Texte intégral
À l'heure où Pavo Liponen, porte-parole du conseil des ministres de l'union européenne au tout récent sommet de Tampere, annonce le renforcement du mandat et des compétences d'Europol, la police européenne, la vigilance quant au respect des libertés individuelles est une priorité absolue.
Cette attention n'est pas de trop. Profitant de la luxuriance normative européenne, un article d'un acte du conseil des ministres (ayant force de loi) est passé curieusement inaperçu. Ce texte stipule qu'« Europa précise si des données afférentes à l'origine raciale, aux croyances religieuses ou autre, aux opinions politiques, à la vie sexuelle ou à la santé peuvent être introduites dans le fichier d'analyse ».
Cet article est symptomatique de la dérive que porte en germe Europol, constituée en dehors de tout contrôle parlementaire ou juridictionnel. Il témoigne, plus largement, de la carence démocratique d'une Europe que les États persistent à maintenir dans la sphère opaque des procédures intergouvernementales, contournant les émanations du suffrage universel.
L'article en question n'implique pas la moindre information ou consultation du Parlement européen ni la ratification des parlements nationaux. Il s'applique à l'ensemble des compétences relevant d'Europol : le trafic de stupéfiants, de matières nucléaires et radioactives, le terrorisme, mais aussi l'immigration clandestine, les vols de voitures, la traite des humains, le blanchiment d'argent et toutes les « infractions connexes ». Les compétences d'Europol peuvent, en outre, être modifiées par une procédure simplifiée qui permet au conseil d'éviter toute nouvelle ratification.
Sont visées, entre autres, les personnes « soupçonnées d'avoir commis une infraction (…) ou s'il existe de bonnes raisons de croire, compte tenu de la législation nationale, qu'elles commettront de telles infractions ». Il s'agit donc pas d'une procédure exceptionnelle concernant des individus reconnus comme dangereux : le simple soupçon peut justifier la constitution d'un tel fichier. De plus, ces données à caractère personnel « ne peuvent être stockées pendant plus de trois ans », mais « ce délai recommence à courir à partir de la date à laquelle se produit un événement donnant lieu à un nouveau stockage de données », ce qui, dans les faits, récent à créer un fichier permanent.
Un texte qui engage à ce point la détermination future des libertés individuelles dans l'espace européen a donc été adopté en dehors de toute forme de consultation démocratique. Pis, la décision du conseil passe outre les prises de position du Parlement européen. Ce dernier a en effet adopté, en mars 1996, le rapport Nassauer sur Europol qui précisait que « les informations concernant les opinions politiques, les croyances religieuses, la race et d'autres données à caractère personnel ou des informations analogues (…) ne peuvent être enregistrées dans les fichiers d'Europol », ainsi que le rapport Roth sur le respect des Droits de l'Homme, adopté en avril 1997, qui demandait à nouveau que « la banque de données d'Europol soit soumise au respect du droit à la vie privée, qu'aucun critère discriminatoire n'y soit inclus à l'encontre d'aucun groupe social et qu'aucune mention de la religion, des convictions philosophiques ou politiques, de la race, de la santé ou de l'identité sexuelle des personnes ne puisse y figurer ».
La non-prise en compte des souhaits des parlementaires est d'autant plus grave que le pouvoir juridictionnel est lui aussi marginalisé : la cour de justice des communautés européenne n'a de fait qu'un pouvoir de contrôle préjudiciel – c'est-à-dire a posteriori – et encore seulement si les États membres reconnaissent sa compétence (quelques États, comme la France, ont posé certaines conditions).
Sans compter qu'Europol est, de plus, une organisation internationale indépendante. Elle jouit d'une pleine autonomie institutionnelle et bénéficie de l'immunité de juridiction, notamment en cas de traitement illicite ou incorrect des données, et ses membres jouissent de l'immunité diplomatique.
C'est à la suite de la constitution d'un espace de libre circulation des marchandises, des services et des personnes (acte unique), abolissant les contrôles aux frontières, que les États membres de l'UE ont décidé de créer un système de coopération entre les polices nationales. Signée en juillet 1995, la convention Europol est un traité international, ce qui signifie que nulle instance démocratique n'a été consultée pour définir ses attributions. Si cette convention doit être ratifiée par les parlements nationaux, elle est extrêmement vague et laisse une large marge de manoeuvre aux textes d'application décidés par le seul conseil des ministres de l'Union.
En France, l'Assemblée nationale doit entériner toute modification du contenu des fichiers de police, et la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) veille à ce qu'aucune donnée portant atteinte à la vie privée ne puisse être utilisée dans la constitution de fichiers (sauf cas exceptionnels et procédures particulières).
Il arrive, certes, que ces institutions ne fassent pas obstacle à certains textes controversés comme en témoigne l'acceptation conjointe par l'Assemblée et la CNIL, en juin dernier, d'un texte de loi autorisant la police à utiliser le numéro de sécurité sociale dans la constitution de ses fichiers. Néanmoins, le contrôle existe.
Rien de tout cela pour Europol. Le Parlement européen n'a été consulté ni avant ni pendant la création d'Europol. De plus aucune des prérogatives nouvelles attribuées par le conseil des ministres de l'UE n'a fait l'objet d'une simple information des parlementaires. Il n'existe enfin aucun organe de contrôle global comme la CNIL sur le plan européen, chaque organisation développant sa propre institution de surveillance, avec les limites et les déviances.
Le cas d'Europol nous renvoie aux dérives d'une construction européenne dépendante de déséquilibres institutionnels persistants. Les bras d'honneur répétés du conseil aux membres élus au suffrage universel ne sont pas rares. Le Parlement européen reste une institution aux prérogatives dérisoires comparées à celles du conseil des ministres.
L'Europe ressemble encore trop à ce hochet sans cesse agité par la famille des États au-dessus du berceau des peuples, sans que jamais ils puissent s'en saisir. Tampere en est un exemple supplémentaire. Il est facile de stigmatiser le fossé qui sépare l'Europe des citoyens, de s'apitoyer sur les taux d'abstention aux élections européennes alors même que l'émanation du peuple n'a pas les moyens de contrôler efficacement le fonctionnement et les orientations de notre avenir commun.
En tant que députés européens, nous avons peine à dire combien notre pouvoir est insuffisant pour contrer un texte dangereux comme l'est celui sur Europol. Le dernier moyen d'action qui nous reste est l'interpellation : seule l'opinion publique, la société civile sont à même de faire pression sur les gouvernements pour qu'ils retirent cet article en particulier et modifient plus généralement le fonctionnement des instances de cette police européenne. Citoyens, associations, groupe politiques doivent se mobiliser : c'est l'avenir de notre Europe qui est en jeu.