Article de M. Pierre Méhaignerie, président d'honneur de Force démocrate et ancien ministre de la justice, dans "Le Figaro" du 24 janvier 1997, sur les propositions pour la réforme de la justice, intitulé "Trois mesures pour un nouvel équilibre".

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Intervenant(s) : 
  • Pierre Méhaignerie - Président d'honneur de Force démocrate et ancien ministre de la justice

Circonstance : Installation le 21 janvier 1997 de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Rompre le lien existant entre le garde des Sceaux et les procureurs généraux et les procureurs de la République afin de mieux assurer l’indépendance de la justice, ce fut aussi mon ambition dès ma nomination comme ministre de la Justice.

Très rapidement, je me suis aperçu que, s’il était simple de le dire, il l’était moins de le faire. Tout simplement parce que les effets positifs ne l’emportent pas automatiquement ni de manière évidente sur les inconvénients. À l’époque, d’ailleurs, ni le président de la République, ni le gouvernement, ni le Parlement n’étaient disposés à soutenir un tel projet.

En effet, dans son principe, l’unité du parquet est un facteur d’égalité des citoyens devant la loi, car elle contribue à faire en sorte que la loi soit appliquée de la même manière à Lille et à Marseille. La supprimer, n’était-ce pas le risque de voir naître autant de politiques pénales qu’il y a de cours d’appel (33) ? La nécessité de coordonner la politique pénale, et d’abord de la définir, doit faire réfléchir.

Aussi, à l’époque, ai-je donné la préférence à des modifications concrètes et substantielles qui ont amené des progrès reconnus par les associations de magistrats.

J’ai posé en termes clairs les principes qui allaient guider ma ligne de conduite : les affaires ne seraient plus arrêtées, les hommes politiques ne se protégeraient plus eux-mêmes, les garanties statutaires seraient renforcées.

Sur l’ensemble de ces points, je pense n’avoir jamais été pris en défaut.

Concernant l’indépendance des magistrats du parquet, j’ai fait voter une disposition prévoyant que les instructions que le garde des Sceaux pouvait être amené à adresser au procureur de la République devaient être obligatoirement écrites et versées au dossier.

J’ai ensuite mené une politique d’action publique consistant, quelle que soit la personne en cause, à laisser la justice passer dans la transparence et la clarté.

Nouvel équilibre

J’ai également effectué la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui fut un progrès, et fait voter la création de la Cour de justice de la République.

Au terme de mon passage place Vendôme, je crois qu’il était unanimement reconnu que les engagements pris avaient été tenus.

Aujourd’hui, le doute est revenu. Il faut donc aller plus loin. Quels seraient les éléments d’un équilibre nouveau ? Il me semble que trois mesures indissociables doivent être prises.

1. Compléter l’article 36 du Code de procédure pénale, en précisant que l’ordre individuel de ne pas poursuivre est illégal. Cette disposition signifierait que le garde des Sceaux, tout en gardant la possibilité et le droit d’ordonner à un procureur de poursuivre, n’aurait pas le droit de lui ordonner de classer.

2. Accroître les pouvoirs du CSM sur les nominations des magistrats du parquet, quitte à élargir la composition de cette instance. Quant aux procureurs généraux, ce pouvoir de nomination serait réparti. Le CSM proposerait au président de la République le choix entre deux ou trois noms.

3. Pour le jugement des affaires financières, il faut incontestablement franchir une nouvelle étape et non seulement créer des formations spécialisées à l’intérieur des cours d’appel, mais aussi créer des formations ayant une compétence régionale, c’est-à-dire sur plusieurs cours d’appel, et y affecter des magistrats choisis pour leur compétence dans les matières qu’ils auront alors à juger.

Ces modifications doivent s’accompagner d’une réflexion sur la responsabilité du magistrat et sur l’allégement des textes de tout ordre susceptibles d’entraîner un surcroît de contentieux pénal.

Quant aux réformes et aux moyens concernant la justice au quotidien – civile autant que pénale –, le plan pluriannuel d’équipement pour la justice que le gouvernement de M. Balladur a élaboré et fait voter y répond, dès lors que les moyens financiers sont au rendez-vous. Rien n’empêche qu’en 1997, ces objectifs soient atteints et les promesses mieux tenues.

En 1997, il n’est pas possible de réfléchir à la justice sans prendre les moyens de créer un véritable espace judiciaire européen. Si l’on veut véritablement donner à la justice française ses pouvoirs d’indépendance et d’efficacité, alors elle ne doit pas rester impuissante dès qu’il s’agit de franchir des frontières qui, pour la plupart, n’existent plus dans la construction européenne mais subsistent en quelque sorte dans le Code de procédure pénale.

La réforme qui a été proposée par le président de la République peut être pour la justice soit un nouveau rendez-vous manqué, soit, au contraire, un véritable élan pour une justice moderne et efficace. C’est à l’évidence cette seconde optique qu’il faut choisir, et c’est dans cette direction que je suis prêt à appuyer toutes les initiatives et les propositions qui permettront d’y parvenir.