Texte intégral
Le Figaro Magazine : Avez-vous changé d’avis sur les polices municipales, que vous disiez vouloir désarmer ?
J.-P. C. : C’est une polémique totalement artificielle qui n’est pas née de mon fait ! J’ai simplement souhaité que la police nationale et les polices municipales soient mieux coordonnées. Je rappelle qu’il y a 118 000 policiers nationaux, sans compter les agents de sécurité, qui seront 20 000 à la fin de 1999, et 12 000 policiers municipaux, dont un tiers seulement sont armés. Dans la plupart des villes qui se sont dotées de polices municipales, l’effectif de celles-ci reste inférieur à cinq - c’est le cas pour 2 500 communes sur environ 3 000. Il n’y a guère plus de 25 communes qui emploient plus de 50 policiers municipaux. C’est un sujet gonflé. L’essentiel de l’effort en matière de sécurité repose sur les épaules de la police nationale et c’est bien ainsi. Il n’est pas interdit bien sûr, comme je l’ai fait moi-même comme maire de Belfort, de créer une police municipale. Elle n’est pas armée. Elle veille au stationnement et à la tranquillité de notre cité. Si certaines municipalités veulent investir dans une police, l'essentiel est qu'elle puisse contribuer à cette sécurité au quotidien, qui implique forcément une étroite coopération avec la police nationale. Quant à un éventuel armement, il doit, en tout état de cause, rester proportionné à la mission.
Le Figaro Magazine : Où en est la circulaire concernant les étrangers en situation irrégulière ?
J.-P. C. : Elle s'applique dans les conditions prévues. Le ministère publie les chiffres chaque mois par souci de transparence. Au 31 janvier 1998, 20 978 cartes de séjour et 223 autorisations provisoires de séjour ont été délivrées essentiellement à des conjoints ou à des parents de Français ou d’étrangers en situation régulière. Il y a eu 2 249 bénéficiaires du regroupement familial, procédure qui date, je le rappelle, de 1976. Inversement, 22 491 demandes ont été rejetées tandis que 16 566 récépissés correspondant à des dossiers incomplets ont été accordés à titre provisoire.
Le Figaro Magazine : Que deviennent les personnes dont la demande a été rejetée ?
J.-P. C. : Elles sont invitées à quitter le territoire. C’est le legs du gouvernement précédent.
Le Figaro Magazine : Et si elles ne le font pas, que se passe-t-il ? Rien ?
J.-P. C. : Si, elles font l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, dès lors qu'elles ont été interpellées.
Le Figaro Magazine : Par quels moyens quitteront-elles le territoire ? En charters, par exemple ?
J.-P. C. : Tous les moyens de transport utiles peuvent être sollicités. Quant aux charters, ils n'ont jamais permis de reconduire qu'une infime minorité - de l'ordre de 7 % à 8 % - des étrangers en situation irrégulière. C'est un « outil de gesticulation », comme disent les militaires quand un porte-avions prend la mer, beaucoup plus qu'un moyen de transport.
Le Figaro Magazine : La loi sur l'immigration, votée à une faible majorité, a été jugée trop restrictive par les communistes et les Verts, et beaucoup trop généreuse par la droite qui annonce son abrogation si elle revient au pouvoir…
J.-P. C. : Cela prouve que cette loi est bonne. Une certaine gauche ne comprend pas que dans le monde tel qu'il est, il est normal que notre pays n'accepte au titre du séjour que les étrangers qu'il peut accueillir convenablement. Et puis, il y a une droite à œillères, qui, elle non plus ne veut pas voir la France comme elle va dans le monde tel qu'il est. Elle méconnaît le rôle que la France doit tenir, en particulier dans l'espace francophone. Elle récuse le droit de vivre en famille inscrit dans tous les accords internationaux signés par la France depuis les années 50. Notre but, ce n'est pas de déstabiliser les étrangers établis en situation régulière et souvent depuis longtemps, c'est de les stabiliser. Donc pas d'étrangers à la fois irrégularisables et inexpulsables ! Pas de cinéma électoraliste ! Une législation ferme et humaine à la fois. Quant au droit d'asile, il fait partie du meilleur de notre héritage depuis deux siècles. S’il est avéré que des hommes et des femmes sont menacés par des forces non étatiques, le GIA par exemple, la France doit leur accorder une protection temporaire. Ces avancées sont conformes à la foi au sentiment d'humanité et à l'intérêt bien compris du pays. On ne peut pas dissocier l'un et l’autre. C’est le bon sens. La loi votée par le Parlement a permis de trouver un juste équilibre. Bien expliquée, elle recueillera le consensus profond du pays. Elle ne mérite pas les critiques sans mesure dont elle a fait l'objet. Elle n'est pas une loi de circonstances. Elle durera.
Le Figaro Magazine : Mais à quoi servira cette loi si, comme le prévoit le traité d'Amsterdam, sera bientôt instaurée une communautarisation de l'immigration ?
J.-P. C. : Une telle formule n'est pas aisément praticable. Rien n’empêchera les Kurdes d'aller en Allemagne où se trouve concentré le groupe de leur communauté, les Maghrébins de s'installer en France pour des raisons linguistiques faciles à comprendre, et les personnes originaire du subcontinent indien ou des Caraïbes de choisir plutôt la Grande-Bretagne.
Il y a des réalités nationales et des tropismes historiques. Je vois mal ce que peut signifier la « communautarisation » dans un espace où les gens pourront, de surcroît, librement circuler pour rejoindre le pays de leur parentèle… Plus l'Europe s'élargira d'ailleurs et plus rude sera le défi du maintien d'un certain niveau de sécurité.
Le Figaro Magazine : Vous jugez donc le système condamné par avance ?
J.-P. C. : Je dis qu'il s'appliquera très difficilement. Il faudra d'abord que le traité d'Amsterdam soit ratifié, ce qui n'est pas encore le cas. Puis il faudra qu'un vote intervienne à l'unanimité au bout de 5 ans. Cette question ne deviendra donc actuelle qu'en 2000 ou 2005.
Personnellement, j'ai été fort étonné que le 5 février 1996, au cours d'une réunion interministérielle à Matignon, sous le gouvernement Juppé, l'idée de la communautarisation de l'asile, de l'immigration et des visas ait été acceptée tout de go contre l'avis du ministère de l'intérieur d'ailleurs, en contrepartie d'un hypothétique partage du droit d'initiative entre la Commission européenne et les États membres, et du renforcement du rôle des Parlements nationaux.
En réalité, aucun des objectifs que la diplomatie française s'était fixée dans la négociation d'Amsterdam n'a été atteint : pas plus les deux que je viens de citer, que la repondération du Conseil pour augmenter le poids des grands États, la réduction du nombre des commissaires pour rendre le fonctionnement des institutions européennes compatible avec l'élargissement, et surtout la création d'un Monsieur PESC (politique étrangère et de sécurité commune) ou l’affirmation de l’UEO comme structure de défense proprement européenne face à l'OTAN. La France a perdu sur tous les tableaux ! Elle a accordé toutes les concessions qu'elle envisageait de faire, sans rien obtenir en contrepartie. J'y vois la marque d'une façon de négocier tout à fait déplorable…
Le Figaro Magazine : Que peut-il se produire dès lors ?
J.-P. C. : Il faut que la réalité se manifeste pour que les écailles tombent des yeux. Vous voyez la difficulté d'une politique étrangère et de sécurité commune à la lumière de la crise du Golfe… L’Europe sera un combat ou ne saura pas.
Le Figaro Magazine : L’euro va pourtant se faire ?
J.-P. C. : Au 1er janvier 2002 quand il faudra changer les billets. D’ici là, plusieurs scénarios sont envisageables. L’Europe supportera-t-elle cette rigidité supplémentaire alors que nous entrons dans une zone de relatives turbulences ? La crise asiatique est un signe inquiétant. La question est de savoir si les peuples toléreront facilement que le seul mécanisme d'ajustement entre les différentes économies soit le niveau des salaires, donc le chômage. Ce n'est pas évident.
Le Figaro Magazine : Quelle est votre position par rapport au cumul des mandats ?
J.-P. C. : Ma position est celle du Premier ministre. Elle a été définie avec clarté : un mandat de parlementaire ne pourra pas être cumulé avec la direction d'un exécutif local. Maintenant il faut que le débat s'ouvre. Nous avons des assemblées pour cela.
La France n'est pas un pays fédéral. Bien sûr, il y a des délégations de compétence aux différents niveaux des collectivités locales, mais il y a des financements croisés et, surtout, le débat politique reste avant tout national. Jusqu'à un certain point, le cumul de mandats à favoriser certaines cohérences et a permis une certaine remontée d'expériences au sein du Parlement. L'exercice d'un mandat local est une école de responsabilité. Il apporte à ceux qui seraient tentés par une vision trop idéologique des choses une connaissance utile des réalités.
C'est une bonne chose pour notre démocratie. C'est en tout cas ainsi que, personnellement, je l'ai vécu.
Le Figaro Magazine : Vous voulez dire au regard de votre expérience que ce cumul est profitable ?
J.-P. C. : J'ai été farouchement hostile au cumul dans ma jeunesse et je n'envisagerai plus aujourd'hui d'être maire de Belfort, car c'est une fonction que je juge totalement incompatible avec les responsabilités qui sont les miennes.
Et puis le moment est venu de redistribuer les rôles. La limitation des cumuls favorisera l'émergence d'une nouvelle génération de responsables.
Le Figaro Magazine : Au parti socialiste, certains annoncent votre retour au bercail. Faut-il le croire ?
J.-P. C. : Je me suis éloigné du parti socialiste lorsque ce dernier a accepté de cautionner des choix que je considérais profondément contraires à l'intérêt du pays. Notamment une certaine inféodation de notre politique étrangère au moment de la guerre du Golfe, dont les conséquences, néfastes à tout égard, n'ont d'ailleurs pas encore fini de se faire sentir : je pense à la montée de l'intégrisme dans le monde à arabo-musulman, à la réintégration rampante de l'OTAN par la France, à l'abandon du service national, etc.
En outre, j'étais favorable à ce que nos relations avec l'Allemagne s'approfondissent sur des bases assainies après la réunification. J'estimais qu'il fallait lui témoigner assez de respect et de confiance pour la laisser vivre sa vie, c'est-à-dire, en miroir, que nous puissions vivre la nôtre. Tel n'a pas été le cas : on avait tellement peur de l'Allemagne qu’on a voulu la contrôler en l'enlaçant dans un réseau de bandelettes communautaires. Moyennant quoi, c'est la France - je le crains - va se retrouver ligotée. Il suffit d'observer l'équilibre des forces… Ces raisons d'éloignement avec le parti socialiste, je les ai exprimées en temps et en heure. Cela dit, et Lionel Jospin y a contribué, ces raisons ont plutôt tendance à se résorber. Mais cela ne peut pas se faire du jour au lendemain…
Le Figaro Magazine : Sur l’affaire irakienne, vous vous sentez quand même moins isolé ?
J.-P. C. : En effet, c'était plus difficile la dernière fois. Depuis lors, bien des yeux ce sont dessillés : les États-Unis ne maîtrisent pas leur puissance. Ils privilégient le « choc des civilisations » plutôt que le dialogue. Mais cela dessine le rôle de la France : celui d'une voix juste, qui saura se faire entendre parce qu'elle sera différente. Une voix bien nécessaire à l'humanité…