Interviews de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Le Figaro magazine" du 10 et "L'Evènement du jeudi" du 29 janvier 1998, sur la réduction du temps de travail.

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Média : L'évènement du jeudi - Le Figaro Magazine

Texte intégral

LE FIGARO MAGAZINE le 10 janvier 1998

Thierry Berge (Cofinoga) : « Nous avons misé sur les 35 heures »
Cofinoga a devancé l'appel. Et institué les 35 heures. Un accord conclu après plusieurs mois de négociations et qui s'applique à l'ensemble des 1 900 salariés de cette société spécialisée dans le crédit à la consommation, leader par ailleurs sur le marché des cartes de magasin.
Deux sites de production : Paris et Mérignac ; une particularité : un personnel à nette majorité féminine avec une moyenne d'âge peu élevée (32 ans). D'où la sensibilisation très nette d'un grand nombre de mères de famille à la possibilité de disposer de temps libre, notamment le mercredi.
L'accord passé chez Cofinoga instituant les 35 heures doit être replacé dans son contexte. Il répond, selon Thierry Berge, directeur délégué, « à la volonté de la direction d'aménager les horaires de travail pour mieux prendre en compte les demandes de clients, désireux notamment de disposer d'interlocuteurs le samedi. Il répond aussi à la volonté des syndicats (qui ont tous signé, hormis la CGT) d'obtenir une réduction substantielle du temps de travail, les 35 heures constituant pour eux l'objectif à atteindre à brève échéance, et sensibilisés par l'arrivée de la gauche au pouvoir qui en a fait un de ses objectifs. »
Les « concertations » se sont déroulées dans le cadre de la loi Robien :
- Le gros avantage de ce dispositif est qu'il n'instituait pas sans contrepartie les 35 heures payées 39 heures (ce qui est le cas de la loi Aubry). Il permettait l'élaboration d'une flexibilité d'où chacun tirait parti. L'entreprise en augmentant ses services offerts par le biais de ses horaires d'ouverture, le salarié en disposant de temps libre et surtout en gérant, en concertation, son temps de travail.
Passer de 39 heures à 35 heures, ce n'est pas rien, on n'est pas au cas par cas comme avec les 40 heures ramenées à 39 heures, et dont personne n'a senti l'incidence. Très concrètement, nous avons posé les règles de l'accord. A savoir des marges : une moyenne hebdomadaire entre 20 heures et 42 heures avec des pointes à 45 heures, et une durée quotidienne de travail oscillant entre 5 heures er 9 heures. Cela posé, tout était négociable. D'autant que certaines heures sont valorisées à un taux supérieur et que nous avons pu mettre en avant l'idée de hausse sinon de maintien du salaire.
Nous allons recruter 183 personnes tout au long de l'année 1998. Un surcoût de 50 millions de francs dont l'Etat prend la moitié à sa charge. Le pari que nous faisons tient en des gains de productivité de 3 % à 4 % qui compenseront les hausses de la masse salariale.
Mais encore une fois, « nous avions quelque chose à négocier. Les 35 heures dans le cadre de la loi Robien, oui. C'est une opportunité de dialogue, de progrès pour l'entreprise. Sans contrepartie, sans flexibilité indispensable, je suis sceptique ».

La réponse de Michel Rocard

Le Figaro Magazine - Nous avons recueilli le témoignage de patrons alarmés par la loi sur les 35 heures. Quel message souhaitez-vous leur adresser ?

Michel Rocard - D'abord il convient de prendre du recul. En 1830, on travaillait 4 000 heures par an, 3 000 au début du siècle et 2 000 entre 1945 et 1960. Pour schématiser, on est aujourd'hui à un plancher d'environ 1 600 heures annuelles. Notre système, fondé sur la libre entreprise, a vécu pendant un siècle et demi dans le plein emploi permanent, à l'exception de crises d'ajustement, comme celle de 1929. Si l'on s'intéresse de près au XXe siècle, on peut dire que l'on travaille à mi-temps par rapport à 1900, quand les salaires ont été multipliés par 8 ou 9. Or, depuis que la durée du travail a cessé de baisser, partout en Europe, (y compris en France, mais malheureusement par une mesure autoritaire en 1982), le chômage a doublé. Il est difficile de ne pas voir un lien direct entre la baisse de la durée du travail et celle du chômage. C'est un point fondamental sur lequel il convient de s'interroger.

F. M. - Certains patrons sont obligés de supprimer des emplois en France pour en créer à l'étranger. Diriez-vous que ce sont de mauvais Français ?

M. R. - Non. Ces gens sont coincés dans un système où les contraintes leur pèsent. Ils réagissent comme ils le peuvent. Ce qui m'apparaît essentiel, c'est de modifier le poids de ces contraintes.

F. M.- Mais comment ?

M. R. - Nous avons perdu un secret. Hier, on savait affecter les gains de productivité à l'amélioration du pouvoir d'achat, malgré la baisse de la durée du travail. Or nous ne savons plus le faire, sans que pour autant les gains de productivité actuels aillent à l'investissement. Ils servent directement, maintenant, à l'indemnisation du chômage qui représente un coût économique faramineux : 4,5 du PNB qui dépasse largement les 400 milliards de francs. 160 milliards pour les allocations chômage, 150 milliards de cotisations qui ne rentrent pas (deux fois et demi le déficit de la Sécu), 70 milliards pour la formation et 30 milliards à titre des préretraites. Cet argent-là doit être récupéré et affecté aux entreprises pour compenser les pertes de salaires, mais la condition pour ce faire, c'est que le chômage baisse.
J'observe au demeurant que, dans le monde, l'évolution, sur un siècle et demi, de la baisse de la durée du travail s'est opérée de manière contractuelle. A une exception notable, la France, où la faiblesse du CNPF et les divisions syndicales ne permettent guère cette contractualisation indispensable. Par deux fois, l'Etat, avec le concours d'une loi, est intervenu en juin 1936 et janvier 1982 pour abaisser le temps de travail. Mais trop brutalement, et mal.

F. M. - C'est le cas de la loi Aubry.

M. R. - Non. D'abord elle n'est pas encore votée. En 1936 et 1982, il s'est agi de décisions immédiates, obligatoires, uniformes et sans aucune compensation de la surcharge des entreprises. Ce sont elles, et elles seules, qui ont dû assumer une perte de compétitivité qui s'est traduite par une hausse du chômage en 1936. Elles ont ce souvenir négatif dans la tête et on les comprend. Le problème d'aujourd'hui est de savoir si, avant de passer par une obligation légale, on est capable de créer une incitation suffisante. Moi, j'entends faire le pari suivant : baisse du chômage et diminution des charges énormes qui y sont affectées. Un allégement, même partiel, sur 400 milliards, ce n'est pas mince, c'est autant d'argent qu'il faut justement affecter aux entreprises pour compenser le surcoût de la réduction du temps de travail.
Restent deux questions pendantes :
1) Faut-il compenser les pertes de salaire ? Le salaire moyen en France n'atteint pas les dix mille francs. Or nous manquons de croissance parce que nous manquons de demande. Ce n'est donc sûrement pas le moment de l'imputer. Par ailleurs, il est fondamental que cette réduction du temps de travail se fasse par négociation dans les entreprises, ne serait-ce qu'en raison du caractère spécifique de chacune d'elles. Et pour que les négociations réussissent, il faut qu'elles soient souhaitées. Ce ne sera pas le cas si les pertes de salaires sont significatives.
2) En aucun cas, la compétitivité des entreprises ne doit être altérée par le dispositif d'incitation à la baisse de la durée du travail, et le premier ministre a insisté à juste titre sur ce point. L'approche de ce gouvernement est d'une tout autre nature par rapport à 1936 et 1982.
Ma préférence va à la baisse des charges proportionnelle à la durée. Ainsi la deuxième loi, celle qui fixe obligatoirement à 35 heures le seuil de calcul des heures supplémentaires, et qui devra s'appliquer dans deux ans, ne doit jouer un rôle que de « voiture balai » et ne toucher que peu d'entreprises. Il faut leur laisser leur souplesse sur le moment de la négociation, le nombre d'heures arrêtées, en bref, une flexibilité aussi grande que possible.

F. M. - Était-il raisonnable et opportun d'arrêter une loi qui met en difficulté les entreprises employeurs de main-d'œuvre à faible valeur ajoutée ?

M. R.- La loi n'est pas encore en débat à l'Assemblée. Il ne faut pas qu'elle mette en difficulté les entreprises, pas plus celles qui emploient des travailleurs à faible valeur ajoutée que les autres. Toutes les entreprises n'ont pas les mêmes horaires. Ainsi mon coiffeur travaille 43 heures par semaine. Il créerait un emploi de plus s’il descendait à 38 heures. Le calcul économique pour les entreprises doit prendre en compte les aides de la loi. N’oublions pas que si notre économie française est fragile, c'est d'abord à cause du chômage qui lui coûte cher. S'ajoute aussi que la peur du chômage inhibe les travailleurs qui disposent d'un emploi et que c'est une dimension qu'il faut garder présente à l'esprit.

F. M. – Pourquoi avoir supprimé la loi Robien qui permettait de trouver un accord sur les bases d'un vrai donnant-donnant ?

M. R. - La loi Robien joue trop petit. Elle part de bons principes mais avec une incitation trop faible. Son processus est compliqué, il faut négocier au sein de l'entreprise puis s'adresser à l'Etat. Bref, l'incitation n'est pas assez puissante ni surtout assez automatique. Au total, la loi Robien a concerné environ 250 contrats et créé de 12 000 à 15 000 emplois, ce qui n'est pas mince et prouve que ça marche. Mais il faut aller plus loin. Reste que dans ses principes : flexibilité, annualisation, le dispositif était bon. Surtout, l'essentiel se joue au niveau des points de détail qui vont être discutés lorsque la loi sera présentée devant le Parlement. Ne faisons surtout pas comme si la loi était déjà acquise.

F. M. - Ne croyez-vous pas que les salariés auraient préféré une hausse des salaires plutôt qu'un gain de temps, dont ils n'ont pas les moyens de profiter ?

M. R.- Que les salariés nantis d'un emploi ne s'occupent pas des chômeurs, on peut le comprendre. Je répète qu'ils sont 3,5 millions. Parmi eux un million de chômeurs de longue durée auxquels s'ajoutent trois millions de marginalisés. Lutter contre le chômage est une priorité nationale évidente. Dans mon esprit, il ne s'agit pas de décréter systématiquement et de manière autoritaire les 35 heures, mais bien au contraire d'obtenir une baisse significative actuelle de quatre à cinq heures sur l'ensemble des horaires pratiqués. Aujourd'hui, on recense quinze millions de salariés dans les entreprises commerciales. Sur ces quinze millions, sept millions occupent des emplois à qualification faible dans des grandes unités de plus de cent personnes et travaillent environ 36 heures et demie. Demain, il faudra qu'ils œuvrent quatre ou cinq heures de moins. Tout le monde devra être concerné. Et les 35 heures ne devraient être qu'une moyenne arithmétique observée.

 
L'EVENEMENT DU JEUDI le 29 janvier 1998

Edj : Entre la révolte des chômeurs et la patience réclamée par Lionel Jospin, en attendant les résultats des emplois-jeunes et des 35 heures, on a l'impression d'être à la fois dans l'urgence et dans l'impasse. Où est la sortie ?

Michel Rocard : La seule chose importante, c'est que le chômage baisse. Le traitement de cette crise serait tout différent si on voyait le nombre de chômeurs baisser de 60 000 par an. L'espoir renaîtrait, il y aurait moins de revendications et d'agressivité. Tout le monde s'occuperait à trouver de l'emploi. Et puis, comme le dit joliment Jospin, « vous faites comme si, cet argent, c'était moi qui l'avais dans mes poches, mais c'est celui du contribuable ». Je dirais pareil. Augmenter le déficit, c'est augmenter la dette. Et nous en sommes à lever des impôts pour payer la dette. C'est une stupidité.

Edj : En étant provocateur, cela revient à dire que les chômeurs seraient responsables du déficit budgétaire. Non ?

M.R. : Mais non ! D'abord, ce n'est pas de leur faute, en général. Heureusement, on ne laisse plus les gens mourir de faim. Le coût du chômage, c'est 450 milliards de francs. S'il baissait massivement, on dépenserait moins. Cette économie-là, il faut la provoquer et l'affecter aux entreprises, de façon à compenser les pertes de salaire. Voilà le seul moyen de s'en sortir.

Edj : Ce n'est pas la croissance ?

M. R. : A 2,5 % de croissance, le chômage stagne à 13 % de la population active, sans compter les 3 millions de pauvres qui s'ajoutent aux 3,5 millions de chômeurs. A 4 %, on aurait l'espoir de voir disparaître le chômage en trente ans. Il faut faire faire un pas décisif à la baisse, la croissance y aidera, mais elle ne suffit pas.

Edj : Alors, la flexibilité ?

M. R. : La France a un peu plus de rigidité que ses voisins, un peu plus d'inhibition dans la mobilité de la main-d'œuvre. Mais le patronat joue un jeu dangereux quand il focalise sur la flexibilité externe, c'est-à-dire le droit de licencier, sans aller au bout de la flexibilité interne, c'est-à-dire la diminution des états-majors improductifs, des sièges sociaux, des frais improductifs, etc. Et surtout sans mettre en œuvre le plus important : la modulation du temps de travail.

Edj : Les Etats-Unis et le Japon jugulent le chômage sans cela ?

M. R. : Ils ont vertigineusement laissé tomber les salaires et la protection sociale diminue beaucoup dans les deux pays. Du coup, ils ont très peu de chômeurs et énormément de pauvres : cinq fois plus de pauvres que de chômeurs. Aux Etats-Unis, il y a 7 millions de chômeurs recensés, mais 60 millions de pauvres, qui ont pour vivre moins de la moitié du revenu moyen. En Europe, on maintient un travail plus cher et une protection sociale décente.

Edj : Votre solution, pour notre pays ?

M.R. : J'accepte l'idée qu'on embauchera plus si les charges diminuent. Comment faire ? Ma proposition, c'est d'indexer les cotisations sociales sur la baisse de la durée du travail. Je propose de fixer un seuil à 30 heures de travail : au-dessous, on divise les cotisations sociales par deux et on les multiplie par 2,5 ou au-dessus.

Edj : Vous parlez bien de 30 heures ?

M.R. : Oui. Mais le seuil importe peu. Les 35 heures, ça n'est qu'une moyenne statistique. Sur 15 millions de salariés en entreprise, vous en avez la moitié, plus de 7 millions, dans des grosses unités, qui sont déjà à 36,5 ou 37 heures. Pour eux, le passage à 35 heures ne suffit pas. En revanche, chez mon coiffeur - 11 salariés, 44 heures - c'est impossible de descendre à 35 heures. On créera massivement des emplois si tout le monde baisse de cinq heures, disons entre quatre et six.

Edj : La loi en discussion devrait vous satisfaire ?

M. R. : Elle dit un peu ça, mais pas tout à fait. Aux entreprises qui baissent leur durée du travail, elle offre une baisse forfaitaire importante des cotisations sociales, mais elle ne retient pas l'idée de surtaxer au-dessus. Du coup, l'incitation à la baisse est un peu faible. C'est dommage.

Edj : Peut-on vraiment pénaliser des entreprises en ce moment ?

M. R. : Attention, il n'y a pas de pénalisation, sauf pour les heures supplémentaires. Celles-ci représentent au moins 400 000 emplois. Si l'incitation par le biais des cotisations sociales est suffisante, les entreprises le feront d'elles-mêmes, par la négociation, Et la loi obligatoire dira : le seuil de calcul des heures supplémentaires va passer de 39 à 35. Il faut qu'elle intervienne deux ou trois ans après.

Edj : Et la rémunération, vous n'en parlez pas.

M. R. : A partir du moment où une entreprise fait une économie massive sur les charges en diminuant la durée du travail, elle met cet argent sur la table et elle dit : Vos salaires, je vous les maintiens, je les paie.

Edj : Le salaire mensuel reste le même...

M.R. : Il reste le même. On a une insuffisance de croissance par insuffisance de demande, il ne faut pas réduire le pouvoir d'achat en ce moment.

Edj : Il faut aussi un peu plus de flexibilité.

M. R. : Une des conditions de la négociation par entreprise, c'est qu'en effet on calcule l'horaire en termes annuels. Mais il faut des garde-fous.

Edj : Quel gain en emplois avec votre système ?

M. R. : Quelque part entre un demi-million et un million. Mais, pour le chiffrer, il faudrait savoir le taux moyen de productivité que les entrepreneurs feront à cette occasion.

Edj : Pourquoi votre projet n'a-t-il pas été pris en compte ?

M. R. : Nous n'avons fait que de l'homéopathie sur le chômage jusqu'à présent. Il faut faire de la chirurgie cardiaque. Il faut être sûr de soi, avoir de l'audace et lever les tabous mentaux. La loi Aubry est déjà pas mal incitatrice. Même la Banque de France, qui a le pied sur le frein, produit des projections selon lesquelles il y a 470 000 emplois en deux ans. Je pense qu'on peut faire plus.

Edj : On a l'impression que le débat sur les 35 heures marque le retour de la lutte des classes, patrons contre salariés ?

M. R. : Les 35 heures sont un symbole largement inutile. La loi pénalisante est un peu grotesque, mais nécessaire. Il faudra pousser les récalcitrants. Ils comprendront qu'il vaut mieux utiliser le mécanisme avant d'y être contraints et de faire ça trop vite.

Edj : Le CNPF n'a pas l'air de s'y résoudre.

M. R. : J'accuse le CNPF d'être prisonnier de tabous dans cette affaire, de ne pas regarder ce qu'il y a d'ingénieux et de ne voir que le symbole. Du coup, quand on est dans le symbolique, on est dans la lutte des classes, bien sûr.