Débat entre M. Edouard Balladur, député RPR, et Laurent Fabius, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à TF1 le 23 mars 1997, sur les propositions et solutions contre le chômage.

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Intervenant(s) : 

Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Anne Sinclair : Bonsoir à tous.

Nous sommes à un an, presque jour pour jour, des législatives de mars 98. Et pour choisir les Français auront besoin de débats qui leur proposent des solutions claires et différentes.

J’ai donc organisé ce soir, dans un 7 à 7 spécial, le premier de ces débats d’avant élections législatives, un face à face Droite contre Gauche, projet contre-projet, entre deux anciens Premier ministre, Édouard Balladur et Laurent Fabius.

Ils ont tous les deux gouverné la France. Ils appartiennent à deux formations politiques concurrentes : le RPR et le Parti socialiste. Ils ne sont pas d’accord sur grand-chose, sauf peut-être un point, partagé d’ailleurs par une majorité de Français. La France est d’abord malade du chômage, avec ses 3 100 000 chômeurs et, au total, ses 5 millions d’exclus. C’est de lui que découlent les maux qui minent la Société française : pauvreté, angoisse, insécurité, peur de l’avenir et des autres. C’est la réduction du chômage qui redonnerait au pays la confiance et l’espoir.

Pour ne pas s’égarer dans un catalogue de sujets divers, j’ai donc proposé à mes invités que le chômage et les solutions pour le réduire soient le cœur du débat de ce soir, 50 minutes de face-à-face. Messieurs, on vous écoute dans deux minutes.

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Anne Sinclair : Vous êtes à 7 sur 7. Un 7 sur 7 qui accueille, ce soir, Édouard Balladur et Laurent Fabius pour un face-à-face. Merci d’avoir accepté tous les deux l’invitation de TF1.

Je vous propose donc, comme je le disais tout à l’heure, que le chômage et les solutions pour en sortir soient l’essentiel du débat de ce soir. Vous aurez 50 minutes pour cela, pour que les Français aient le sentiment qu’on leur propose des choix clairs.

J’ai devant moi deux chronomètres qui rythmeront vos temps de parole. Et je veux simplement, en introduction au débat, vous proposer un petit florilège monté par Vivian Junkfer et Alain Badia ce qu’on dit, depuis des années, les hommes politiques aux chômeurs angoissés.

C’est volontairement sommaire, impressionniste. Peut-être trouverez-vous l’exercice un peu difficile. Sachez en tout cas que c’est l’impression que les Français ont et retirent d’années et d’années de discours sur le chômage.

Intervenante : J’ai 38 ans et je suis au chômage depuis 5 ans. A mon âge, c’est difficile de trouver du travail. Je suis trop vieille.

Intervenante : Cela fait 8 ans que je suis sur les TUC, les S.I.V.P., les contrats de qualification, les contrats d’adaptation. J’ai vu naître le RMI. J’ai vu naître le CES.

M. Balladur : Je dois dire simplement que beaucoup a été fait. D’abord, le chômage des jeunes a tout de même diminué un peu, peu, mais il a diminué.

M. Mitterrand : Le chômage est venu à la crise. Je ne dis pas qu’il s’en ira avec la fin de la crise, mais bien entendu, il perdra d’intensité…

Intervenant : Les déficits publics sont aujourd’hui les plus grands ennemis de l’emploi.

Intervenant : On se sent rejeté, on se sent plus rien. On se sent démotivé. On a tous les scrupules et on a même honte. Je cherche dans n’importe quoi. Pour moi, c’est une question de survie.

Mme Aubry : Ils sont au bord de la marginalisation et de l’exclusion, et cela n’est pas acceptable.

M. Le Pen : Moi, j’ai été chômeur. Je sais ce que c’est que l’angoisse du chômeur.

M. Fabius : Mon sentiment est que nous avons encore beaucoup de progrès à faire.

M. Balladur : Pour que nous tenions pour l’année 1995 cet objectif : arriverons-nous à avoir 200 000 chômeurs de moins ?

M. Jospin : Il faut donc un changement majeur de politique économique dans notre pays.

M. Hue : Il faut se donner les moyens. Il faut s’attaquer à cette Société où l’argent, effectivement, ne va pas à l’emploi.

M. Chirac : Notre bataille principale a un nom : la lutte contre le chômage.

M. Bérégovoy : Chômage tout d’abord, chômage avant tout. L’endiguer, puis le réduire.

M. Seguin : J’ai encore le regret de le dire aujourd’hui, de le constater : l’emploi n’est pas l’objectif premier de l’action publique.

M. Léotard : À Vitrolles, le taux de chômage est quatre fois, je dis bien « quatre fois » celui des États-Unis d’Amérique.

Intervenant : On a les diplômes, mais on n’a pas d’expérience. On a beau avoir des stages, mais j’ai l’impression que les stages ne servent plus à grand-chose.

M. Juppé : Nous sommes mauvais pour les jeunes. Il faut donc faire un effort national.

M. Fabius : Les Français en ont assez de la situation actuelle, ils veulent une politique différente et donc ils se tournent vers nous.

M. Jospin : Le programme national vise à mettre en place 700 000 emplois pour les jeunes en deux volets.

M. Giscard d’Estaing : Il n’y a pas de fatalité du chômage en France.

M. Balladur : Mais il n’y a aucune raison pour que la France ait tellement plus de chômeurs que ses voisins, aucune !

M. Chirac : On ne réussit que lorsqu’on a le moral.

M. Mitterrand : La croissance revient. Il y a un air plus optimiste qui passe un peu partout.

M. Chirac : Il faut avant de prendre quelque décision que ce soit se poser la question : est-ce bon pour l’emploi ?

Intervenant : Quand on est à l’école, on n’est plus au chômage. Sûr que cela fait peur le chômage.

Anne Sinclair : Une réaction, Monsieur Balladur ?

M. Balladur : Ce n’est pas surprenant ! C’est d’ailleurs le constat qu’on peut faire. C’est que l’on parle en France depuis maintenant 20 ans de crise : crise monétaire, pétrolière, économique et, en fait, c’est autre chose. Nous vivons une crise d’adaptation très profonde, nous, Français, Européens de l’Ouest d’ailleurs – les Allemands sont à peu près dans la même situation que nous – et ce qui est en cause, c’est de savoir si nous allons faire aussi bien que les autres dans le Monde. Je crois que c’est le sens de notre débat ce soir, si je peux me permettre de le dire et j’y reviendrai.

Anne Sinclair : Laurent Fabius, vous aussi, une réaction à ce petit florilège décourageant.

M. Fabius : Quand on voit cela. J’imagine que ceux qui nous écoutent ce soir vont accueillir notre débat avec beaucoup de scepticisme…

Anne Sinclair : … ou beaucoup d’encouragements, en espérant voir poindre une lueur.

M. Fabius : Et, moi, je crois néanmoins que ce n’est pas une fatalité. Simplement, il faut partir de la situation telle qu’elle est : la situation est mauvaise. Si l’on continue dans la politique actuelle, je ne vois pas qu’on puisse s’en sortir puisqu’il y a une détérioration depuis plusieurs années. Donc, ce qui m’intéresse ce soir, c’est de me tourner vers l’avenir et de voir quelles sont les solutions, nouvelles, par rapport à que la Droite fait aujourd’hui et ce que nous avons fait hier, les solutions nouvelles que l’on doit emprunter.

Anne Sinclair : Je voudrais juste qu’on passe mais très peu de temps sur un constat qui est que la France, à l’intérieur des pays de l’O.C.D.E., c’est-à-dire du Monde développé, détient un des records du taux de chômage. Je voudrais juste que vous me disiez si vous êtes d’accord sur l’analyse du pourquoi ?

M. Balladur : Le Monde entier va bien, en tous cas va mieux que nous. Le Monde entier, l’Amérique, l’Asie, tout va mieux. Et le Monde entier a des taux d’emploi, notamment aux États-Unis, bien supérieurs aux nôtres. Alors, y a-t-il une malédiction qui pèse sur la France, qui pèse sur l’Allemagne ? Mais enfin nous sommes là pour nous occuper de la France ce soir. Je crois que le fond du problème, c’est qu’il résulte – et d’ailleurs le film qu’on a vu tout à l’heure le montre bien – de tout cela chez nos concitoyens un sentiment de découragement et cela entraîne une crise profonde de la politique et une crise de confiance dans les politiques.

Anne Sinclair : Pourquoi le Monde allant mieux, nous n’allons pas bien ?

M. Balladur : Chacun a son explication…

Anne Sinclair : La vôtre.

M.  Balladur : Monsieur Fabius a sans doute la sienne. Moi, je vais vous donner la mienne, j’ai fait faire une étude qui montre que, de tous les grands pays de l’O.C.D.E., La France est celui qui a le taux de chômage le plus élevé ou parmi le plus élevés. Elle a les prélèvements publics les plus lourds, les dépenses publiques. Elle a l’âge de la retraite parmi les plus bas. Elle a la durée annuelle du travail parmi les plus basses. Elle a les cotisations sociales, payées par les entreprises, parmi les plus hautes. Et elle a le nombre d’emplois publics parmi les plus importants. Autrement dit, je crois que la crise que nous vivons est vraiment une crise d’adaptation de la Société française au monde qui évolue et qui n’a pas envie de ralentir son évolution pour nous attendre. Et donc notre problème est celui-là. Devons-nous nous adapter au reste du monde ou espérer que le reste du monde va nous attendre et s’adapter à nous ? Ma réponse est claire. J’aurai l’occasion de la donner.

Si bien que j’en conclus que la France a besoin aujourd’hui de vérité, d’abord, il faut lui expliquer tout cela, qu’on ne peut pas rester immobile et sans changer, et elle a besoin de plus de liberté. C’est en tout cas le diagnostic que je fais. Depuis 20 ans, toutes les politiques ont appesanti les prélèvements, le réglementations et les contraintes, je n’ai pas constaté qu’il y ait eu une amélioration notable depuis 20 ans, il faut donc vraiment essayer autre chose.

Anne Sinclair : Votre constat à vous, Laurent Fabius. Pourquoi avons-nous ce taux de chômage si élevé ?

M. Fabius : Mon constat est un peu différent, et on y viendra dans un instant. Ce qui sous-tend le propos de Monsieur Balladur, c’est que la solution se trouve dans une plus grande précarité, je ne le crois pas ! Alors, revenons un petit peu en arrière.

Pendant très longtemps, la France et l’Europe s’en sont bien sorties du point de vue du chômage. Puis il y a un moment où cela a cassé et, depuis des années et des années, cela se détériore. Pourquoi ? A la sortie de la guerre, il y avait un moteur au développement : c’était la reconstruction, les logements, la croissance des équipements, la télévision, le réfrigérateur, etc. Tout cela, évidemment, avec les évolutions économiques, a commencé à se tarir, et il n’y a pas eu de moteur nouveau. Je crois qu’il faut que ce moteur nouveau intervienne et ce moteur nouveau, c’est tout simplement la satisfaction des besoins nouveaux des gens, en matière de logements, en matière d’équipements nouveaux. Et aussi je crois qu’il y a eu une erreur grave de politique économique qui a été commise, c’est que, depuis un certain nombre d’années, on a bridé les salaires et, dans ce que les techniciens appellent « la valeur ajoutée », on a mis l’essentiel dans les profits, alors que la part des salaires a diminué, ce qui constitue la croissance.

Anne Sinclair : Ceci est spécifique à la France ?

M. Fabius : Tout à fait spécifique à la France. On a perdu plus de 10 points en 15 ans, c’est énorme ! Ce qui fait que, en ne mettant que le diagnostic, j’anticipe déjà sur ce que je vais dire comme propositions, il faut retrouver un nouveau moteur à la croissance, ce qui est possible à la fois sur le plan extérieur et intérieur. Et parmi ces moteurs, ce n’est pas le seul, il y a, donner plus de pouvoir d’achat.

Premier point pour expliquer la différence entre la France jadis et la France maintenant.

Deuxième point, notre système fiscal, notre système social, notre approche vis-à-vis des questions de la durée du travail n’a finalement pas changé depuis beaucoup d’années, alors que le problème du chômage est évidemment le problème numéro 1. I faut donc que nous reprenions-nous pas dans la façon dont anticipe Monsieur Balladur, mais d’une autre façon dont je vais parler – ces questions de cotisations sociales, ces questions de fiscalité, ces questions de la durée du travail pour comprendre ce que c’est que le monde du futur.

Troisième point, nous avons un problème spécifique avec les jeunes. C’est une catastrophe absolue. Moi, comme maire, je vois cela tous les jours et c’est quelque chose d’insoutenable pour les familles, pour les jeunes, pout tous ceux qui s’occupent de l’avenir de la Nation, et il y a donc de nouvelles initiatives à prendre qui sont peut-être à contre-courant de ce qu’on a vu jusqu’à présent, mais qu’il faut maintenant proposer. Sinon on restera dans la ligne de la politique actuelle des partis de Droite, c’est-à-dire, alors qu’ils se sont fait élire pour diminuer le chômage, que le chômage ne cesse d’augmenter.

Anne Sinclair : Je ne vous empêche pas du tout de répondre…

M.  Balladur : J’espère !

Anne Sinclair : … mais ce que je voudrais, c’est qu’on progresse.

M.  Balladur : On va progresser.

Anne Sinclair : Et que donc, à partir de là, on voit si tout le monde est d’accord pour dire : « il faut relancer l’économie », comment le faire ? Et si vous m’autorisez…

M.  Balladur : Je vous en prie !

Anne Sinclair : … avant qu’on n’aborde peut-être des mesures spécifiques, développer chacun votre philosophie de la façon dont vous voyez relancer cette économie avec : 1) peut-on le faire tout seul ou pas ? 2) est-ce plutôt du rôle de l’État ou plutôt de l’entreprise ? 3) faut-il relancer la croissance en relançant la consommation – comme le disent les socialistes - …

M. Fabius : Pas seulement !

Anne Sinclair : … ou en libérant les initiatives – comme disent les libéraux -. Je caricature volontiers…

M. Fabius : … Vous caricaturez parce qu’il faut les deux.

Anne Sinclair : Parce que c’est en effet le cœur de vos propositions.

Monsieur Balladur.

M.  Balladur : Il y a un certain nombre de choses sur lesquelles je ne suis pas d’accord avec Monsieur Fabius. D’abord, il ne peut pas assimiler ce que je viens de dire à la recherche de la précarité, c’est la recherche de la liberté, ce qui n’est pas la même chose ! ou alors vous considérez que tout est précaire dès lors qu’on n’est pas absolument encadré.

M. Fabius : Vous avez pris l’exemple de l’Amérique, de l’Angleterre, c’est le monde de la précarité.

M.  Balladur : C’est aussi le monde de l’emploi. Les Américains créent des centaines de milliers d’emplois tous les mois…


M. Fabius : … Et il y a 38 millions de pauvres.

M.  Balladur : Il y a effectivement des hommes et des femmes qui gagnent mal leur vie, mais ils ont un emploi, c’est mieux que de ne pas en avoir.

M. Fabius : Les Anglais disent qu’ils créent des emplois, ils n’en créent pas…

M.  Balladur : … Mon modèle pas l’Angleterre ou les États-Unis, j’ai pris l’exemple du Monde entier. Le Monde entier va mieux que nous…

M. Fabius : … Moins les États-Unis et l’Angleterre.

M.  Balladur : Les États-Unis et l’Angleterre vont mieux que nous aussi, pourquoi ? C’est cela la question qu’il faut se poser. Je ne suis pas à la recherche de la précarité.

Ma conviction est que le modèle social français ne peut être sauvé que par de profondes réformes e que, si on ne le réforme pas, il fera faillite. Et que ce sont justement les plus démunis et les plus fragiles qui en souffriront le plus. Alors, comment peut-on faire ? Ma conviction est que nous avons besoin de davantage d’optimisme et que l’on constate, que partout dans le Monde, là où il y a moins de chômage ; c’est là où on produit le plus par habitant, là où on a le plus de productivité, là où on a le plus de dynamisme. Il faut donc un peu ouvrir nos portes et faire en sorte que les Français retrouvent le goût de l’initiative et du dynamisme, grâce à des réformes profondes, entre autre dans le domaine fiscal, dans le domaine budgétaire et dans le domaine social. J’espère que j’aurai l’occasion d’en parler.

Anne Sinclair : On va y venir ! Je voudrais simplement qu’on reste un instant sur le thème du savoir si cela dépend de nous ou si cela dépend des autres, dans une économie mondialisée et dans une Europe en train de se faire. Peut-on être seul moteur ?

M.  Balladur : Je ne crois pas qu’on puisse être seul moteur, sûrement pas ! mais je crois aussi qu’on ne peut pas être fondamentalement différent des autres. Nous ne sauverons pas la société européenne, prise globalement, et la société française de la concurrence mondiale, si nous ne faisons pas des efforts profonds pour retrouver un emploi plus important.

Vous dites que le chômage ne cesse d’augmenter depuis 15 ans, c’est tout à fait vrai ! Il y avait un million de chômeurs en 1980, il y en a à peu près 3 millions aujourd’hui…

M. Fabius : … 5.

M.  Balladur : Cela dépend comme on compte ! Dans les 5 que vous ajoutez, le RMI, etc. Disons qu’il y a 3 millions de personnes recensées. En 1993, il y en avait 3 millions d’ailleurs, et cela n’a pas bougé depuis pratiquement, cela a un peu baissé, puis cela a augmenté. Voilà ma réponse.

Anne Sinclair : Laurent Fabius.

M. Fabius : À la question précise que vous avez posée et, ensuite, par rapport à ce que je viens de dire Monsieur Balladur : qui doit s’occuper de tout cela ? Je dirais : « chacun ». On ne peut pas dire : « c’est seulement l’État », une partie pour l’État. On ne peut pas dire : « c’est seulement les entreprises », bien sûr, les entreprises ont leurs responsabilités. On ne peut pas dire : « les citoyens sont exonérés », tous les citoyens sont concernés. Et si on ne fait pas la guerre au chômage… la guerre, je n’emploie pas un mot neutre, cela veut dire que cela ne changera pas par rapport à la situation actuelle.

Deuxième point : les réformes. On en parlera dans un instant, je n’ai pas la même approche que Monsieur Balladur, je suis partisan de réformes, mais de réformes qui soient à la fois de solidarité et d’initiative, et non pas, je maintiens le terme, de précarité.

Troisième point, peut-on faire cela isolément des autres ? Il y a une partie qui vient de l’extérieur, puisque la mondialisation est là, mais il y a une partie qui dépend de nous. Et quand je dis : « il faut relancer le pouvoir d’achat », quand je dis : « il faut une politique audacieuse du logement », quand je dis : « nous devons prendre autrement les problèmes de fiscalité et de cotisations sociales », quand je dis : « nous devons prendre autrement les problèmes des jeunes », cela dépend de nous et de personne d’autre.

Anne Sinclair : Et quand je vous dis : « Vilvoorde », cela dépendez de qui à ce moment-là ? Parce que, là, c’est un problème d’emploi. C’est un problème d’emploi posé aux Français, c’est un problème d’emploi posé à l’Europe.

M. Fabius : C’est la faillite de la politique européenne.

M.  Balladur : Non.

M. Fabius : Il y a, en Europe, une capacité de production de 18 millions de voitures et la situation est telle que les constructeurs en vendent 10 millions, et dès lors c’est la lutte aux couteaux. Comme il n’y a pas de politique vis-à-vis de l’extérieur et qu’on s’apprête – ce qui est fou – à laisser entrer les véhicules japonais et coréens dans deux ans, comme il n’y a pas d’harmonisation sur le plan social des modalités de licenciement, comme il n’y a pas d’harmonisation sociale et fiscale, cela veut dire, comme on le dit chez moi en Normandie, « au plus fort du pouque ! », c’est-à-dire qu’on fait payer à d’autres, mais finalement l’ensemble des salariés est concerné.

Donc, Vilvoorde n’est pas simplement une faillite dans le domaine automobile, c’est une faillite dans le domaine de l’Europe sociale.

M.  Balladur : Je ne suis pas du tout d’accord avec vous ! Ce n’est pas la faute de l’Europe, Vilvoorde et Renault, c’est notre faute, parce que nous produisons beaucoup moins de voitures par salarié que n’en produisent les Américains ou les Japonais. Renault a, par exemple, 12 sites de production quand Peugeot en a six.


M. Fabius : Alors, vous êtes partisan d’en fermer six ?

M.  Balladur : Pas du tout, Monsieur Fabius, mais je dis : « regardons la réalité ». La réalité, quelle est-elle ?  C’est que nous avons moins de voitures produites par salarié. Et si nous ne faisons pas en sorte d’adapter nos entreprises en offrant de nouveaux emplois, car il ne faut pas considérer que la croissance est un gâteau qui ne peut pas être augmenté ! Si nous relançons la croissance, il y aura d’autres emplois.

Je voudrais donner un exemple : depuis la guerre, en 30 ans, il y a à peu près 100 000 agriculteurs qui ont quitté la terre chaque année et qui sont venus vers les villes, en France, plus un million de rapatriés au moment des évènements en Algérie. En 1975, la France était un des pays au monde où il y avait le mois de chômage et le plus d’emplois…

M. Fabius : … parce qu’il y avait du pouvoir d’achat, parce qu’il y avait des créations d’équipements.

M.  Balladur : Parce qu’on savait également produire et vendre. Donc, voilà un exemple qui n’est pas tellement ancien où, pendant 30 ans, la France a su créer tous les emplois dont elle avait besoin. Pourquoi en serait-elle incapable aujourd’hui ?

Moi, je vous dis que si nous ne changeons pas profondément nos règles et nos coûts – et il ne s’agit pas du tout de faire peser les coûts sur les salariés, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit, c’est tout le monde contraire – nous créerons d’autant plus d’emplois que nous saurons vendre, et nous vendrons mieux que nous vendrons au même prix que les autres.

M. Fabius : Je suggère qu’on revienne…

M.  Balladur : C’est le fond de l’affaire.

M. Fabius : … à des choses concrètes.

M.  Balladur : C’est très concret ce que je dis.

M. Fabius : et je vais prendre quelques exemples, si l’on veut, comme le souhaitent les Français, faire reculer le chômage et créer davantage d’emplois.

D’abord, la clé, c’est la croissance, non pas méthode Coué, optimisme déclaré, mais c’est vraiment cela qui va permettre de créer de nouveaux emplois. Et si l’on veut que la croissance augmente – je l’ai indiqué il y a un instant – il faut qu’on modifie la politique qui est menée actuellement, qui bride à l’excès les salaires et qui favorise à l’excès les profits. Donc, là, il y a une différence, sans doute, entre Monsieur Balladur et moi, puisqu’il soutient la politique actuelle, c’est que je pense…

M.  Balladur : … mais la politique actuelle n’est pas faite pour brider les salaires, contrairement à ce que vous dites.

M. Fabius : C’est ce qu’elle fait ! Je pense qu’à coup sûr il faut redonner du pouvoir d’achat….

Anne Sinclair : … Quand vous dites : « pas brider les salaires », Lionel Jospin a proposé cette semaine une conférence nationale sur les salaires et sur la réduction du temps de travail…

M. Fabius : Tout à fait !


Anne Sinclair : … cela veut bien dire : les augmenter ?

 M. Fabius : Cela veut dire : réunir les partenaires sociaux, voir à la fois les responsables syndicaux, le gouvernement, les collectivités locales, enfin l’ensemble des partenaires, et voir ce qui est raisonnable de faire pour relancer la machine économique qui, en France, est déprimée. C’est tout de même incroyable que nous fassions 1 %, 2 % de moins de croissance que les autres !

Premier élément : donner d pouvoir d’achat, ce qui fera tourner davantage les entreprises. Ceci est un point très important.

Deuxième élément : il faut débrider toute une série de freins à l’initiative qui existent aujourd’hui pour créer des petites et moyennes entreprises, pour faire en sorte que cela tourne d’une manière plus dynamique.

Anne Sinclair : Quels sont ces freins ? Fiscaux ?

M. Fabius : Ces freins sont de toutes sortes. En France, on pénalise la réussite, il faut dire les choses telles qu’elles sont. À chaque fois qu’il y a une entreprise qui se crée et qui gagne…

M.  Balladur : …Eh bien, il faut une réforme fiscale.

M. Fabius : Que n’êtes-vous au gouvernement !

M.  Balladur : Mais j’avais commencé, et le gouvernement actuel continue.

M. Fabius : Cela m’a échappé !

M.  Balladur : C’est dommage ! Je vais vous l’expliquer tout à l’heure.

M. Fabius : Très bien.

Anne Sinclair : Laurent Fabius termine et réponse Édouard Balladur.

M. Fabius : Je continue : soutien du pouvoir d’achat, soutien aux initiatives, notamment pour les créations d’entreprises, soutien à de grands programmes très importants en matière de logement et de l’urbanisme. Ce sont des choses qui peuvent soutenir la croissance.

Deuxièmement, je pense qu’il est indispensable de prendre autrement la question de la durée du travail – j’espère que nous allons y venir – il y a des réformes à faire, il y a un objectif nouveau de réduction de la durée du travail à mettre en avant.

Troisièmement, j’y insiste parce que c’est très important aussi, en matière fiscale, notre répartition fiscale est mal fichue, il y a des baisses de TVA à faire intervenir. Et en matière sociale, il faut faire peser beaucoup moins que ne le fait le gouvernement actuel, la charge sur le travail.

Anne Sinclair : On va prendre ces points de l’ordre, voir sur quoi vous êtes ou pas d’accord ? Le pouvoir d’achat, relancer le pouvoir d’achat, je ne suis pas sûre que ce soit exactement votre credo.

M.  Balladur : Pourquoi dites-vous cela ? Moi, je suis tout à fait partisan de créer davantage d’emplois, c’est le meilleur moyen de relancer le pouvoir d’achat et les salaires, Monsieur Fabius.

M. Fabius : C’est ce que nous comptons faire, Monsieur Balladur.

M.  Balladur : Justement, c’est ce que j’allais vous dire : je voudrais bien savoir quelle est votre méthode pour créer du pouvoir d’achat comme cela, artificiellement ?

M. Fabius : Je viens de l’exposer.

M.  Balladur : Non, cela a été tout à fait vague ! Pour qu’il y ait du pouvoir d’achat, il faut que les entreprises produisent…

M. Fabius : Je vais vous préciser les choses.

M.  Balladur : … et qu’elles vendent. Quels moyens allez-vous leur donner de produire plus et de vendre plus ? Pour cela, il faut qu’elles aient moins de charges pour y parvenir.

Je reviens toujours à la même chose, vous dites : « on bride l’initiative dès qu’on réussit », je suis d’accord avec vous ! Mais alors il faut approuver la réforme fiscale que je propose, il faut baisser les impôts qui sont les plus élevés en Europe. Voulez-vous que je vous donne trois records français :

Nous sommes d’abord le pays où on paie le plus d’impôts. Quand un Français gagne 100 francs, il paie 45 francs d’impôts et de cotisations. Un allemand en paie 40, un Anglais 35. – Vous allez me dire que je cite l’Angleterre – un Américain 30 et un Japonais 28. Et la moyenne des Européens, c’est 42. On paie trop d’impôts. Il faut donc faire en sorte que les charges, qui pèsent sur les personnes comme les entreprises, soient allégées. Pour cela, il faut faire des économies. Et ce n’est pas en réunissant une grande conférence sur les salaires que vous allez augmenter les salaires, le seul résultat, c’est que cela risque, au contraire, de fragiliser davantage encore l’emploi.

Anne Sinclair : Si vous voulez bien, nous allons faire une pause de publicité courte, on reprend le débat après…

M. Fabius : … Puis-je dire quelque chose 15 secondes ?

Anne Sinclair : 15 secondes, mais on va reprendre le débat sur les impôts parce qu’il n’est pas clos.

M. Fabius : J’admire cette proposition de baisser les impôts, j’y reviendrai, mais, depuis 4 ans que vos amis et vous-même êtes au Pouvoir, ils n’ont cessé d’augmenter.

M.  Balladur : Je ne vais pas réclamer qu’on reporte la pause de publicité pour répondre à Monsieur Fabius, j’accepte très volontiers de vous répondre après la pause.

Anne Sinclair : On se retrouve tout de suite après, sur les impôts.

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Anne Sinclair : Reprise de 7 sur 7, un 7 sur 7 spécial, qui voit un face-à-face entre Édouard Balladur et Laurent Fabius.

M.  Balladur : J’enchaîne, si vous me le permettez, pour répondre à Laurent Fabius qui remarquait que nous avions augmenté les impôts. Les bilans sont les bilans ! Je rappelle tout de même qu’il y avait 360 milliards de déficit budgétaire en 1993 et 130 milliards des comptes sociaux, et cela ne peut pas se régler par miracle ! C’est la raison pour laquelle il a fallu, effectivement, faire des impositions nouvelles. Nous avons ensuite commencé un plan de baisse des impôts, et je souhaite qu’on aille beaucoup plus loin.

M. Fabius : Je rappelle qu’il y avait 2 000 milliards de dettes publiques quand vous êtes arrivé aux affaires, il y en aura 4 000 milliards quand vous partirez.

M.  Balladur : Monsieur Fabius, vous avez été ministre du Budget, alors, vous allez sans doute m’éclairer ! Connaissez-vous le moyen, quand il y a un déficit budgétaire de 360 milliards et des comptes sociaux de 130 milliards – ce qui est la situation que nous avons trouvée – d’y faire face sans emprunter ? Si vous le connaissez, dites-le-moi !

M. Fabius : Ne pas commencer par casser la croissance, ce que vous avez fait. Personne ne le conteste !

M.  Balladur : Pardonnez-moi, vous dites le contraire de la vérité.

M. Fabius : Pas du tout !

M.  Balladur : Vous dites le contraire de la vérité. Quand je suis arrivé à Matignon, l’économie était en récession. En 1993, récession de 1,5 %, c’était même la plus forte depuis la guerre. Alors, il ne faut pas s’étonner que, dans ce climat-là, lorsque nous sommes arrivés à Matignon et que nous avons pris le pouvoir en 1993, pour la première fois, nous avons franchi la barre des 3 millions de chômeurs, le mois même de l’arrivée. C’est votre bilan !

Anne Sinclair : Je propose que Laurent Fabius réponde là-dessus et, après, je vous redonne la parole pour que vous disiez globalement ce que vous proposez, pour que l’on s’éloigne du débat historique.

M.  Balladur : Alors, là, je n’avais pas encore entendu dire que c’était en 1993 qu’on avait cassé la croissance ! Franchement, c’est une nouveauté ! Vous devez confondre !

M. Fabius : C’est qu’on ne vous a pas assez expliqué la réalité.

M.  Balladur : Ah ! Vous croyez !

M. Fabius : Moi, les chiffres : entre mars 1993 et 1995 : plus de 250 000 chômeurs…

M.  Balladur : …mais non !

M. Fabius : Il y avait auparavant, en moyenne, 10 milliards de déficit de la Sécurité sociale, maintenant il y a 60 milliards par an. D’autre part, les prélèvements obligatoires – ce sont les chiffres – en 1993, je crois que c’était vous ! 43,9 %, en 1994, c’était toujours vous, 44,2 % ; en 1995, ce n’est plus, mais c’est votre ami, Monsieur Chirac, 44,5. Cette année, les chiffres sont battus, 45,7, record absolu ! Tout à l’heure, vous avez donné….

Anne Sinclair : …Pas trop de chiffres, si vous voulez bien, parce que les Français vont être perdus. Et, en plus, un débat sur les bilans, ce n’est pas ce qui les intéresse.

M. Fabius : Tout à fait ! Tournons-nous vers l’avenir.

M.  Balladur : Oui, d’accord, mais je commence, avant de me tourner vers l’avenir, par dire que tous vos chiffres sont inexacts, Monsieur Fabius. Qu’en 1993, il y avait la récession et un déficit budgétaire comme on n’en avait jamais vu. Maintenant, passons à l’avenir.

M. Fabius : Chacun sait que vous êtes spécialiste.

M.  Balladur : Parlons-en ! Si vous voulez qu’on remonte à la période où vous étiez ministre du Budget, il y aurait des choses intéressantes à dire.

Anne Sinclair : Non, je souhaiterais que l’on parle de l’avenir…

M.  Balladur : Moi aussi.

Anne Sinclair : Monsieur Balladur, vous avez un peu d’avance, d’une courte oreille…


M.  Balladur : Cela veut dire que je peux parler plus longtemps ?

Anne Sinclair : Non, cela veut dire que vous pouvez dire assez brièvement, et je donnerai la parole un peu plus longuement à Laurent Fabius, globalement ce que vous proposez pour que l’on voie bien la cohérence de vos propositions ?

M.  Balladur : D’abord, ce sont mes propositions, la Majorité n’a pas encore délibéré. Il n’y a pas encore un projet qui est élaboré pour tous. C’est donc un sentiment que je donne…

Anne Sinclair : Il y a un Gouvernement quand même ?

M.  Balladur : Il y a un Gouvernement mais qui n’a pas fait un projet électoral pour les prochaines législatives dans un an. Donc, c’est un certain nombre d’idées et de suggestions que je fais.

L’inspiration centrale est qu’il faut absolument retrouver plus de confiance et d’optimisme et que l’on n’y arrivera que par davantage de liberté. Voilà l’inspiration centrale. Et c’est comme cela que l’on créera des emplois et c’est comme cela que l’on parviendra à créer du vrai pouvoir d’achat, et pas du pouvoir d’achat qui sera ensuite repris.

Alors, comment faire ? Pour la croissance, il faut – et, il faut diminuer les dépenses – si vous souhaitez que j’en parle en détail, j’en parlerai – et il faut diminuer les impôts. Je disais tout à l’heure que lorsqu’un Français gagne 100 F, il paie 45 F d’impôts, grosso modo, beaucoup plus que la moyenne européenne. Il faut que nous redescendions à la moyenne européenne, c’est-à-dire 42 F. C’est un effort d’ailleurs extrêmement important dans les 5 années qui viennent. Voilà pour la croissance.

Une fois que l’on aura davantage de croissance… Oh ! vous pouvez sourire, c’est quand même le fond du problème !

M. Fabius : Je vous remercie de votre autorisation.

M.  Balladur : Non, je vous en prie ! Vous n’avez pas besoin de mon autorisation.

Une fois que l’on aura davantage de croissance, il faut absolument, et c’est le propre d‘une politique sociale, à mon avis, moderne et adaptée, qu’elle soit répartie mieux que ne l’est, notamment au profit des salaires mais grâce à l’emploi.

Et comment peut-on développer l’emploi ? Et je termine…

Anne Sinclair : Rapidement, parce que, là, Laurent Fabius accumule le retard…

M.  Balladur : Il faut que le coût du travail soit moins grand, notamment le coût du travail peu qualifié, ce qui est le problème des jeunes, et il faut que l’on introduise un certain nombre d’assouplissements. Je m’arrête là pour ne pas parler trop longtemps et j’y reviendrai tout à l’heure.

Anne Sinclair : Laurent Fabius, sur les impôts et sur les charges. Les impôts, d’abord ?

M. Fabius : Les impôts n’ont pas cessé d’augmenter depuis quelques années, il n’est donc pas question de continuer dans la même veine, au contraire ! Mais soyons concrets, le Gouvernement actuel ou son prédécesseur, je ne m’en rappelle plus ! – mais je crois que c’est le Gouvernement actuel – a augmenté la TVA qui pèse d’une manière très injuste sur tous les Français. La première priorité est de la réduire.

Deuxièmement, en ce qui concerne les dépenses publiques, il n’est absolument pas question, ce serait inconsidéré, d’en augmenter la masse – ce n’est pas facile à réduire, ce n’est pas du tout facile à réduire – mais nous voulons, nous, redistribuer. Il y a des postes qui doivent être en développement, notamment tous les postes qui concernent la formation, la recherche, l’investissement, enfin la clé du futur, et d’autres postes sur lesquels il faudra rogner.

Donc, impôts, priorité : baise de la TVA.
Dépenses : redistribution.

Anne Sinclair : Vous êtes globalement d’accord avec Édouard Balladur sur les impôts, mais vous dites : c’est la TVA ? Édouard Balladur parle de l’impôt sur le revenu ?

M.  Balladur : Non. Je n’en ai pas encore parlé. Mais j’en parlerai.

Anne Sinclair : Pardonnez-moi de connaître peut-être un peu vos positions, mais je crois que c’est cela…

M. Fabius : Je dis simplement qu’il faut faire exactement l’inverse de ce qui a été fait depuis quelques années.

Anne Sinclair : Sur les charges maintenant : diminuer les charges qui pèsent sur les entreprises, sur le coût du travail ?

M.  Balladur : Vous n’êtes pas d’accord sur la baisse de l’impôt sur le revenu qui a été décidé ? Vous dites qu’il faut faire le contraire de ce qui a été fait. Vous n’êtes pas d’accord ?

M. Fabius : Je constate simplement, Monsieur Balladur, – je suis toujours très heureux lorsqu’on baisse les impôts -…

M.  Balladur : Vous avez bien raison.

M. Fabius : … que dans le même temps où l’on décidait de baisser l’impôt sur le revenu, on a augmenté la TVA …

M.  Balladur : Non. Pas dans le même temps. Cela s’est fait un an après.

M. Fabius : Mais vous étiez toujours là ! Et donc, au total, les Français, depuis 3 ou 4 ans, paient 200 milliards de plus. D’ailleurs, ce sont eux qui nous départageront. Ils le savent bien.

Et je note aussi que, aujourd’hui, avec le système fiscal tel qu’il est, les spécialistes des impôts viennent de nous l’apprendre, il y a toute une série de personnes qui, avec un revenu de plus de 1 MF par an, paient 0 F d’impôt sur le revenu. Ce qui prouve donc que notre système fiscal est non seulement lourd, mais surtout très, très injuste.

Anne Sinclair : Continuons avec vous, Laurent Fabius, parce que vous avez toujours du retard…

M.  Balladur : …J’en dirais un mot.

Anne Sinclair : Venez-en peut-être à la baisse du coût du travail, sur le travail moins qualifié. Est-ce que, là, vous êtes d’accord, pas d’accord ?

M. Fabius : Je pense qu’il faut aller plus loin et, en particulier, - vous y avez fait allusion – dans le projet que nous commençons d’élaborer, il y a une mesure qui est importante – je ne pas entrer trop dans les détails parce qu’elle est technique mais elle est importante –, qui consiste à changer le mode actuel d’assiette des cotisations sur les salaires pour la maladie et de faire désormais que la cotisation pèse sur l‘ensemble des revenus. Il n’y a pas de raison de pénaliser les salariés, et c’est une mesure ambitieuse, qui n’a pas été faite jusqu’ici, qui permettrait d’alléger pour les salariés le coût du travail, de leur donner du pouvoir d’achat supplémentaire et d’être plus juste, car les revenus du travail ne seraient pas plus pénalisés que les revenus du capital.
Anne Sinclair : Mesure importante dont vous parlez tout à l‘heure : la réduction du temps de travail. En quoi, aujourd’hui, est-elle essentielle pour créer des emplois ?

M. Fabius : Posons les choses simplement : je sais bien que, quand on parle de réduction de la durée du travail, il y a des gens qui sont à la fois très pour ou d’autres très contre. Mais regardons l’évolution historique : en un siècle, la durée du travail a été divisée par deux. Voilà la réalité.

Il n’y a donc pas de raison de penser que parce que nous sommes en 1997 tout d’un coup sera va s’arrêter. Je dis, même si cela peut choquer un certain nombre de gens, que nous allons vers une réduction de la durée du travail encore beaucoup plus forte. Et nous verrons, en tout cas beaucoup d’entre nos verront la durée du travail à 4 jours par semaine.

Anne Sinclair : Sans réduction de salaire ?

M. Fabius : Normalement, il faudrait se féliciter de cette réduction Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’on peut créer plus de richesses, avec moins d’heures de travail. Mais comme notre Société est mal organisée – c’est là un point de différence important entre nous -, je suis pour une modification…

M.  Balladur : Mais, écoutez, cette Société depuis 15 ans, vous l’avez gérée plus souvent que nous ? Permettez-moi de vous le rappeler quand même !

M. Fabius : Depuis 20 ans, cela fait 10 années les uns, 10 années les autres.

M.  Balladur : Moi, je disais 15 ans, monsieur Fabius.

M. Fabius : Aujourd’hui j’ai cru remarquer que depuis 4 ans, et l’année prochaine 5 ans, c’est vous ?

M.  Balladur : Oui, bien entendu !

M. Fabius : D’accord.

M.  Balladur : Cette Société, c’est celle que vous avez dessinée.

M. Fabius : Je continue sur la durée du travail. Nous allons donc aller vers une réduction de la durée du travail, et le tout est d’organiser les choses pour que ce soit au profit des personnes et non pas à leur détriment.

L’une des choses qui nous sépare, Monsieur Balladur et moi, c’est que, moi, je défends le travail comme valeur, et jusqu’à présent…

M.  Balladur : Ah ! Et moi, je le défends comme quoi ?

M. Fabius : …vous l’avez défendu comme un coût.

M.  Balladur : Mais ce sont les deux ! Ce sont les deux !

M. Fabius : C’est une valeur.

M.  Balladur : Bien entendu !

M. Fabius : C’est une valeur qu’il faut absolument préserver, notamment en allant vers une réduction organisée, négociée de la durée du travail.

Anne Sinclair : Alors, Édouard Balladur, j’aimerais vous entendre là-dessus ?

M.  Balladur : Je dois dire que je ne suis pas du tout d’accord avec la façon dont Monsieur Fabius présente les choses. Vous me permettrez aussi de dire quelque chose en passant : j‘ai l’impression que les Socialistes Français – vous me contredirez si je me trompe, mais je ne crois pas me tromper ! – sont assez originaux parmi les Socialistes européens.

Quand vous entendez ou lisez les Socialistes Espagnols ou Italiens, ou Portugais ou Allemands, ou Anglais, ils ne tiennent pas du tout les mêmes propos que vous. Et je me demande s’ils n’ont pas tendance à vous trouver quelque peu passéistes.

M. Fabius : Écoutez ! Il se trouve que je les connais bien, ce n’est pas surprenant puisque ce sont mes amis.

M.  Balladur : Oui.

M. Fabius : Et je bavardais récemment avec Tony Blair qui, dans quelques jours, tout le monde le pense va battre vos amis conservateurs et il me disait : « Si, nous, en Angleterre, nous venons aux responsabilités, les Allemands, les choses sont en train de se modifier et les Socialistes français eux, reviennent aux responsabilités, nous pourrons alors bâtir quelque chose ensemble », et il y a de la cohérence dans tout cela.

M.  Balladur : Oui, mais je n’ai pas observé qu’ils tenaient les mêmes propos que les Socialistes français, ni sur la durée du travail, ni sur la fiscalité. Je n’ai pas observé qu’ils proposaient une augmentation des impôts ?

M. Fabius : Merci de ce scoop, Monsieur Balladur, spécialiste en Socialisme européen.

M.  Balladur : Non, je lis les journaux, Monsieur Fabius.

M. Fabius : Eh bien, moi, je vois les gens !

M.  Balladur : Vous devriez leur conseiller, lorsqu’ils font des déclarations, de faire les mêmes déclarations à la presse qu’à vous puisqu’apparemment ce ne sont pas les mêmes !

M. Fabius : On s’y efforcera.

M.  Balladur : Je crois que cela vaudrais mieux pour que l’on comprenne bien.

Anne Sinclair : Je voudrais que l’on vienne à l’emploi des jeunes, donc je voudrais que l’on termine peut-être sur le temps de travail et de ce que vous en pensez ?

M.  Balladur : Je voulais vous dire ma réaction sur les propositions du Parti Socialiste. Je les résume, si j’ai bien compris : une CSG, qu’on a qualifiée de « géante » …

M. Fabius : Où ?

M.  Balladur : Dans la presse 7,9 %, cela ne vous paraît pas assez ?

M. Fabius : Cela veut dire que pour toutes les personnes jusqu’à 3 fois le SMIC, 10 000 F, il y aurait une baisse de leur contribution.

M.  Balladur : Attendez ! On verra bien comment les choses se passeront ! Là, c’est un premier désaccord entre nous. Je pense qu’il faut diminuer les cotisations, grâce à la baisse des dépenses, notamment de l’État qui pourrait les financer, et non pas en soumettant notamment tous les retraités à une CSG de 7,9 %. Premier point.

M. Fabius : Pas du tout. Ne faites pas peur aux retraités comme cela ! Je connais la technique.

M.  Balladur : Il ne s’agit pas de technique. C’est la vérité ou pas ?

M. Fabius : Nous ne sommes pas ici pour faire un débat sur les loups garous. Les retraités ne seront absolument pas touchés, au contraire ils auront un avantage jusqu’à 3 fois l’équivalent du SMIC.

M.  Balladur : Je croyais que c’était 2 000 francs ?

M. Fabius : Plus une allocation.

M.  Balladur : Une allocation en plus ?

M. Fabius : Vous ne l’avez pas lu comme il faut. J’ai l’impression que …

M.  Balladur : Ah ! Très bien !

M. Fabius : … ni sur le programme socialiste, ni sur le programme des Socialistes européens, votre lecture n’est complète !

M.  Balladur : Très bien ! Très bien ! Comment allez-vous la financer cette allocation …

M. Fabius : … Sûr ?

M.  Balladur : … que vous voulez donner aux retraités ?

M. Fabius : Eh bien, par quelque chose qui, je le comprends, ne vous plaît pas beaucoup, c’est-à-dire l’extension aux revenus du capital.

M.  Balladur : Écoutez ! L’extension aux revenus du capital est une chose qui est normale. D’ailleurs, j’observe que la baisse de l’imposition des revenus du capital a été faite par les gouvernements socialistes beaucoup plus que par n’importe quel autre gouvernement dans les 10 années qui viennent de s’écouler. Premier point.

Deuxième point, sur la durée du travail : je crois que faire croire aux Français que tout va aller mieux parce qu’ils travailleront moins en gagnant autant, ce n’est pas leur dire la vérité.

M. Fabius : Ce n’est pas comme cela que les choses se présentent.

M.  Balladur : En tout cas, c’est à peu près ce que vous avez répondu à Anne Sinclair, me semble-t-il ?

M. Fabius : Je ne crois pas !

M.  Balladur : Ah ! Bon ! Qu’avez-vous répondu alors ?

M. Fabius : Je crois qu’il faut que les 3 millions, 5 millions de personnes qui, aujourd’hui, sont au chômage, fassent, grâce à notre solidarité à tous, un pas vers l’emploi, qu’il est préférable que davantage de gens travaillent, quitte à ce qu’il y ait un allègement de la durée du travail pour ceux qui travaillent, c’est-à-dire TRAVAILLER PLUS TOUS et INDIVIDUELLEMENT POUVOIR TRAVAILLER MOINS. Voilà l’objectif.

M.  Balladur : Monsieur Fabius, vous allez m’expliquer quelque chose. Vous êtes d’accord avec moi pour considérer qu’il y a un problème en Europe et en France, que cela va moins bien chez nous qu’ailleurs ?

Vous êtes d’accord avec moi pour considérer également, enfin, je pense que vous l’êtes, parce que ce sont des chiffres incontestables, que la durée du travail, en France, est parmi les plus basses des pays du monde …

M. Fabius : … Les salariés de l’automobile font 35 h en Allemagne.

M.  Balladur : Oui, mais ils ont accepté une réduction de leurs salaires. Vous le savez très bien !

M. Fabius : Même avant.

M.  Balladur : Vous le savez très bien. À Volkswagen, ils ont accepté une réduction de leurs salaires.

Alors, dire aux gens : tout va être merveilleusement bien résolu. Vous allez travailler moins sans que votre pouvoir d’achat soit atteint. Je crois que ce n’est pas leur dire la vérité et c’est leur rendre un mauvais service.

M. Fabius : Si je disais cela, je ne dirais pas la vérité. Aussi ce n’est pas ce que je dis …

M.  Balladur : Qu’est-ce que vous dites exactement ?

M. Fabius : Je dis que l’on va aller vers une réduction de la durée du travail, qu’il faut organiser cela …

M.  Balladur : Il faut qu’elle soit contractuelle et naturelle.

M. Fabius : … à la différence de ce qui a été fait jusqu’ici, et qu’il y a des étapes à prendre…

M.  Balladur : Oui.

M. Fabius : Qu’il faut des mesures spécifiques, notamment pour les petites et moyennes entreprises, mais que cette réduction de la durée du travail, qui n’a pas été engagée suffisamment jusqu’ici, est une nécessité.

Anne Sinclair : On clôt cette fois la durée du travail parce que je voudrais que l’on parle de l’emploi des jeunes, et le temps file !

M.  Balladur : Vous allez encore me dire que je comprends mal le programme socialiste, ce serait vraiment une infortune pour moi !

J’ai lu, là aussi, vous allez peut-être me dire que j’ai mal lu, que l’on allait réduire la durée du travail à 35 heures au lieu de 39, payées 39. J’ai mal compris là aussi ?

M. Fabius : Vous avez compris, je pense, …

M.  Balladur : Ah ! Bon ! Enfin, ! Je suis heureux !

M. Fabius : … que nous allions passer à 37 heures et que l’objectif était d’aller vers les 35 heures.

M.  Balladur : Comment paiera-t-on tout cela ? Et comment créera-t-on des emplois, surtout ? Car c’est cela le problème, il faut créer des emplois ?

M. Fabius : C’est l’objectif, mais je crains que nous tournions en rond, il y a évidemment des gains de productivité, il y aura évidemment des soutiens, et ce qui est fait en Allemagne – je vais vous l’expliquer dans un instant, cela me prendra un peu de temps, mais peu importe ! – peut-être fait en France : lorsque l’on négocie, il y a, par exemple, sur 3 ans, un gain possible de 4 % lié à la productivité. Eh bien, au lieu de dire : 4 % iront intégralement au pouvoir d’achat, on peut très bien dire : 2 % au pouvoir d’achat, 2 % pour la réduction du temps de travail. Cela se fait en Allemagne, pourquoi cela ne se ferait-il pas en France ?

Anne Sinclair : J’interromps votre débat là-dessus parce qu’il faut que l’on progresse un petit peu, et je voudrais que l’on parle de l’emploi des jeunes, qui est un souci commun au Président de la République et à Lionel Jospin, si j’ai bien lu les projets des uns et des autres.

Laurent Fabius, je commence avec vous : 700 000 emplois créées pour les jeunes, …

M. Fabius : C’est très ambitieux.

Anne Sinclair : … C’est dans le projet du Parti Socialiste. Pouvez-vous nous dire comment vous pouvez faire ? 350 000 emplois dans le public, sans créer des fonctionnaires : 350 000 emplois dans le privé en demandant aux entreprises une sorte d’obligation morale.

M. Fabius : C’est très ambitieux, et j’imagine que mn contradicteur aura certainement des objections…

M.  Balladur : Interlocuteur, pas nécessairement contradicteur.

M. Fabius : Interlocuteur, Monsieur Balladur, en tous cas, aura certainement des objections mais toutes ces objections ne valent pas par rapport à la NECESSITE OU NOUS SOMMES de changer la donne, parce que la situation actuelle pour les jeunes – pas seulement pour les jeunes – est catastrophique.

Alors, comment s’y prendre sur au moins 2 ans ? Nous avons fixé l’objectif de 700 000 jeunes parce qu’il y a à peu près 600, 700 000 jeunes qui se trouvent sans rien, vous le savez. Et disons que c’est la responsabilité de tout le monde, aussi bien des entreprises privées que des collectivités publiques.

Notre projet consiste donc, en ce qui concerne les collectivités publiques, collectivités locales, État, associations, etc., à ce que les fonds qui, aujourd’hui sont utilisés pour rien, tout le monde le dit, subventions de ceci, subventions de cela, soient utilisés pour créer un contrat de travail de longue durée, de 5 ans, qui sera pris en charge avec ces fonds récupérés.

On me dira : où trouvez-vous ces fonds ? Par exemple le CIE qui était la grande idée du Président de la République, Monsieur Chirac coûte Actuellement, sans aucun profit, tout le monde le reconnaît, 18 milliards pour 30 000 ou 20 000 emplois. Nous pensons, nous, que cette proposition ; État, collectivités locales, associations, ces contrats de travail de longue durée représenteront à peu près 35 milliards.

En ce qui concerne les entreprises privées, nous jouerons su trois registres :

1. Un accord a été signé en 1995-1996 qui permet, pour les salariés qui ont 40 ans de travail, donc 160 trimestres d’annuité, de partir à la retraite et ils sont remplacés par un jeune. Mais ce n’est pas généralisé. En le généralisant, cela permettrait à peu près 200 000 recrutements de jeunes ?

2. Nous proposons que les dépenses dites passives et je prends l’ASSEDIC, etc…, puissent être activées et consacrées à ces recrutements dans les entreprises privées.

3. Ainsi qu’une allocation d’accès à l’emploi.

Alors, je sais bien que tout cela n’est pas mécanique mais je dis que si l’on ne fait pas l’effort de guerre que je décris en ce moment, cela veut dire que l’on aura une génération qui sera laminée, gaspillée, gâchée et que c’est la France qui, finalement, dans tous cela, perdra les meilleurs de ses enfants.

Anne Sinclair : Monsieur Balladur, vous avez du retard. Là, vous avez le temps pour parler de l’emploi des jeunes.

M.  Balladur : Alors on voit bien là la différence d’inspiration qu’il y a entre Monsieur Fabius et moi. Ce qu’il propose, ce que propose le Parti Socialiste, c’est une série de mesures de redistribution, on supprime des crédits ici pour les affecter là, dans lesquelles on demande finalement à l’État et à la collectivité publique ou aux collectivités publiques de prendre la place des entreprises.

M. Fabius : Les deux.

M.  Balladur : Oui. Je disais tout à l’heure et je le répète : nous sommes déjà le pays d’Europe où il y a, de très loin, le plus grand nombre d’emplois publics, on veut aller encore plus loin ! Mais, enfin, si cela avait un intérêt immédiat d’urgence, pour ma part, j’en serais d’accord. Mais, ce n’est pas le cas.

Ce n’est pas le cas parce que, pour créer des emplois, il faut développer l’intérêt des entreprises à recruter des jeunes. Et le problème des jeunes, quel est-il ? Il est qu’ils sont trop nombreux à ne pas être suffisamment bien formés, donc trop nombreux à fournir un travail qui, au début de leur carrière en tout cas, est trop peu qualifié, et le résultat est qu’on leur offre beaucoup moins d’emplois.

Il y a eu une statistique récente qui était très frappante et qui montrait que les jeunes sont d’autant moins au chômage qu’ils sont mieux formés, et d’autant plus au chômage qu’ils sont moins bien formés.

Alors cela veut dire qu’il faut d’abord réduire le coût du travail peu qualifié, continuer l’allègement des charges – et notamment sociales – qui pèsent sur le travail peu qualifié ; qu’il faut, en second lieu, développer considérablement la formation et l’apprentissage. On en est, je crois, à 330 000 aujourd’hui, avec une perspective de 400 000. Il faudra sans doute aller au-delà.

Et il faut faire en sorte que, véritablement, la formation des jeunes soit une grande ambition nationale. On ne résoudra pas le problème des jeunes par des mesures artificielles. Il faut qu’ils soient mieux formés. Il faut qu’ils aient une formation qui les prépare à la vie dans l’entreprise.

Anne Sinclair : Cela suffira pour combler ce « trou », justement, des 6, 700 000 jeunes ?

M.  Balladur : Oh ! écoutez, progressivement on devrait pouvoir y arriver, mais ce sera difficile ! Il ne faut pas s’imaginer que l’on va, par un coup de baguette magique, créer 700 000 emplois en disant aux jeunes : « Voilà, on vous a créé 700 000 emplois ». Si c’était possible, qui ne serait pas d’accord ? Tout le monde serait d’accord, bien entendu.

M. Fabius : Monsieur Balladur sait qu’avec ces orientations on ne change rien pendant les 10 années qui viennent. Et je vous le disais tout à l’heure, je suis maire, je suis Président d’une agglomération, je ne veux pas avoir à répondre aux jeunes qui viennent me voir, avec leur maman, leurs grands-parents : Il n’y a rien, il n’y a rien, il n’y a rien. Ce n’est pas possible.

Donc, ce sont des mesures – j’ai employé le mot de « guerre » – qu’il faut prendre, qui ne sont pas des mesures bureaucratiques, où chacun doit mettre la main à la pâte, c’est comme cela que l’on peut y arriver, et non pas en continuant ce que l’on a fait : les stages ceci…

M.  Balladur : Mais je ne me propose pas de continuer, je propose, au contraire, de donner une beaucoup plus grande liberté et c’est là ce qui nous sépare. Vous, au fond, vous proposez toute une série de mesures administratives.

M. Fabius : Non. Pas du tout. Pas du Tout.

M.  Balladur : Mais si.

M. Fabius : Pas du tout. Ce que je propose pour les entreprises privées n’a rien d’administratif.

M.  Balladur : Et, moi, ce que je propose c’est de donner davantage de liberté.

Quand comprendra-t-on que si la France est en retard sur d’autres pays en matière d’emploi, et l’Allemagne aussi, d’ailleurs, dans une large mesure, mais moins que la France, c’est parce que nous avons des structures qui sont trop lourdes et trop compliquées.

M. Fabius : Monsieur Balladur, vous connaissez un chiffre, vous connaissez bien un chiffre…

M.  Balladur : Permettez-moi de terminer…

M. Fabius : Contrats à durée indéterminée : sur les embauches, combien de contrats à durée indéterminée aujourd’hui ? 8 sur 10. Le problème n’est pas une question d’obstacles administratifs. Le problème est de remettre le moteur dans la machine et d’y aller !

Anne Sinclair : Édouard Balladur termine là-dessus.

M.  Balladur : Le problème est d’avoir intérêt à embaucher des jeunes et pour avoir intérêt à embaucher des jeunes, il faut faire en sorte d’avoir des charges sur le travail peu qualifié qui soient moins lourdes. Si vous ne réduisez pas les charges, si vous ne réduisez pas les impôts, vous arriverez peut-être, par vos mesures, pendant 2 à 3 mois, à résoudre un problème. Mais sur la longue durée, vous n’y arriverez pas.

M. Fabius : Je connais comme vous les responsables d’entreprise, ils voudraient pouvoir le faire. Alors ils nous disent : « un certain nombre d’allègement de charges », j’en ai parlé.

M.  Balladur : Eh bien ! Voilà !

M. Fabius : Mais il faut, en plus ; qu’il y ait de l’emploi, il faut qu’il y ait du pouvoir d’achat, il faut quelque chose en face. Un chef d’entreprise ne va pas recruter pour faire plaisir, il faut que la croissance soit au rendez-vous, et c’est cela qui nous sépare !

Anne Sinclair : On termine là-dessus.

M.  Balladur : Bien sûr ! Mais la croissance, pour être au rendez-vous, il faut arriver à vendre, Monsieur Fabius, ce que l’on produit. Eh bien, oui ! Et pour arriver à le vendre…

M. Fabius : …il faut qu’il y ait du pouvoir d’achat, sinon on ne vend pas.

M.  Balladur : Bien entendu. Mais comme nous vendons le quart de notre production à l’exportation, vous le savez comme moi – notamment dans votre Région, vous êtes, si j’ose dire, payé pour le savoir ! Cela a posé des problèmes -, il faut IMPERATIVEMENT que nous produisions de façon plus compétitive.

Anne Sinclair : On va en rester là ; si vous voulez bien, ce soir.

Je voudrais que l’on termine par quelques mots de politique : depuis quelques semaines le Front National est de nouveau au centre du débat public.

Le week-end prochain aura lieu à Strasbourg le congrès du Front National, qui suscite une forte mobilisation antiraciste.

Un sondage SOFRES-RTL-LE MONDE, cette semaine, a montré que 3 Français sur 4 perçoivent le Front National comme un danger croissant.

Au Parlement, il y a eu une belle empoignade entre vous, Laurent Fabius, et Alain Juppé, cette semaine, suite aux propos d’un certain nombre de dirigeants renvoyant dos-à-dos le Front National et le Parti Socialiste.

Enfin, hier, Lionel Jospin accusait la Droite de récupérer l’Extrême-droite au lieu de la combattre.

Édouard Balladur vous désolidarisez-vous ou approuvez-vous les déclarations qui ont eu lieu cette semaine des leaders de la Majorité comme François Léotard et Hervé de Charrette sur le sujet ?

M.  Balladur : Je voudrais dire d’abord que je m’étonne et je m’attriste qu’on fasse du débat sur le Front National carrément au centre de la politique française, comme s’il n’y avait rien d’autre. J’ai été heureux qu’on parle d’autre chose, même si nous ne sommes pas d’accord, Monsieur Fabius et moi…

Anne Sinclair : Depuis 57 minutes, on parle d’autre chose.

M.  Balladur : … J’ai été heureux qu’on parle d’autre chose, car ce n’est vraiment pas le centre de la vie politique française. Ce que veulent les Français, c’est avoir de l’emploi, avoir de la sécurité et avoir des enfants bien formés pour l’avenir. Premier point.

Deuxième point, je crois que, s’agissant du Front National, les Français ont une opinion qui est très claire : à 80 % ils estiment que son idéologie est mauvaise, cela veut dire que le Front National n’a aucune espèce de chance d’exercer le pouvoir.

L’enjeu des prochaines élections législatives, c’est de savoir si ce sera vous ou si ce sera nous.

A partir de là, ce que nous devons faire, c’est parler de façon réaliste. Un député, membre du R.P.R., qui est Jean-Pierre Delalande, a fait un excellent rapport sur ce sujet, en disant qu’il ne fallait pas diaboliser le Front National mais discuter concrètement de ses propositions pour montrer qu’elles sont absurdes.

Je vais en donner deux qui sont absurdes.
Anne Sinclair : Rapidement, monsieur Balladur.

M.  Balladur : 1. « On nous dit », vous voulez dire, c’est le Front National, « on nous dit » …

2. …on nous dit : il faut taxer les entreprises qui emploient des travailleurs étrangers…

Anne Sinclair : « On nous dit », vous voulez dire, c’est le Front National, « on nous dit »

M.  Balladur : … On croit rêver, tellement c’est absurde ! Voilà ce qu’il faut faire. Et il ne faut pas utiliser le Front National comme moyen, si je puis dire, de déstabilisation politique des uns et des autres.

Anne Sinclair : Est-ce que vous les renvoyer dos à dos. Parti Socialiste, Front National ?

M.  Balladur : Je rappellerai que c’est Monsieur Fabius, Premier ministre, qui a fait voter un projet de loi instituant la représentation proportionnelle grâce auquel, pour la première fois sous la Vème République, il y a eu 35 députés du Front National à l’Assemblée Nationale.

Anne Sinclair : Laurent Fabius, vous répondez…

M.  Balladur : Est-ce faux ?

M. Fabius : La question est : Monsieur Balladur, …

M.  Balladur : La question est : est-ce faux ?

M. Fabius : Ont-ils une représentation dans la population ? Malheureusement, oui.

M.  Balladur : Vous voulez faire la proportionnelle à nouveau alors ?

M. Fabius : Pas du tout.

M.  Balladur : Pourquoi l’avez-vous faite ?

Anne Sinclair : Monsieur Balladur, on laisse Laurent Fabius répondre…

M.  Balladur : Çà serait pourtant très intéressant…

M. Fabius : Je vous répondrai : cela fait 4 ans que la Droite est au pouvoir, cela fait 4 communes qui sont au Front National maintenant et de grande taille.

M.  Balladur : Il ne faut pas vous camper dans la posture du donneur de leçons, Monsieur Fabius. S’il y a quelqu’un qui, au Parti Socialiste, ne peut pas en donner, c’est vous. Car, c’est vous qui avez fait voter la représentation proportionnelle qui a installé le Front National à l’Assemblée. Vous et personne d’autre.

Anne Sinclair : Édouard Balladur, c’est à Laurent Fabius de répondre.

Je voudrais, Laurent Fabius, juste vous poser une question.


M. Fabius : C’est un peu désagréable comme imputation.

M.  Balladur : Mais, c’est vrai !

M. Fabius : L’une des différences entre vous et moi ; c’est que, quand j’étais à Matignon, je n’ai jamais reçu le Front National. Vous, vous avez reçu Monsieur Le Pen plusieurs fois.

Alors, maintenant, sur le fond…

M.  Balladur : Non. Pardon. Je vais vous dire pourquoi. C’étaient les élections européennes, y compris monsieur Tapie, pourquoi ?

Anne Sinclair : Édouard Balladur, nous n’aurons pas le temps de conclure si vous continuez sur le sujet.

M.  Balladur : Parce qu’il y avait une nécessité absolue de coordonner les efforts de tous les députés français à Strasbourg pour défendre les intérêts de la France. Voilà pourquoi je l’ai fait, Monsieur Fabius.

Anne Sinclair : Monsieur Balladur, je voudrais laisser répondre Laurent Fabius là-dessus, et je voudrais savoir, Laurent Fabius, si vous regrettez un jour d’avoir dit que le Front National posait des bonnes questions et apportait de mauvaises réponses ?  Regrettez-vous votre phrase ?

M. Fabius : Je m’élevais contre un sentiment qui était développé à l’époque de dire que les problèmes de sécurité n’existent pas. Les problèmes de sécurité existent, et il faut donc les traiter comme tels. Et j’ai dit que ces questions existaient et qu’il apportait des mauvaises réponses. J’ajouterais aujourd’hui de détestables réponses.

Maintenant sur la question du fond : le Front National est un Parti raciste, xénophobe. C’est à mille lieux de ce qu’est la tradition française. Pour moi, la cause est étendue.

M.  Balladur : Vous ne le feriez plus arrêter à l’assemblée une nouvelle fois, en somme ?

M. Fabius : Ceux qui risquent de le faire rentrer à l’Assemblée, ce sont vos amis.

M.  Balladur : Pour l’instant, vous êtes le seul à l’avoir fait. Vous êtes le seul.

Anne Sinclair : Laurent Fabius, vous avez 30 secondes pour conclure sur ce débat. Monsieur Balladur, vous n’en aurez que 15.

M. Fabius : Je pense qu’il n’y a pas de fatalité du chômage, que c’est extraordinairement difficile à lutter contre lui, mais que c’est notre tâche de responsables publics. Pour cela, il faut déclarer la guerre avec de nouvelles réponses, celles que j’ai essayé de développer ce soir et non pas celles que donne le Gouvernement qui, on le voit ne mènent à rien.

Anne Sinclair : Édouard Balladur, un quart de mot ?

M.  Balladur : Les nouvelles réponses, c’est davantage de liberté. C’est ce dont la France a besoin. N’allons pas nous imaginer que le reste du monde va nous attendre. Il faut aller très vite et donner davantage de liberté à tous les Français.

Anne Sinclair : Je vous remercie tous les deux d’avoir débattu courtoisement mais sans complaisance.

La semaine prochaine, pas de 7 sur 7 parce que c’est le Grand Prix de Formule 1 du Brésil.

Je vous retrouve dans 15 jours.

Claire Chazal, dans une minute, avec le Journal de 20 heures, qui reçoit Julien Clerc.

Merci à tous.

Bonsoir