Texte intégral
L’Est Républicain : 18 octobre 1996
L’Est Républicain : L'exclusion est un vaste concept pouvant englober les mendiants des rues, les chômeurs en fin de droits, les Rmistes mais aussi les personnes âgées sans famille, les sidéens. Avez-vous délimité un champ d'intervention ?
Xavier Emmanuelli : L'exclusion existe d'abord dans le regard des autres. Regardez, dans nos anciennes sociétés, celles de nos parents ou de nos grands-parents, les personnes âgées, les malades n'étaient pas considérés comme des exclus, mais au contraire comme des personnes vers lesquelles on devait redoubler d'efforts et d'attention. Je regrette que ce mot fourre-tout, « exclusion », recouvre ces situations. C'est bien pourquoi la loi ne s'appelle pas « loi contre l'exclusion », mais « loi de cohésion sociale », pour bien signifier qu'elle est destinée à maintenir tort le monde dans les droits de tout le monde, et non à bâtir un « droit des exclus ».
L’Est Républicain : Quel est le sens des voyages en province que vous effectuez, notamment de celui de Nancy ?
Xavier Emmanuelli : Depuis mon entrée au gouvernement, je parcours la France et je vais à la rencontre des plus démunis et de ceux, bien sûr, institutionnels, associatifs ou particuliers, qui combattent la misère et la pauvreté.
Les mêmes défis sont posés dans tout le pays et je suis toujours surpris et ravi par l'esprit d'initiative, l'imagination, la créativité et la générosité des acteurs de la lutte contre l'exclusion. Je suis sûr qu'à Nancy je vais trouver des initiatives intéressantes, inédites, efficaces. À moi de voir si elles sont transposables à d'autres situations, à d'autres régions.
La loi de cohésion sociale est née de tous ces efforts, de cette richesse du monde associatif que je constate partout.
La lutte contre l'exclusion est l'affaire de tous, doit transcender les clivages et instaurer des partenariats entre l'État, les collectivités locales et les associations.
L’Est Républicain : Une loi peut-elle créer une véritable cohésion sociale, alors que les clivages, les différences, sont de plus en plus visibles, favorisés par l'économie reine, la pauvreté en marche. Alors que le refus de l'autre, pas seulement de l'étranger, est de plus en plus fort ?
Xavier Emmanuelli : Je ne suis pas d'accord avec l'ensemble de vos propos. Peut-être avez-vous raison lorsque vous dénoncez la pensée unique centrée sur les seules analyses économiques. Mais ce qui rend plus difficile la cohésion sociale, ce sont surtout les changements profonds dans notre mode de vie, nos habitudes de travail, de production et d'habitat, dans notre comportement quotidien, et aussi la complexité, rançon de la performance de nos institutions. Je constate d'ailleurs, et c'est une source de satisfaction lorsque je voyage à l'intérieur du pays, que les initiatives en direction de « l'Autre » se multiplient. Il n'est qu'à voir, comme je le disais plus haut, la richesse du tissu associatif et des actions désintéressées et pertinentes qu'elles entreprennent dès lors que des femmes et des hommes refusent la fatalité et la pensée facile, pour porter un regard solidaire sur son voisin. Je prétends donc qu'une loi de cohésion sociale peut accompagner ce mouvement positif, qui d'ailleurs va en croissant.
L’Est Républicain : Certaines analyses font du chômage un phénomène structurel, inéluctable et non pas conjoncturel. Ne voyez-vous pas la société de demain livrée aux expédients et à l'assistance humanitaire ou aux emplois de type CIL, subventionnés par l'État ?
Xavier Emmanuelli : Mais d'autres analyses constatent que le monde est en profonde mutation. Des métiers dont nous n'avons même pas idée sont en train de naître avec un mode de fonctionnement différent, en particulier dans des réseaux. Les emplois de service changent le paysage qui a longtemps reposé sur la production d'objets matériels car de plus en plus, les emplois vent se manifester non seulement sous forme de services, mais aussi d'objets plus virtuels, ce qu'on voit déjà dans la communication et l'informatique. Bien des choses restent encore à inventer, il ne faut pas se contenter de constats désespérants et d'analyses passéistes. La vie est toujours la plus forte.
L’Est Républicain : Que signifie l'accent mis sur l'insertion dans votre projet de loi ? Les Rmistes devront-ils travailler ?
Xavier Emmanuelli : Vous le savez, toute ma vie, j'ai été au contact de ceux qui souffrent : malades, réfugiés, prisonniers, clochards. Lorsque l'on connaît un peu l'homme et son comportement en société, on constate que la quête de chacun c'est d'être utile aux autres et de produire quelque chose qui soit sa propre création. Cette quête n'est pas suffisamment soulignée dans un inonde pragmatique et utilitariste. Les gens ont besoin d'échanges et non pas d'assistance. Tous le disent, ils veulent « servir à quelque chose » et pensent que c'est le prix de leur dignité. C'est la raison, pour laquelle toutes les associations et ceux qui s'occupent des exclus demandent des dispositifs qui permettent une Meilleure insertion. Nous avons donc imaginé les Contrats d'initiative locale (CIL) afin de donner à certains – je rappelle que nous avons l'intention de créer 300 000 CIL en cinq ans – des garanties pour leurs conditions de travail : des contrats de travail avec un salaire, des horaires… Ce sont de véritables emplois de 30 heures minimum par semaine que l'État subventionne pendant cinq ans pour donner au nouveau salarié la stabilité indispensable à l'acquisition d'un savoir-faire, d'une qualification, de l'expérience qui sont nécessaires à une insertion durable dans le système professionnel.
Le Figaro : 26 novembre 1996
Le Figaro : Au seuil de l'hiver, le Credoc vous a décerné un « satisfecit » en notant que la prise en charge de l'hébergement d'urgence était « mieux adaptée », tout en estimant que « les problèmes de fond demeurent ». Que reste-t-il à faire ?
Xavier Emmanuelli : Au bout d'un an et demi de travail, on répond effectivement mieux aux besoins, avec l'idée que l'hébergement d'urgence c'est aussi l'accueil, la restauration de la santé et des liens sociaux. De nouvelles places d'hébergement ont été ouvertes – elles seront bientôt au nombre de 50 000. Mais c'est sur le plan qualitatif que les efforts sont importants nous faisons tout pour supprimer les grands dortoirs héritiers du XIXe siècle. Nous avons demandé aux associations et aux collectivités locales de mettre en pratique la philosophie du gouvernement : petites unités d'accueil et d'hébergement en centre-ville, lieux d'accueil de jour, Samu sociaux aujourd'hui présents dans 40 départements. En deux ans, le budget de l'accueil d'urgence est passé de 190 à 400 millions de francs. Cet effort n'est pas fini. Il faut désormais mettre l'accent sur la formation des intervenants des « journées techniques » de formation des personnels des DDASS et DRASS y sont consacrées.
Le Figaro : Légiférer spécialement sur les exclue, n'est-ce pas souligner encore plus leur exclusion ?
Xavier Emmanuelli : Ce risque existe. C'est pourquoi l'esprit général de la loi de cohésion sociale n'est pas de mettre en place un dispositif particulier pour les exclus, mais de permettre l'accès de tous au droit commun. On ne crée pas un système spécifique, on met en place des mécanismes pour atteindre ceux qui ignorent leurs droits. Si vous vous vous cassez la jambe dans la rue, que vous soyez clochard ou PDG, le Samu vous conduit aux urgences. En revanche, pour des personnes en marge de la vie quotidienne, même la simple démarche d'aller chez le médecin est complexe, car elles n'ont pas conscience d'être en danger.
Le Figaro : Après l'affaire Dutroux, était-il nécessaire de légiférer sur les abus sexuels dirigés contre les enfante ?
Xavier Emmanuelli : Il est vrai que cette affaire a secoué l'opinion. Après le Congrès de Stockholm, où j'ai représenté la France, le thème de la prostitution enfantine a été élargi aux violences sexuelles à enfants. Le nouveau plan gouvernemental comprend une loi et un programme d'action. La principale innovation réside dans l'obligation du suivi médico-social du délinquant sexuel : refuse de se soigner, il retourne en prison. Et aussi sur les sanctions à l'encontre des possesseurs de matériel pornographique impliquant des mineurs. Au plan International, une partie de mon budget va financer les ONG dont les programmes portent sur la prévention des sévices sexuels à enfants et la protection des victimes.
Le Figaro : Pendant que vous étiez au Zaïre et au Rwanda la semaine dernière, certaines personnalités ont affirmé que l'alerte à la catastrophe humanitaire était une imposture…
Xavier Emmanuelli : Dire qu'il ne se passe plus rien là-bas est de la manipulation politique. En deux ans, sur un 1,2 million de réfugiés au Zaïre, seuls quelques milliers étaient retournés au Rwanda. Soudain, plusieurs centaines de milliers de personnes regagnent massivement leurs villages, pendant que 800 000 déplacés et réfugiés rwandais, zaïrois et burundais sont restés au Zaïre, sans aucune assistance depuis plusieurs semaines. Je maintiens donc que le risque de catastrophe humanitaire reste grand.
Le Parisien : 27 novembre 1996
Le Parisien : À partir de quand le plan contre les violences sexuelles sera-t-il appliqué ?
Xavier Emmanuelli. Des mesures simples pourront être mises en œuvre rapidement : le numéro d'enfance maltraitée passera à trois chiffres au mois de janvier prochain, la campagne d'information pour rappeler que les relations sexuelles avec des enfants sont interdites par la loi débutera vers le mois de mars. En revanche, tout le volet répressif, avec notamment l'obligation de soin des pédophiles, devra d'abord être examiné l'an prochain par le Parlement.
Le Parisien : Avec quels moyens ?
Xavier Emmanuelli : Cent millions de francs seront débloqués en 1997 sur onze ministères. Les moyens y seront car le Premier ministre s'est engagé personnellement dans ce dossier.
Le Parisien : Quelle est votre réaction face aux résultats du sondage que nous publions ?
Xavier Emmanuelli : Je suis très satisfait de voir qu'un Français sur deux a le réflexe de prévenir une assistante sociale ou une association lorsqu'un enfant est victime d'abus sexuels. Les gens savent maintenant que les enfants ne mentent pas puisque 32 % des sondés discuteraient avec la victime. Ce qui me déçoit, c'est que seuls 20 % alerteraient un médecin. En tant que praticien, je regrette que nous ne soyons pas considérés comme des interlocuteurs. Nous allons donc faire des efforts de pédagogie à l'égard du corps médical.
Le Parisien : C'est-à-dire ?
Xavier Emmanuelli : Il faut rappeler aux médecins que le Code de déontologie les oblige à alerter les autorités judiciaires lorsqu'ils constatent qu'un mineur est victime de sévices. C'est le seul cas où le secret médical peut être levé. Nous allons demander qu'une formation sur les abus sexuels soit dispensée l'an prochain aux étudiants en médecine et que ce thème soit prioritaire dans la formation continue des praticiens.