Texte intégral
Le Parisien : Pourquoi avez-vous souhaité légiférer alors que certains de vos amis préconisaient seulement un aménagement des « lois Pasqua » ?
Jean-Louis Debré, ministre de l’Intérieur : Si le gouvernement propose aujourd’hui au Parlement de légiférer, ce n’est pas pour changer le Cap de la politique d’immigration suivie depuis 1993. Les orientations dégagées alors, après des années de laxisme, demeurant plus que jamais valables pour l’avenir. Mais il est apparu, à l’usage, que certaines procédures prévues dans les textes qui devraient être améliorées. Pourquoi alors les considérer comme intangibles ?
Le nouveau projet de loi n’est donc pas destiné à rouvrir un départ idéologique. Il est commandé par un impératif d’efficacité pratique. Mettre l’État en situation de faire exécuter ce qui se décide au Parlement, renforcer les moyens de l’administration dans la lutte contre l’immigration irrégulière : voilà ses objectifs. Il s’agit d’une adaptation des lois de 1993, forte de l’expérience de deux années d’application de ces textes. Il n’y a là rien de contradiction avec leur inspiration.
Le Parisien : L’affaire de l’église Saint-Bernard a-t-elle compté dans votre décision de soumettre aux députés un nouveau projet de loi ?
Jean-Louis Debré : Elle a servi d’accélérateur car elle a permis de faire prendre conscience que l’État était démuni pour faire appliquer le droit. Nombre de nos compatriotes ont ressenti une impression de confusion devant l’imbroglio juridique postérieur à l’évacuation de l’église. Beaucoup se sont demandés pourquoi nous n’avons pas agi plus tôt et plus vite. Tout simplement parce que le droit en vigueur ne permettait pas de le faire. Aurait-on compris que je prône le respect de la loi pour les autres et que je m’en affranchisse pour moi-même ?
Cela étant dit, nous n’avions pas attendu cette affaire pour réfléchir à l’évolution de notre arsenal contre l’immigration clandestine. Ainsi, dès le mois d’août 1995, j’ai fait adopter en Conseil des ministres un plan destiné à renforcer la lutte contre l’immigration clandestine et à améliorer les résultats en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Nous avons étudié dans la sérénité comment on pouvait concrètement endiguer les flux d’immigration irrégulière, sans céder aux pressions idéologiques quelles que soient leurs origines.
Le Parisien : Sur un terrain comme l’immigration, un ministre de l’Intérieur peut-il proposer autre chose que la « répression » ?
Jean-Louis Debré : Le ministre de l’Intérieur ne définit pas la politique de l’immigration. Il a en charge l’un de ses volets importants que constitue la maîtrise des flux migratoires.
Cette mission ne l’empêche pas de réfléchir à l’élaboration d’une politique de l’immigration qui dépasse le seul aspect répressif. Une démarche exclusivement coercitive serait vaine si elle ne s’accompagnait d’une action s’attaquant aux véritables racines d’une immigration incontrôlée : le travail clandestin qui puise sa source dans les failles de l’ordre économique mondial, le sous-développement qui entraîne la tentation du départ, l’absence d’une stratégie européenne face à des flux qui concernent l’Afrique mais aussi l’Europe de l’Est et l’Asie.
Reste, bien entendu, le volet de l’intégration des étrangers vivant régulièrement sur notre sol, retardé par les carences des institutions qui assuraient traditionnellement l’assimilation. Il y a, en la matière, beaucoup à faire pour restaurer le pacte républicain et refuser la tentation d’une société multiculturelle où les communautés ethniques s’ignoraient où se combattaient. Mais, au sein du gouvernement, à chacun son rôle. J’applique un plan d’une politique définie par le président de la République et par le Premier ministre.
Le Parisien : Êtes-vous d’accord avec le slogan « immigration zéro » ?
Jean-Louis Debré : Oui, il s’agit de l’immigration irrégulière. La France est un carrefour géographique aux milliers du kilomètres de frontières terrestres, aériennes ou maritimes qu’il faut contrôler, mais qu’il est irréaliste de vouloir rendre hermétiques. Elle demeure une puissance mondiale qui n’a pas comme ambition de se replier sur elle-même ni comme horizon de renoncer à faire connaître sa langue et sa culture, à accueillir des étudiants, à maintenir des liens de coopération avec les pays du Sud. Une France forte et respectée n’est pas une France frileuse et craintive.
En revanche, la France a non seulement le droit mais le devoir de fixer elle-même les conditions dans lesquelles les étrangers peuvent être accueillis et de les faire respecter avec fermeté et rigueur.
Je suis donc pour une immigration irrégulière zéro. Il faut donner à l’État, aujourd’hui, les moyens de dissuader les étrangers qui voudraient gagner la France sans ressources, ni papiers, n’y travail, d’y parvenir. Il faut faire comprendre aux étrangers en situation irrégulière sur notre sol qu’ils ont toutes chances d’être reconduits à la frontière. C’est le sens de notre politique.
Le Parisien : Ne craignez-vous pas, avec votre projet, de donner des armes au Front national, partisan du « toujours plus » ?
Jean-Louis Debré : C’est en refusant de s’attaquer aux problèmes qui se posent à notre pays que l’on fait le jeu du Front national. Il faut avoir le courage d’affronter les réalités. Avec sérénité et mesure, en refusant la démagogie et l’extrémisme. Entre les partisans du laxisme et les chantres de la ségrégation entre la tentation d’une société multiculturelle et le spectre d’un pays xénophobe, il y a un chemin pour la voie de la raison, et une place pour l’action.
Je m’attends, certes, à une alliance objective des démagogues de tous bords pour critiquer, contester, dénigrer. Les uns diront que l’on en fait trop et les autres pas assez. Leurs concerts vociférant souligneront le sérieux et l’équilibre du projet gouvernemental.
Le Parisien : Peut-on imaginer en matière d’immigration une politique des quotas ?
Jean-Louis Debré : Oui, on peut l’imaginer. Est-elle pour autant réalisable et envisageable ? C’est une autre histoire ! La mise en place d’une telle stratégie pose plus de problèmes qu’elle n’en résout : Quelle clé de répartition utiliser entre les nationalités ? Quelles réactions en Afrique dans la communauté francophone ? Où fixer la barre au-delà de laquelle la capacité d’absorption pour la société française serait compromise ? Et quels risques de constitution de ghettos supplémentaires où s’entasseraient les arrivants ? Sans compter qu’une telle orientation nous conduirait à entrer dans un long processus de négociations avec les États concernés, avec des possibilités de tensions ou de marchandages difficilement compatibles avec notre position internationale.
Le Parisien : Faut-il combattre la politique du regroupement familial ?
Jean-Louis Debré : L’essentiel du regroupement familial est déjà opéré. C’est dans les années soixante-dix que nous sommes passés d’une immigration de travailleurs à une immigration d’ayant droit. On peut le regretter ou, au contraire, l’approuver, mais cette évolution est accomplie. Il n’en reste pas moins que le regroupement familial dépend du flux migratoire. Si nous endiguons, comme nous en avons l’ambition, l’immigration irrégulière, pour n’accepter qu’un flux limité d’immigration régulière, la question du regroupement familial deviendra secondaire.
Le Parisien : Donnez-vous raison à Michel Rocard lorsque, de Matignon, il disait que la France ne peut accueillir « toute la misère du monde » ?
Jean-Louis Debré : Oui, mais je regrette que les socialistes n’aient pas mis en adéquation leurs paroles et leurs actes. On ne peut pas faire de telles déclarations et abroger les premières lois qui voulaient lutter contre l’immigration irrégulière, comme le fit le propre gouvernement de Michel Rocard. C’est schizophrène !
Aujourd’hui, la même hypocrisie est à l’œuvre. Le PS dit sa volonté de lutter contre l’immigration irrégulière et votera contre le texte du gouvernement. Il se drape dans les principes républicains, mais accepte que la loi soit bafouée en soutenant les « sans-papiers » de Saint-Bernard. Ce double langage le discrédite pour parler valablement d’immigration.
Le Parisien : Dans quelles conditions comptez-vous, dans l’avenir, reconduire aux frontières les immigrés en situation irrégulière ?
Jean-Louis Debré : J’observe d’abord que, depuis mai 1995, nous avons considérablement progressé : les éloignements ont augmenté d’une année sur l’autre de plus de 20 %. Trente-deux opérations de reconduite groupée à la frontière ont été réalisées. C’est une affaire de volonté et de coordination des services.
Avec le texte du gouvernement propose, nous aurons la possibilité d’une plus grande efficacité pour appliquer la loi : la prolongation de la rétention administrative et l’extension considérable de la rétention judiciaire donneront à l’État les moyens d’agir plus efficacement. Pour la première fois, nous aurons un dispositif pratique nous permettant d’affirmer que tout étranger interpellé en situation irrégulière sera effectivement reconduit dans la plupart des cas.
C’est cela l’essentiel. Nos compatriotes n’attendent pas de nous des controverses idéologiques qui déboucheraient sur des amalgames douteux et des simplifications outrancières, mais des mesures concrètes pour régler les problèmes du pays. A l’issue de la discussion, la majorité pourra se prévaloir qu’un étranger en situation irrégulière a plus de chances d’être reconduit à la frontière qu’hier et qu’un étranger qui voudrait gagner la France sans ressources, ni papiers, ni travail a moins de chance de l’atteindre.