Juppé : Je ne dirai pas les dangers, mais les limites de la cohabitation. Il est clair qu’elle n’est qu’un pis-aller. L’expérience montre qu’elle ne met pas la France en position de force, qu’elle ne lui permet pas de jouer pleinement son rôle, essentiellement sur le plan européen et international et qu’elle freine ou paralyse les grands choix de politique économique.
Le Figaro : Que redoutez-vous le plus : la gauche ou l’abstention ?
Alain Juppé : Mon objectif, c’est d’empêcher une majorité qui ferait une mauvaise politique pour la France. Quant à l’abstention, personne n’est capable aujourd’hui d’en situer le niveau. Je souhaite qu’il soit aussi bas que possible, parce que la démocratie, c’est exprimer son choix. Pour donner au pays le nouvel élan que souhaite lui imprimer le Président de la République, il faut s’appuyer sur le plus grand nombre possible de Français. J’ai confiance dans leur intérêt pour la chose politique. Depuis vingt ans, j’entends dire rituellement à chaque élection que la campagne intéresse beaucoup moins les Français que d’habitude, qu’elle est morne, que l’on ne répond pas aux vraies questions… Il faut relativiser.
Le Figaro : Il y a paradoxe dans votre campagne : elle veut défendre la nécessité d’une politique de proximité, mais elle ne paraît pas avoir abordé franchement les grandes questions de société sur la justice, l’éducation ou l’immigration ?
Alain Juppé : Nous avons bien sûr, abordé aussi ces problèmes ! Sur la justice, nous projetons deux réformes. La première concerne l’immense majorité des justiciables. Il faut faire en sorte qu’ils obtiennent justice plus rapidement, et son après deux à trois ans de déambulation dans les prétoires. Pour remédier à cela, il faut dégager des moyens supplémentaires, simplifier les procédures, voire même déjudiciariser certains contentieux en ayant recours, par exemple, à des conciliateurs ou à des médiateurs.
Le Figaro : Et la seconde réforme de la justice ?
Alain Juppé : Il faut convaincre nos concitoyens que la justice est égale pour tous et que le pouvoir n’intervient pas dans les affaires. Le Président de la République l’a très clairement indiqué lorsqu’il a installé la commission Truche. Son rapport servira de base à une grande réforme sur l’indépendance de la justice, avant la fin de l’année.
Le Figaro : N’est-ce pas plus urgent de légaliser contre l’abus de détention provisoire ?
Alain Juppé : Vous avez raison. Un texte a déjà été déposé par le garde des sceaux et voté. Peut-être n’est-il pas assez ambitieux. La privation de liberté sans jugement reste une décision grave.
Le Figaro : Dans votre programme des « 40 jours », quel est l’ordre de priorité des grands problèmes de société ?
Alain Juppé : Parmi les priorités, il y a la baisse des impôts, la loi de cohésion sociale, la loi d’orientation agricole, la loi sur le temps de travail et, enfin, le texte sur l’assurance maladie universelle. Il faut y ajouter le grand texte sur la modernisation de la vie politique, et celui sur la protection de l’enfance qui me tient tout particulièrement à cœur.
Le Figaro : Comment réagissez-vous devant le drame de la pédophilie ?
Alain Juppé : Je suis révolté. Comme tous les Français, je suis révolté devant ces actes monstrueux contre des êtres innocents. Il faut réagir avec son cœur et se donner les moyens d’être le plus efficace possible. Après avoir consulté toutes les associations, qui font un remarquable travail dans ce domaine, nous avons mis au point un projet de loi qui durcira considérablement les peines contre tous ceux qui se rendent coupables de ces crimes. Ce texte, qui sera voté en priorité après les élections, interdira aux pédophiles, que leur métier met en contact avec des enfants, de l’exercer. Ce texte prévoit aussi de rendre obligatoire pour les pédophiles qui sont souvent des malades et des récidivistes, un suivi médical sous contrôle judiciaire une fois leur peine purgée. Et s’ils ne suivent pas le traitement qu’on leur impose, ils seront réincarcérés. Enfin, nous avons prévu des règles très strictes pour empêcher l’installation de sex-shops ou autres magasins de ce type à proximité d’endroits fréquentés par des enfants. Pour éviter la répétition de ces drames, il faut faire tomber le mur du silence ; il faut renforcer la prévention et la vigilance. C’est pourquoi, j’ai tenu dès la fin de l’an dernier à ce que l’enfance maltraitée soit déclarée grande cause nationale en 1997.
Le Figaro : Et sur l’éducation ? Tony Blair en a fait sa priorité…
Alain Juppé : En France, François Bayrou a réussi à réaliser le consensus sur la réforme de l’enseignement supérieur. Elle est prête. Mais il faut construire aussi l’école de la deuxième chance avec, par exemple, la validation des savoirs acquis dans l’entreprise et une grande réforme de la formation professionnelle.
Le Figaro : Le dossier de l’immigration est-il clos sur le plan législatif ?
Alain Juppé : La majorité sortante RPR-UDF a voté un texte qui nous permet d’avoir maintenant un dispositif efficace pour lutter contre l’immigration clandestine. Ce texte est conforme à nos principes républicains : protéger ceux qui respectent nos lois et refuser absolument d’admettre ceux qui les violent. Nous avons également mis en place les moyens de lutter contre le travail clandestin. Face à cela, les socialistes et les communistes, qui sont pourtant divisés sur tous les sujets, Europe, emploi, temps de travail, privatisations, etc., sont unis sur un seul point : l’abrogation des lois Pasqua-Debré sans propositions alternatives. Cette attitude est consternante d’irresponsabilité.
Le Figaro : Il n’empêche que les mécanismes d’intégration fonctionnent mal. Ne pourrait-on envisager, par exemple, de faire de l’apprentissage du français, une obligation pour les immigrés qui, parfois, ne parlent plus notre langue ?
Alain Juppé : Je souhaite que nous restions attachés à notre vision de l’intégration, qui refuse le communautarisme. Devenir Français, c’est adhérer au pacte républicain, et notamment au principe de la laïcité qui est tolérance et respect de l’autre. De ce point de vue, l’apprentissage de la langue est un passage obligé. C’est ce que nous avons rappelé, sans ambiguïté, en présentent en mars dernier un programme d’intégration fondé sur les valeurs de la République.
Le Figaro : Vous êtes favorable à une législation qui interdirait le port du voile islamique à l’école. Mais, dans le même ordre d’idée, on s’aperçoit également que la polygamie, interdite en France, est en fait tolérée pour certaines familles immigrées.
Alain Juppé : La question du port du voile islamique à l’école suscite encore de nombreuses controverses. Il nous faudra effectivement réfléchir à un texte législatif qui puisse donner un fondement juridique aux circulaires actuelles concernant l’intervention des proviseurs. S’agissant de la polygamie, elle n’est pas dans nos traditions et elle n’est pas acceptable. Nous devons préciser clairement les règles en matière de regroupement familial et de versement des prestations familiales. J’ai indiqué que la situation actuelle n’était conforme ni aux lois, ni aux principes généraux qui régissent notre République.
Le Figaro : En matière d’environnement, le gel de la ligne à haute tension aérienne qui reliait la France à l’Espagne amorce-t-il un changement de politique vis-à-vis des grands travaux, comme le projet du canal Rhin-Rhône ?
Alain Juppé : Nous souhaitons constituer très rapidement un haut conseil d’éthique sur l’environnement, afin d’avoir un éclairage indépendant sur ces questions. On pourra lui soumettre un certain nombre de dossiers sensibles.
Le Figaro : Craignez-vous un réveil terroriste en France, à la veille des élections algériennes du 5 juin ?
Alain Juppé : Je ne vis pas dans la crainte, mais dans la vigilance. Le plan Vigipirate reste en vigueur et l’ensemble de notre dispositif est toujours en éveil.
Le Figaro : Comment expliquez-vous que de nombreux observateurs étrangers soient frappés de ce que la France paraisse aussi aigrie ?
Alain Juppé : Quand on le premier festival cinématographique du monde, que l’on conquiert chaque jour des marchés, que l’on réussit Ariane, que l’on attire les investisseurs par la qualité de sa main-d’œuvre, on n’est pas si mauvais. Je crois beaucoup aux effets de mode : à force de dire aux gens que leur pays est condamné à « l’horreur économique », cela finit par laisser quelques traces. Bien sûr, il y a des difficultés objectives, la principale étant le chômage, qui conditionne profondément les anticipations, d’où l’obsession qu’il constitue pour nous.
Le Figaro : Qu’est-ce qui fait qu’avec le même programme présidentiel, les mêmes hommes au pouvoir, la situation va s’améliorer ?
Alain Juppé : Le peuple aura fait un choix pour cinq ans. Forts de ce soutien populaire, avec une nouvelle équipe, nous pourrons passer à la nouvelle étape que j’ai décrite.