Texte intégral
Les Echos : Edouard Balladur explique dans l'interview publiée par Les Echos mardi matin que la France n'est pas sortie « d'un demi-siècle de conformisme dirigiste, étatique et social-démocrate ». Est-ce aussi votre analyse ?
Alain Juppé : Oui, même si un jugement sur une si longue période est forcément global. Ce jugement s'applique à 120 % à la première législature socialiste entre 1981 et 1986. De 1986 à 1988, nous avons commencé à inverser la tendance avec une politique de réduction des déficits et de privatisation, d'ailleurs couronnée de succès. Entre 1989 et 1993, le retour au socialisme a bien été résumé par la formule chère à Michel Rocard de « réhabilitation de la dépense publique ». Depuis 1993, nous sommes allés de nouveau vers la liberté en reprenant les privatisations et en maîtrisant la dépense publique.
Les Echos : Est-ce que ça ne signifie pas que les idées sociales-démocrates imprègnent les mentalités à droite comme à gauche ?
Alain Juppé : La référence à une idéologie n’est pas ce qui anime notre action. Ce que nous voulons, c’est apporter des réponses justes aux mutations en cours de notre pays. Pour vendre des Airbus à la Chine, il faut miser sur l’esprit d’entreprise et de conquête. Pour exporter des systèmes de télécommunications, c’est la même chose.
Les Echos : C’est là le nouvel élan que vous voulez imprimer à la France ?
Alain Juppé : C’est un nouvel élan vers une nouvelle croissance grâce à l’esprit d’entreprise et à la baisse des charges. Vers une nouvelle démocratie par un meilleur partage du pouvoir.
Les Echos : Avez-vous l'impression que ce thème du libéralisme a été porté haut par vos troupes durant la campagne ? N'a-t-il pas été gommé pour éviter les polémiques ?
Alain Juppé : Sortons des mots. Notre campagne s'articule autour d'un message simple. Pour créer des emplois, il faut une croissance plus forte, et pour cela moins de charges, moins d'impôts, moins de contraintes. Il faut un rééquilibrage entre la place de l'État, aujourd'hui trop grande, qui entraîne trop de dépenses publiques, et l'espace de libertés sans lequel il n'y a pas de richesse et de création d'emplois.
Les Echos : Il n'empêche qu'il y a des mots qui font peur, celui de flexibilité par exemple, que vous n'employez plus…
Alain Juppé : Parler de simplification, de lutte contre la paperasserie et les formalités excessives, proposer, en liaison avec les partenaires sociaux, de créer un statut pour la toute petite entreprise - qui intéresse des millions de salariés -, ce sont autant de manières de faciliter la vie des entreprises pour plus d'emplois.
Les Echos : La CFDT a proposé que ce statut s'accompagne d'un statut social dont vous n'avez pas parlé.
Alain Juppé : S'il s'agit non pas de créer des contraintes supplémentaires, mais de trouver des modalités intelligentes adaptées aux très petites entreprises pour préserver les intérêts des salariés, il faut en discuter.
Les Echos : Vous avez cependant souhaité plus de flexibilité sur le contrat de travail…
Alain Juppé : Je n'ai jamais utilisé ce mot. En revanche, j'ai clairement dit le 1er mai dernier, lors des Assises du travail et de la participation, en présence d'Edouard Balladur, qu'il fallait le plus souvent possible privilégier la négociation dans l'entreprise. Dans le cadre conventionnel de l'entreprise, on peut trouver des réponses adaptées. Regardez la loi Robien.
Les Echos : Au fil de la campagne, il semble que les propositions de la majorité et de l’opposition se soient rapprochées. Au point que les Français sont un peu perdus.
Alain Juppé : Ce n’est pas sur le social que serait la différence dans cette campagne. Les socialistes n'ont rien d'autre à proposer que nos idées sur la sécurité sociale. La précarité, l'exclusion sont des réalités dont on sait qu'elles sont largement apparues depuis 1981. Tout le monde est d'accord pour les faire reculer grâce à une société plus généreuse, plus fraternelle, encore faut-il s'en donner les moyens. Les deux vraies différences que cette campagne a fait émerger portent sur l'Europe et la stratégie économique. C'est sur ces demi points que les Français doivent réfléchir pour arrêter leur choix.
Les Echos : Durant les derniers jours de cette campagne, le rapprochement est apparu indéniable. Vous avez parlé de l’Europe de l'emploi, d'un gouvernement économique en reprenant les thèmes de Lionel Jospin.
Alain Juppé : Vous voulez rire ! Remettre l'homme au cœur de l'Europe, faire de l'emploi une priorité et de l'euro un instrument non seulement de stabilité, mais de croissance, tout cela je l'ai dit en novembre 1996 devant l'Assemblée nationale. M. Jospin vient de le découvrir. Sur tous ces sujets, nous avons d'ailleurs marqué des points. Nous avons, par exemple, obtenu que le Conseil de stabilité intègre la croissance dans ses objectifs. Dans le domaine social, c'est le Président de la République qui a défendu le modèle social européen dans un mémorandum présenté l'an dernier à quatorze partenaires.
Les Echos : Un certain nombre de dirigeants de la majorité commencent, eux aussi, à dire qu’il faudra interpréter les critères de convergence en tendance…
Alain Juppé : La France a pris l’engagement d’appliquer le traité et rien que le traité. Elle tiendra ses engagements. Au sein de la majorité, tout le monde toujours été intimement persuadé que la décision serait politique et que la énième décimale pourrait céder le pas à des considérations historiques et politiques. Ce qui importe, c’est la volonté politique de réussir l’Union économique et monétaire dans l’intérêt de la France. L’union RPR-UDF a cette volonté sans ambiguïté. En face, la coalition PS-PC est profondément divisée. Depuis que je suis à Matignon, j'ai entendu le groupe communiste à l'Assemblée nationale réclamer régulièrement la fin du traité de Maastricht, « responsable de tous nos maux ». Que se passerait-il si demain les communistes soutiennent un gouvernement éventuellement dirigé par M. Jospin ? Il y aurait forcément blocage. Par ailleurs, les promesses faites par les socialistes en matière de dépenses sont des promesses de déficit. Il y aura immédiatement des répercussions sur les taux d'intérêt et sur la croissance. Nous sortirons des clous. Les conditions inventées par Lionel Jospin depuis quinze jours sont posées pour ne pas faire l'euro. Nous, nous avons demandé des mesures d'accompagnement et des améliorations pour le réussir. La différence est considérable.
Les Echos : D'où vient ce sentiment que les programmes ne sont pas très éloignés sur les thèmes tels que l'emploi des jeunes, la réduction du temps de travail...
Alain Juppé : Je récuse totalement cette analyse. Que ce soit l'intérêt du parti socialiste de le faire croire pour montrer que la cohabitation se passerait bien, c'est une chose. Mais ce n'est pas la vérité. L'exemple du temps de travail est caricatural. Je suis totalement hostile à l'idée, même après une période de négociation, de contraindre l'ensemble des entreprises de passer aux 35 heures payés 39. Et 39 payées d'ailleurs plus qu'aujourd'hui puisque la conférence sur les salaires aura pour objectif de les augmenter. De même, je n’ai jamais promis 400 000 emplois. J’ai dit que nous mettrions 400 000 jeunes sur des contrats en alternance. Nous savons comment le faire car nous avons commencé avec les partenaires sociaux. En revanche, créer 350 000 emplois publics payés par la collectivité serait d’un coût insupportable pour le contribuable.
Les Echos : Parions maintenant de la loi Robien. Avant la campagne électorale, vous n’aviez pas pris sa défense avec la même détermination.
Alain Juppé : C'est inexact. Il y a plus de trois mois, j'ai expliqué à la tribune de l'Assemblée nationale que la loi Robien, alors fortement attaquée, était excellente et je m'étais engagé à ne pas y porter atteinte. Je n'ai pas changé d'avis. Elle a déjà créé ou sauvé 50 000 emplois.
Les Echos : Si vous êtes reconduit comme Premier ministre, quels seront les axes forts de votre discours de politique générale ?
Alain Juppé : Vous me demandez là de faire de la politique-fiction. Cependant, je peux vous préciser les axes forts de la plate-forme RPR-UDF qui constitueraient à l'évidence le substrat de la politique menée au lendemain des élections si nous les gagnons. Un nouvel élan pour une croissance forte, c'est d'abord une certaine conception de l'euro, facteur de stabilité et de croissance. Cela implique, comme l'a dit souvent le Président de la République, la participation d'un maximum de pays répondant aux critères, y compris l'Italie et l'Espagne. Cela implique aussi une politique économique de l'Union européenne clairement orientée vers la croissance et non pas seulement déterminée par la banque centrale. Bien évidemment aussi, des parités, en particulier vis-à-vis du dollar et du yen, qui ne soient pas artificielles mais reflètent la réalité économique.
Les Echos : Au plan national, comment parvenir à une croissance forte ?
Alain Juppé : Je ne me résigne pas aux prévisions pessimistes des instituts de conjoncture. Ce n'est pas acceptable humainement socialement, économiquement. Dans un environnement mondial où les grandes économies vont, à l'horizon de cinq ans, croître à des rythmes de 4 à 5 %, je ne vois pas pourquoi l'Europe et la France seraient condamnées à une croissance faible.
Les Echos : Quel est le taux que vous visez ?
Alain Juppé : Un rythme de l’ordre de 3 % sur cinq ans. Pour cela, il faut afficher clairement l’objectif. Ce n’est pas le cas dans tous les partis. Certains alliés du PS ne partagent pas cet objectif. Ensuite, il faut s’en donner les moyens, adopter une stratégie de baisse des impôts et des charges, et de simplification des formalités administratives, une politique de dynamisation des PME, de présence sur les marchés extérieurs, de développement de la recherche et des nouvelles technologies, notamment de l’information et de la communication.
Les Echos : Vous avez annoncé une baisse des charges dans certains secteurs pour le 1er juillet. Sans autre précision. Vous manquez manifestement de moyens...
Alain Juppé : Dans une campagne électorale démocratique, les candidats n'ont pas à se substituer à la future Assemblée nationale. La majorité a fixé cinq objectifs : d'abord mettre en œuvre le barème de baisse de l'impôt sur le revenu que nous avons voté pour cinq ans, barème qui serait, si j'ai bien compris les socialistes, immédiatement remis en cause s'ils arrivaient au pouvoir.
Les Echos : Vous pensez le réaliser sans inflexion, sans accélération ?
Alain Juppé : Dans l'état actuel des choses, oui et c'est déjà bien : 75 milliards de francs de baisse représentent le quart de l'impôt sur le revenu. Deuxième priorité : l'extension des allègements de charges sociales patronales sur les PME, fortes utilisatrices de main-d'œuvre (bâtiment, travaux publics, réparation automobile, hôtellerie, industrie agroalimentaire, etc.) Les négociations sont en cours avec Bruxelles.
Les Echos : Et l'enveloppe prévue aujourd'hui est de 5 à 6 milliards de francs ?
Alain Juppé : Ce n'est pas encore arrêté, le Parlement devra en débattre. Mais elle sera financée par redéploiement de certaines aides à l'emploi peu ou pas efficaces.
Les Echos : Il reste encore des réserves ?
Alain Juppé : Oui. Des ajustements non négligeables peuvent être faits.
Les Echos : Revenons aux objectifs.
Alain Juppé : Nous voulons poursuivre la réforme de financement de la sécurité sociale, c'est-à-dire le transfert de la cotisation d'assurance-maladie sur la CSG. Là encore, les choses doivent être claires. La proposition socialiste de porter la CSG à 8 % est absurde : elle serait confiscatoire pour l'épargne et injuste puisque les minimas sociaux ne seraient pas exonérés. Nous voulons faire passer la CSG de 3,4 % aujourd’hui à 5,4 %, soit un transfert de plus de 2 points de cotisation d’assurance-maladie. Avec à la clé, un ballon d’oxygène donné au pouvoir d’achat comme nous l’avons fait au 1er janvier, avec un premier transfert.
Les Echos : Quand ce basculement de deux points sera-t-il effectué ?
Alain Juppé : Dès l’été 1997.
Les Echos : Et ce sera l’ultime étape ?
Alain Juppé : Là aussi, le Parlement devra en débattre, comme également d'autres sujets. Nous n'avons pas été assez loin en ce qui concerne la création et la transmission d'entreprises. Nous prendrons de nouvelles mesures pour favoriser les fonds propres : les modalités d'imposition au taux réduit de 19 % sur les bénéfices réinvestis des PME doivent être revues car elles sont trop compliquées. Nous voulons également baisser les droits de mutation.
Les Echos : Tout de suite ?
Alain Juppé : Oui. Enfin, la fiscalité locale doit être revue, de même qu'il faudra tirer les conclusions du groupe de travail présidé par Christian Poncelet sur la taxe professionnelle, mais ce sont des réformes de long terme.
Les Echos : Quelles sont vos intentions sur la TVA ? Quand interviendra la suppression du relèvement décidé en 1995 ?
Alain Juppé : La décision sera fonction de la croissance économique. Mais je ne prévois pas pour les quarante jours ou les six mois. Je préfère la prudence à la démagogie. Notre objectif est de nous rapprocher des taux européens.
Les Echos : Avec une croissance de 3 %, quelle serait votre marge de manœuvre chaque année soit pour baisser les impôts, soit pour réduire la dépense ?
Alain Juppé : On peut arriver à dégager une trentaine de milliards chaque année, soit 150, voire 200 milliards en cinq ans. Ce qui permet d'en consacrer une partie à la réduction du déficit. Mais je ne pense pas que le bon objectif soit de ramener rapidement le déficit à zéro.
Les Echos : C’est pourtant ce que vous a demandé François Léotard pour 2000.
Alain Juppé : La première étape est de ramener le déficit à un niveau tel que l’État stabilise sa dette. Cela laisserait une marge de manœuvre pour la baisse des prélèvements.
Les Echos : Dans les déficits publics, il y a celui de la sécurité sociale. Comment combler les quelque 70 milliards de déficit annoncés pour la fin de 1996 ?
Alain Juppé : Il faudra les éponger, mais il faudra surtout revenir à l'équilibre. C'est à notre portée. N'avons-nous pas déjà divisé par deux le déficit de l'assurance-maladie. Une nouvelle étape sera franchie lors de la loi de financement à l'automne prochain. Enfin, le plan de réforme des hôpitaux vient à peine d’être mis en œuvre et fait l’objet d’une large concertation.
Les Echos : Est-ce que la prochaine majorité, quelle qu'elle soit, pourra laisser en l'état les régimes spéciaux de retraite ?
Alain Juppé : J'ai voulu poser cette question en 1995. C'était sans doute une erreur psychologique car j'ai chargé la barque. Mais il faudra bien trouver un jour une méthode de dialogue pour regarder la réalité en face.
Les Echos : Au sein même de la majorité, les opinions divergent quant à l'importance de la réduction du nombre des fonctionnaires. Vous dites 5 000, d'autres vont jusqu'à 20 000. Pourquoi ?
Alain Juppé : Nous ferons le maximum de ce que nous pouvons faire sans porter atteinte à la qualité du service public. Mais, dans tous les cas, des réformes de structure seront nécessaires.
Les Echos : Si la majorité actuelle l'emporte, au soir du 1er juin, vous relancez la privatisation partielle de France Télécom. Est-ce qu'il peut y avoir une ou plusieurs autres privatisations avant l'été ?
Alain Juppé : Bien sûr. Les procédures concernant France Télécom et Thomson-CSF notamment sont en cours... Le CIC et le GAN suivront. Dans le courant de l’année, nous devrons achever la privatisation de l’Aérospatiale-Dassault, engager si possible celle d’Air France et peut-être celle du Crédit Lyonnais.
Les Echos : Comment doit se faire la privatisation d’Air France ? Partielle, par niveaux, comme pour Bull ?
Alain Juppé : C’est aux dirigeants de l’entreprise de fixer, en accord avec l’État, la meilleure méthode. Ce que ne veulent pas comprendre les socialistes même si Rocard s’efforce d’apporter un zeste de réalisme, c’est qu'on ne peut pas continuer à vivre dans un monde où la France serait le seul pays à avoir une grande entreprise de télécommunications et une grande compagnie aérienne qui soient des compagnies entièrement publiques. Cela nous entrave dans nos coopérations internationales. Il est indispensable de privatiser les entreprises du secteur concurrentiel si l'on veut éviter des désastres comme le Crédit Lyonnais et tant d'autres. M. Jospin vient de proposer un référendum à France Télécom, ignorant toutes les consultations que nous avons menées depuis un an et demi. C'est là encore tout faire pour retarder l'opération, tout cela au détriment de l'entreprise et des salariés.
Les Echos : Vous avez parlé de nouvelle croissance, mais aussi de nouvelle démocratie. Est-ce le « gouverner autrement » ?
Alain Juppé : C'est une redistribution assez profonde des cartes entre le haut et le bas. Moins d'État en haut, plus d’État en bas. Moins de ministères - on arrivera sans difficulté à réduire le nombre actuel à 15 -, moins de fonctionnaires dans les administrations centrales et plus dans les administrations de base, ce qui implique notamment une réforme de la formation de la haute fonction publique. La réforme de l’État doit s'accompagner d'une nouvelle vague de décentralisations au profit des régions (formation, emploi, culture) ; au profit des départements dans le domaine de l’aide sociale et du logement. Il nous faut aussi ouvrir un droit à l’expérimentation comme nous l’avons fait dans le domaine de l’insertion des jeunes.
Les Echos : Ce droit à l'expérimentation peut-il être ouvert dans les entreprises ?
Alain Juppé : Oui, à condition de rester fidèle un certain nombre de règles d’ordre public.
Les Echos : Ces réformes nécessitent-elles une réforme de la Constitution ?
Alain Juppé : Oui. Nous devrons introduire des réformes de nature constitutionnelle. Je souhaite un texte sur la modernisation de la vie politique comportant une réforme du scrutin régional et du scrutin européen, traitant du problème des cumuls et de la participation des femmes à la vie politique.