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Le Monde : À votre instigation et sous votre présidence, une commission d'enquête sur les droits de l'enfant a été créée à l'Assemblée nationale et a remis son rapport en mai. Quelles mesures préconise-t-elle ?
Laurent Fabius : La première, préconisée à l'unanimité, est d'appliquer concrètement certaines dispositions de la Convention de New York sur les droits de l'enfant. La France en est signataire et pourtant elle ne respecte toujours pas l’intégralité. II nous faut lever ce paradoxe choquant. Nous avons aussi souhaité donner davantage de visibilité aux droits de l’enfant, et notamment au premier d'entre eux, celui de connaître ses droits.
Nous devons combler notre retard en prenant des décisions fortes : créer un médiateur des enfants, à l’image de ce qui existe dans de grandes démocraties voisines, diffuser beaucoup plus largement le numéro vert, qui devrait être affiché dans chaque cabine téléphonique, dans chaque classe, dans chaque lieu public : organiser une meilleure coordination des institutions qui s'occupent des enfants, par exemple, en créant des comités de ville ou d'agglomération.
Le Monde : À quoi servira ce médiateur des enfants ?
Laurent Fabius : Il s'appellera sans doute plutôt "défenseur des enfants", pour éviter toute confusion avec le médiateur de la République, qui ne peut être saisi que par un nombre limité d'élus. Le défenseur des enfants, lui, devrait pouvoir être saisi directement par les enfants, notamment en cas de mauvais fonctionnement, à leur préjudice, de l'administration, ou d'infraction à une loi qui devrait les protéger.
Le rôle de ce "facilitateur" sera alors double : soit se saisir des problèmes et les résoudre, soit les transmettre à l’autorité compétente, parfois même à la justice. Il établira un rapport annuel sur l’état du droit et pourra proposer des réformes. Il sera une vigie, un recours permanent, une espèce de numéro vert vivant. Cette initiative est prioritaire. II serait souhaitable de pouvoir la mettre en application sans attendre la réforme d'ensemble du droit de la famille.
Le Monde : Globalement, depuis dix ans, y a-t-il eu progrès ou stagnation des droits des enfants en France ?
Laurent Fabius : Un progrès sans aucun doute. L'enfant est désormais perçu comme un sujet de droit et non plus, si je puis dire, comme un objet de droit. La maltraitance est reconnue comme un fléau absolu. L'honnêteté consiste d'ailleurs à préciser que 80 % de cette insupportable violence vient malheureusement des parents eux-mêmes et des familles. II faut donc parfois agir directement et rapidement pour que cessent ces situations de détresse.
Il y a eu aussi des avancées juridiques et pratiques. Le rapport remis à Elisabeth Guigou par la Commission présidée par Françoise Dekeuwer-Defossez rejoint d’ailleurs nombre de nos propositions. Un point me paraît fondamental : le mot "enfant" vient étymologiquement d'infans, celui "qui ne parle pas". Pendant longtemps, l’enfant était réputé ne pas parler, en tout cas, on ne l'écoutait pas. Aujourd'hui, on commence non seulement à parler pour l'enfant, mais admettre et même à souhaiter que l'enfant parle lui-même. Quand l’enfant parle, il est déjà sauvé. Aux adultes de l'entendre.
Autre chose : beaucoup d'enfants commettent certains méfaits. Du même coup, une partie de l'opinion manifeste envers eux un recul, sur le thème : "Puisqu'ils respectent pas leurs devoirs, est-il vraiment nécessaire d'affirmer leurs droits ?" Attention ! Équilibre des droits et des devoirs, oui. Mais ce n'est pas parce qu'un certain nombre d'enfants se comportent mal qu'il faut remettre en cause les droits de l'ensemble des jeunes, leur identité.
Le Monde : Vous avez récemment suggéré de supprimer l’accouchement sous X... Pourquoi ?
Laurent Fabius : Un enfant doit pouvoir connaître ses origines : c'est constitutif de son identité. Le problème de fond, c'est l'opposition entre ce droit et celui de la mère, dans certaines circonstances graves, à garder secret son accouchement. Le droit de l'enfant devrait prévaloir, même si, selon certaines modalités, le droit des femmes doit être préservé. Délicat équilibre ! C'est pourquoi nous avons jugé souhaitable qu'un texte de loi vienne fixer le cadre, les frontières de cette procédure particulière à la France, avant ou en même temps que la révision d'ensemble du droit de la famille.
Le Monde : La justice française prend-elle suffisamment en compte la parole de l’enfant ?
Laurent Fabius : Plus qu'avant certainement, mais il nous faut encore avancer. Non seulement l’enfant doit être consulté en matière judiciaire lorsqu'il est concerné, mais son droit à la parole, au sein d'associations encadrées ou non par les adultes, doit être reconnu, encouragé. Il faut là aussi pousser les enfants à prendre la parole. Dans la ville dont je suis maire (Grand-Quevilly, en Seine-Maritime), certains enfants me demandent directement un rendez-vous pour me transmettre leurs requêtes. Démarche culottée, et très intéressante !
Le Monde : L'Assemblée nationale a accueilli, fin octobre, le Parlement mondial des enfants. De quoi s'agissait-il ?
Laurent Fabius : D’une utopie devenue réalité. À la veille de l’an 2000, venant de cent soixante-quinze nations, ont été accueillis à Paris par l'Assemblée nationale et l'Unesco (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) deux "députés" de 15-16 ans par pays, un garçon et une fille, afin de débattre d'un "manifeste pour le XXIe siècle" qui sera maintenant transmis à tous les chefs d'État et de gouvernement, a tous les Parlements du monde et a l'ONU. L'objectif était de réunir des enfants du monde entier, de leur permettre d'exprimer leurs espoirs et leurs colères.
Les textes rédigés dans chaque État exprimaient des préoccupations souvent très différentes. L'authenticité était évidente. Élever un cri de protestation, émettre un souhait, dénoncer une carence, formuler une proposition, c'est déjà apprendre la démocratie. Une civilisation se juge au sort qu'elle réserve aux enfants.