Interview de M. René Monory, président du Sénat, dans "Le Figaro" du 7 février 1997, sur l'emploi des jeunes et notamment les stages diplômants, les contrats à durée déterminée et la réforme du mode de scrutin pour les élections régionales de 1998.

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Le Figaro : Vous avez été plusieurs fois ministre. Depuis 1992, vous présidez le Sénat. Votre obsession, c'est l'emploi des jeunes. Est-ce qu'aujourd'hui un jeune peut encore avoir un parcours comme le vôtre ?

R. Monory : Bien sûr, c'est plus difficile, mais les diplômes sont comme les yaourts : ils ont une date de péremption. Le diplômé ne doit pas être trop sûr de lui parce qu'il sort de l'école. Sinon, il n'est plus comestible. Si, au contraire, il pense qu'il a encore tout à apprendre, alors il deviendra bon. Diplôme ou pas, il faut en effet constamment se renouveler.

Le Figaro : Est-ce que les énarques sont comestibles, selon votre terminologie ?

R. Monory : Cessons de faire le procès des énarques et instruisons plutôt celui des hommes politiques ! Les hauts fonctionnaires font ce qu'on leur dit de faire, mais si vous n'assumez pas vos responsabilités, ils le font à votre place ! Les énarques sont là pour aider les politiques. Lorsque j'ai libéré les prix, je l'ai fait avec des énarques qui les faisaient et les contrôlaient depuis des années ! Idem pour la liberté des échanges en 1979. Un ministre, c'est d'abord un patron. C'est pour cela que chaque ministre doit avoir une relation très libre avec le Premier ministre. Il faut qu'il soit assez courageux pour dire ce qu'il veut faire, et pour en tirer les conséquences s'il n'est pas satisfait.

Le Figaro : Vous l'avez fait ?

R. Monory : Bien entendu, à plusieurs reprises.

Le Figaro : les ministres d'aujourd'hui n’y ont pas assez recours ?

R. Monory : L'une des principales failles du gouvernement, c'est le manque de liberté des ministres. Lorsque je ne suis pas satisfait, je le dis, même si cela peut déplaire. Ce fut le cas dans l'affaire des nominations au Conseil de la politique monétaire, mais ce n'est pas pour autant que j'en fais un problème. Pour un homme politique, le confort c'est certainement de se taire devant son patron et de perdre sa liberté, donc ses convictions. Mais sans liberté, à quoi sert un homme politique ?

Le Figaro : Dans ce contexte, qu'est-ce qu'on fait lorsqu'on est au gouvernement et que les sondages sont bas ?

R. Monory : Ils remontent, mais il ne faudrait pas, sous prétexte que les sondages sont plus favorables, qu'on arrête les réformes. Au contraire. Si la cote du gouvernement remonte, c'est bien parce que les gens sont prêts à accepter le changement. Il ne faut pas dire : « Le plus dur est derrière nous », et attendre. Le plus dur est encore devant nous. Tant que 30 % des jeunes seront au chômage, rien ne sera réglé.

Le Figaro : Il faut une plus grande flexibilité…

R. Monory : N'en faisons pas une querelle sémantique. Si ce mot de flexibilité choque, il ne faut pas l'employer, mais ce n'est pas non plus pour autant qu'il ne faut rien faire. Il faut inventer de nouvelles règles pour que les jeunes puissent trouver un emploi et, pour cela, ne pas rechercher la sécurité à tout prix. Il vaut mieux travailler dans le risque ou l'incertitude que ne pas travailler du tout ! Il faut introduire cette souplesse tout de suite, quelles que soient les inquiétudes et notamment la position des syndicats.

Le Figaro : Il faut mettre ce système en place à quel moment ?

R. Monory : Le gouvernement a trois ou quatre mois devant lui pour prendre des mesures. Le problème numéro un pour moi, c'est l'emploi des jeunes. Je suis sûr qu'il y a des solutions. S'il faut casser la baraque, je suis prêt à la casser. Casser la baraque, c'est d'abord changer le lieu de décision. Ce n'est plus Paris, c'est la province qui doit décider en matière d'emploi. Casser la baraque, c'est aussi résister aux pressions. Les droits acquis, c'est un peu une tarte à la crème, ils vont devenir des droits perdus si on continue à faire semblant de croire qu'on va tous les sauver. En période de forte chômage, il faut aussi savoir faire quelques sacrifices pour relancer l’emploi.

Le Figaro : Vous pensez qu'il suffit de déconcentrer pour faire revenir la confiance ?

R. Monory : Non, mais je dis qu'il faut prendre quelques mesures spectaculaires en ce sens. Il faut aussi baisser les impôts directs, mais il faut surtout avoir le courage d'affronter les idées toutes faites de certains. On ne peut pas continuer comme ça.

Figaro : Vous jetez la sécurité de l'emploi par-dessus bord…

R. Monory : Il vaut mieux que les jeunes se sentent sécurisés pour un ou deux ans plutôt que de ne pas trouver de travail du tout ! Contrairement à ce qu'on croit, faire des contrats à durée déterminée plus longs, c'est une sécurisation pour les jeunes. De quoi les jeunes ont-ils besoin ? Ils ont besoin pendant deux ans d'être embauchés par une entreprise qui va les former, et leur donner ainsi une chance de se débrouiller ensuite. Il leur manque ce premier emploi, cette première expérience.

Le Figaro : … Vous préférez cela aux stages diplômants ?

R. Monory : Les stages diplômants ne donneront pas du travail tout seul, mais ils peuvent apporter cette passerelle qui manque aujourd'hui entre la culture d'activité et la culture générale. Ce n'est pas parce que les gens iront en stage diplômant qu'ils vont être automatiquement embauchés, mais cela leur donnera des atouts pour trouver du travail. C'est une bonne démarche, il faut aller plus loin encore. Tous les hommes politiques parlent du futur en se référant au passé. Il n'y a pas de passé pour l’emploi, il y a un présent préoccupant et un futur à construire. C'est cela qui m'intéresse ! C'est le vrai problème.

Le Figaro : Est-ce que ça ne suppose pas non plus de remettre à plat le système d'éducation ?

R. Monory : remettre à plat notre système éducatif…, Mais il y a quarante ans qu'on en parle ! Il ne faut pas supprimer des formations, il faut en créer de nouvelles pour les nouveaux emplois, ceux qu'on n’imagine pas aujourd'hui.

Le Figaro : Et que faut-il faire avec ceux qui sont en dehors du marché de l'emploi ?

R. Monory : C'est le cas des RMIstes. J'ai le cas à Poitiers. Au mois de juillet dernier, il y a soudain eu 200 inscrits de plus. Notamment des étudiants qui venaient de quitter l'université et qui s'inscrivaient au RMI. Même s'ils sont retournés en université au mois d'octobre, ils sont certainement restés inscrits au RMI. Beaucoup d'étudiants ont appris à jouer à saute-mouton pour dénicher des aides ici et là.

Le Figaro : Est-ce qu'on peut laisser faire ?

R. Monory : Non, on ne peut pas l'accepter mais il faut prendre les Rmistes par la main. Quand vous laissez quelqu'un au RMI pendant deux ans, il est presque sorti de la société. On dit qu'il faut leur procurer une formation spéciale, c'est vrai. Mais si le RMIste habite à 30 ou 40 kilomètres du centre de formation, comment voulez-vous qu'il y aille ? Il faut décentraliser ces centres. Il faut aussi faire l'effort d'aller vers lui, de faire du sur-mesure. En matière d'emploi, le prêt-à-porter n'apporte plus rien, il est même pervers.

Le Figaro : L'autre menace pour l'emploi est que les entreprises quittent le territoire français. Est-ce que vous le craignez ?

R. Monory : Au fur et à mesure que les pays se développent, ils rencontrent des problèmes. Comme ils se développent beaucoup plus rapidement que nous, ils n'ont pas de culture de développement. Prenons l'exemple de la Corée. En trente ans, la Corée a multiplié son revenu par habitant par cent mais qu'est-ce qui a été fait pour la culture, l'environnement, le logement, le social… En Corée, les barres de logements font 300-400 mètres de long sur une seule route qui traverse Séoul… On en parle aujourd'hui parce qu'ils sont en grève générale, mais depuis quelques années les Coréens ont de vraies revendications sociales. Chaque année, ils obtiennent 10 à 12 % d'augmentation de salaires. Dans ces pays, l'avenir s'annonce plus difficile qu'on ne le croit.

Le Figaro : Vous avez plaidé pour une réforme de l'ISF ? Pourquoi ?

R. Monory : Tant que l'on fera passer l'intérêt électoral à court terme avant l'intérêt national, on n'en sortira pas. On ne peut plus gérer la France comme dans les années 70. Nous étions alors un pays qui se développait vite et bien. Le développement et la croissance étaient forts et linéaires. Nous avions peu de concurrents à l'extérieur. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout comme cela. On peut déplacer 10 milliards de francs de capitaux en cinq secondes sur n'importe quel marché du monde. On ne peut pas se permettre n'importe quoi, et notamment pas d'avoir une fiscalité dissuasive. Le résultat est simple : lorsque la France gagne la coupe Davis, Patrick Poivre d'Arvor interviewe en duplex un champion de tennis français qui est en Suisse ! Pourquoi s'est-il installé là-bas ? Pour ne pas payer trop d'impôts en France. Je regrette cette attitude, je regrette aussi cette situation. Je ne veux pas faire plus de cadeaux aux riches qu’aux pauvres, mais je veux faire de la croissance. Or, pour cela, nous avons besoin de ceux qui font de la richesse. Notre fiscalité ne doit pas décourager les entrepreneurs.

Le Figaro : Le débat autour d'une réforme du mode de scrutin aux régionales vient d'être relancé. On parle aussi beaucoup du calendrier électoral. Est-il nécessaire de la modifier ?

R. Monory : Je crois que la tradition républicaine veut qu'on ne procède pas à trois élections en même temps. Du fait du calendrier normal, c'est ce qui se produira en mars 1998. Mon souci, en ma qualité de président du Sénat, c'est que les élections locales qui ne concernent pas la souveraineté nationale et les grands enjeux politiques du pays, ne soient pas troublées par un débat trop politique. Je pense particulièrement aux élections cantonales qui concernent ce que la France a peut-être de plus précieux : son territoire qui est une richesse que nous envie beaucoup de nos voisins. Il faudra donc, selon l'usage, les repousser de quelques mois. Il n'y a là rien que de très banal. La gauche l’a fait en son temps. Il appartiendra au gouvernement de nous proposer les modalités techniques les plus appropriées.

Le Figaro : Et le mode de scrutin ?

R. Monory : Ma position personnelle est très claire. À un an des élections, on ne change pas les règles du jeu. Je considère qu'il n'y a pas lieu de réformer aujourd'hui quelque mode de scrutin que ce soit. Nous devons ce respect aux électeurs.

Le Figaro : Hier, vous receviez Bill Gates. Quelle leçon en retenez-vous ?

R. Monory : J'ai souhaité que nous puissions nous entretenir des changements profonds qui se dessinent dans l'organisation de la société. Aujourd'hui, il se vend plus d'ordinateurs dans le monde que d'automobiles ou de téléviseurs. Je souhaite qu'un grand plan national soit décidé pour introduire l'informatique à l'école. L'objectif doit être un micro sur chaque pupitre alors que seulement 3 % des élèves et étudiants en sont dotés contre 11 % en Grande-Bretagne. La mise à disposition des outils informatiques doit être déclaré priorité nationale. L'ordinateur personnel est devenu un objet de grande consommation, il faut le traiter comme tel. Par exemple en abaissant la TVA à 5,5 %. Il nous faut une attitude offensive en faveur du développement de ces nouvelles technologies qui porteront la croissance et l'emploi des prochaines années.