Débat entre MM. Patrick Devedjian, délégué général et porte-parole du RPR, et Pierre Méhaignerie, membre du conseil de la présidence de l'UDF et ancien ministre de la justice, dans "Le Figaro" du 17 décembre 1999, sur la réforme de la justice, son indépendance et sur l'avant-projet de loi sur la responsabilité des magistrats.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

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Le Figaro : Comment jugez-vous l'avant-projet de loi sur la responsabilité des magistrats présenté par Élisabeth Guigou ?

Patrick Devedjian : Il est hors sujet. Une seule réforme est susceptible de rendre les magistrats responsables : que l'évaluation de leur travail ait une conséquence dans le déroulement de leur carrière. Aujourd'hui, les décisions qu'ils prennent peuvent être réformées en appel ou cassées, peu importe ! Cela ne laisse aucune trace dans leur dossier personnel. De surcroît, les plus mauvais sont promus : c'est actuellement le meilleur moyen de s'en débarrasser. Quant à la prétendue mobilité des magistrats qu'organiserait le texte, elle risque surtout de se transformer en atteinte au principe constitutionnel de l'inamovibilité des magistrats du siège et donc à leur indépendance.

Pierre Méhaignerie : Ce texte va dans le bon sens en donnant plus de garanties aux citoyens confrontés à la justice. Une vingtaine de plaintes étayées de justiciables seront peut-être instruites chaque année. C'est peu mais cela constitue malgré tout un gage d'équilibre et de contre-pouvoir. La publicité donnée aux décisions du conseil supérieur de la magistrature peut être utile. Les dispositions sur la mobilité devront être appliquées avec discernement afin de ne pas nuire à l'efficacité des magistrats qui peuvent avoir besoin de temps pour exercer pleinement leurs fonctions.

Le Figaro : Patrick Devedjian, pourquoi êtes-vous totalement opposé à l'ensemble de cette réforme de la justice ? Pierre Méhaignerie, pourquoi vous semble-t-elle suffisamment convaincante ?

Patrick Devedjian : Non seulement les promesses n'ont pas été tenues pas, mais on est en contravention avec les engagements pris, notamment par le gouvernement à l'égard du président de la République. Cette réforme est censée former un tout. Or, le volet sur le CSM va être examiné au congrès le 24 janvier alors que les deux textes sur la présomption d'innocence et sur le parquet, examinés en première lecture, font l'objet de modifications constantes, et que nous ne connaissons pas le devenir réel du texte sur la responsabilité tandis que le nouveau, sur la mobilité, est inquiétant. Le dispositif global change tout le temps.

Pierre Méhaignerie : Le texte sur le CSM est bon. Le contexte, lui, l'est beaucoup moins. Ce texte me convainc parce que, dans une démocratie, l'indépendance de la justice passe par la nomination et la promotion des magistrats par une autorité indépendante. Je préfère voir les procureurs nommés par cette autorité que par le gouvernement, quel qu'il soit. Comme garde des sceaux, j'ai vu fonctionner le CSM : j'ai toujours constaté qu'il faisait son travail avec un grand sens de ses responsabilités.

Patrick Devedjian : Peu importe que les promesses soient tenues ?

Pierre Méhaignerie : Je l'ai dit : le contexte n'est pas bon pour une réforme qui devrait être d'équilibre. Dialoguer avec le ministère de la justice est très difficile. Toutes les propositions de l'opposition ont été caricaturées. Je suis enfin en total désaccord avec la rupture des liens entre la chancellerie et les parquets. Ce texte cède au tout-médiatique et à l'hypocrisie. Il y a des moments où l'État doit donner son avis, avis technique qui est légitime.

Le Figaro : Ces interventions de l'exécutif dans la justice ne sont-elles pas le contraire de l'indépendance ?

Patrick Devedjian : Non, il est alors parfaitement dans son rôle. La preuve, Élisabeth Guigou, elle-même, a cru bon de dire publiquement que Le Pen devrait être poursuivi pour ses propos ! Il ne faut pas confondre le juge impartial et l'accusateur, qui n'est qu'une partie au procès.

Pierre Méhaignerie : Le risque d'opacité est plus grand lorsque le téléphone fonctionne alors qu'une instruction écrite, versée au dossier et donc transparente, protège le procureur et lui laisse sa liberté. La suppression des instructions individuelles prônées par Élisabeth Guigou est peut-être un objectif médiatique, mais l'État ne peut ainsi abdiquer ses responsabilités. Comment peut-on être dupe d'un tel discours alors que des personnes unanimement respectées, occupant des postes clés à la chancellerie ou dans des parquets financiers, sont déplacées ? Ne risque-t-on pas d'assister avec ces changements à une instrumentalisation de la justice dans la perspective de la prochaine présidentielle ? Cette inquiétude commence aussi à être partagée par des magistrats.

Le Figaro : Patrick Devedjian, maintenez-vous votre rejet en bloc de cette réforme ?

Patrick Devedjian : Les trois textes présentés sont de la poudre aux yeux. La modification de la composition du CSM pour éviter le corporatisme ? Les magistrats (dix sur onze membres) pèseront toujours lourdement sur cette instance. Il faudrait en réalité que le CSM ne soit composé que de non-magistrats. Et en quoi la procédure de nomination garantira-t-elle davantage l'indépendance ? On nous prend pour des imbéciles ! La chancellerie conserve le pouvoir de proposition et garde la haute main sur la commission d'avancement. C'est une apparence d'indépendance. Si on nomme ses amis politiques, nul besoin de leur donner ensuite des instructions ! Ce projet empêche la seule réforme qui vaille : celle de la séparation du siège et du parquet, d'un système plus accusatoire sans juge d'instruction.

Pierre Méhaignerie : D'expérience, je suis plus pragmatique. Il ne sert à rien de vouloir tout chambouler. Nos voisins européens jugent d'ailleurs notre système plutôt bon…

Le Figaro : Malgré les critiques de « copinage » ou de « corporatisme » ?

Pierre Méhaignerie : Elles ne sont pas justifiées. Comme garde des sceaux, j'ai vu fonctionner le CSM et pu constater qu'ils se comportait comme une autorité indépendante.

Patrick Devedjian : Tous les membres élus sont d'une seule appartenance syndicale. On cogère la justice comme on l'a fait à l'éducation nationale ou pour la police !

Le Figaro : Comment être en même temps contre le texte sur la présomption d'innocence, qui retire au juge de mettre en détention, et s'insurger contre la détention provisoire abusive ?

Patrick Devedjian : Parce que ce texte ne changera rien. Jusqu'à présente, on reprochait aux juges d'instruction la détention-pression, sur le mode « parlez ou je vous mets en prison. » On nous présente le nouveau juge de la détention comme une grande avancée. Mais le juge d'instruction garde le pouvoir de mettre en liberté. Il pourra toujours dire : « parlez et je vous mets dehors. »

Pierre Méhaignerie : Ce dossier fait la une des médias, mais il faut reconnaître que, bien souvent, la détention provisoire peut se justifier. Face à certains excès, j'avais instauré le référé-liberté qui permet de faire appel de la détention dans les vingt-quatre heures. Dommage qu'il n'ait pas été suffisamment exploité.

Patrick Devedjian : On vit sur une hypocrisie. Bien entendu, la détention provisoire est incontournable, mais elle doit être entourée des mêmes garanties qu'une condamnation. La décision de placer en détention doit être collégiale et prise en audience publique. Le référé-liberté n'a été qu'une rustine de plus.

Pierre Méhaignerie : Ne soyons pas obnubilés par les détentions médiatiques. De plus, il y a une vraie contradiction du monde politique à condamner la détention provisoire et, dans le même temps, à voter au Parlement des textes qui organisent la pénalisation croissante des faits de société. Ma préférence va également à une décision collective pour la détention provisoire. Mais il ne faut pas se leurrer : elle sera souvent très proche de celle prise par le juge d'instruction.

Le Figaro : Comment sortirait la justice d'un vote négatif au congrès le 24 janvier ?

Pierre Méhaignerie : J'ai la conviction que la révision sera votée le 24 janvier. Lorsqu'on a un souci de l'équilibre des pouvoirs et de l'avenir de la démocratie, il est difficile de refuser cette réforme du CSM, d'autant plus que je me l'étais appliquée comme ministre dans la nomination des procureurs, alors que je n'y étais pas obligé par les textes. Cela étant, on veut beaucoup trop réformer alors que la justice a surtout besoin de sérénité.

Patrick Devedjian : Si la révision était votée, cela se traduirait par une victoire politique du gouvernement et la justice ne serait pas pour autant réformée. On nous a fait les mêmes promesses avec la loi socialiste du 4 janvier 1993.