Texte intégral
Jean-Pierre Elkabbach : Depuis votre départ de Matignon, vous avez redécouvert Montesquieu. Quand un Bordelais rencontre un autre Bordelais, il se confesse parce qu’il y a quelques confidences qui passent dans le livre que vous publiez. Est-ce que vous aviez deviné que Montesquieu serait aussi actuel ? À l’aide Montesquieu, au secours Montesquieu, ce matin ?
Alain Juppé : Au jour près non, je ne l’avais pas deviné. Mais ses réflexions sur l’exercice du pouvoir, sur l’équilibre des pouvoirs, sur le pouvoir judiciaire en particulier me semblaient, lorsque je me suis mis à le relire, évidemment d’actualité.
Jean-Pierre Elkabbach : La MNEF a mis le feu à la cohabitation. Et la cohabitation est devenue, on l’a vu hier, agressive. Elle se raidit. Qu’est-ce que vous vous en pensez ? Est-ce que ça peut durer deux ans comme ça ?
Alain Juppé : Revenons tout de suite à Montesquieu. Montesquieu prône l’esprit de modération, c’est-à-dire une certaine distance par rapport aux choses, et un peu de calme si vous voulez, dans les esprits. Il y a un épisode, il y en a eu d’autres par le passé, sous d’autres cohabitations. Le Premier ministre a visiblement perdu son sang-froid. J’espère maintenant que, cet épisode une fois surmonté, les choses se calmeront.
Jean-Pierre Elkabbach : Ça c’est la langue de bois. Il a perdu son sang-froid parce qu’on peut dire à M. Juppé, pourquoi la droite met-elle en cause sans arrêt le Premier ministre qui ne cesse de répéter devant vous qu’il n’est pour rien dans l’affaire de la MNEF. Qui commence, qui le provoque ?
Alain Juppé : Non ce n’est pas de la langue de bois. C’est tout simplement ce que je sens et ce que j’éprouve. C’est une curieuse conception de la démocratie quand même. Il faudrait donc que l’opposition ne pose pas de question. C’est bizarre ! Lorsque les socialistes parisiens, au conseil de Paris, se déchaînent, personne ne suggère qu’ils font écrire leurs questions à Matignon. Or pourquoi le Premier ministre, tout d’un coup, fait-il cette opération de diversion, sans citer personne, ce qui est un petit peu d’ailleurs hypocrite et manque de franchise, mais qui ne trompe pas son monde. Il y a 48 heures, il disait à l’Assemblée nationale de manière très solennelle : « on ne m’a jamais entendu et on ne m’entendra jamais polémiquer sur les affaires. » Et puis hier, patatras, le voici qui se lance dans ces allusions un petit peu perfides, ce qui m’autorise tout à fait à dire, sans langue de bois, qu’il a perdu son sang-froid.
Jean-Pierre Elkabbach : Il a dénoncé un système je le cite, organisé, où fonctionnement institutionnel et fonctionnement partisan ont été liés pendant 20 ans. Certains d’entre vous, peut-être vous-même, vous vous êtes sentis concernés.
Alain Juppé : Oui, c’est la raison pour laquelle moi je ne tiens pas à polémiquer, mais enfin qui peut donner des leçons de morale à qui dans ce domaine et surtout, c’est l’affaire des juges, ce n’est pas l’affaire du Premier ministre d’instruire des procédures. Il y a des procédures en cours, qu’on les laisse se dérouler tout à fait normalement, quelles que soient les personnes en cause.
Jean-Pierre Elkabbach : Pour la MNEF, comme pour la mairie de Paris ?
Alain Juppé : Bien entendu. C’est ce qui se passe. D’ailleurs je constate aujourd’hui et je m’en réjouis, que la justice est parfaitement indépendante et que la raison d’État ne suffit plus à étouffer les affaires, ni sur le plan national d’ailleurs – et je le dis dans mon livre –, ni sur le plan international. Il y a un progrès de l’État de droit et je trouve que c’est très bon pour la démocratie et pour les libertés individuelles.
Jean-Pierre Elkabbach : Aujourd’hui qui arbitre, qui s’interpose si cela ne doit pas durer comme ça ? Est-ce qu’on avance les élections ou on se calme ?
Alain Juppé : Je l’ai déjà dit : l’esprit de modération doit prévaloir. Ne nous énervons pas, personne.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais alors ça veut dire qu’il faut une franche explication personnelle entre eux, qu’ils se voient, qu’ils se parlent ?
Alain Juppé : Je ne suis pas chargé de jouer les médiateurs.
Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais vous avez été Premier ministre.
Alain Juppé : Oui, mais je ne le suis plus, et cela me permet de regarder tout ça avec un peu de sérénité.
Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce qu’il y a déjà eu des accrochages de cette nature ?
Alain Juppé : Oui bien entendu. Souvenez-vous de la cohabitation entre F. Mitterrand et J. Chirac quand il était Premier ministre. M. Mitterrand avait refusé de signer des ordonnances, alors que visiblement c’était une interprétation très personnelle de la Constitution et puis, ça a duré deux ans.
Jean-Pierre Elkabbach : Et entre Balladur et Mitterrand ?
Alain Juppé : Entre M. Mitterrand et M. Balladur, il y a eu aussi des moments très chauds, je n’en ai pas de précis qui me viennent à l’esprit, mais la cohabitation a parfois été tendue.
Jean-Pierre Elkabbach : Dans le bureau du Président Chirac, il y a déjà eu quelquefois des phrases qui ne sont jamais sorties probablement.
Alain Juppé : Je n’y étais pas, donc je ne sais pas tout.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais vous en savez des choses, alors, sans exploiter politiquement la démission de D. Strauss-Kahn, en homme libéré, maintenant qu’est-ce que vous en pensez ?
Alain Juppé : Je crois que nous sommes aujourd’hui dans un monde où lorsqu’un membre de gouvernement est ainsi mis en cause, il démissionne. C’est devenu la règle je crois que personne ne changera cette règle-là. Je constate qu’elle se durcit un petit peu puisque D. Strauss-Kahn n’est pas mis en examen, il est simplement, comme on dit, annoncé qu’il le sera. Donc on va de plus en plus loin, ce qui pose effectivement des problèmes, notamment le problème de la présomption d’innocence. Mais je le répète, l’état de l’opinion est tel aujourd’hui que c’est un fait acquis, et qu’on ne reviendra pas en arrière, quelles que soient les questions que ça peut soulever.
Jean-Pierre Elkabbach : À quoi ressemblent les premiers jours de l’après-pouvoir quand on perd brutalement, quand on se fait arracher les responsabilités ? Qu’est-ce qu’on ressent ?
Alain Juppé : C’est la règle du jeu démocratique. Il arrive à beaucoup de gens de perdre les élections et ce n’est pas un drame. C’est le jeu politique. J’ai sollicité la confiance des Français, je ne l’ai pas eue.
Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais personnellement qu’est-ce qu’on ressent tout de suite après les premiers jours ? On avait tout le pouvoir, on ne l’a plus.
Alain Juppé : D’abord un intense besoin de se reposer, c’est la première réaction, et puis après, on réfléchit. D’ailleurs, dans mon livre, j’ai essayé de réfléchir. Montesquieu, par exemple, dit des choses qui m’ont beaucoup intéressé sur la méthodologie des réformes. Comment réformer ? Il est réformateur. Il dit à un moment donné qu’un peuple qui ne se reforme pas est un peuple qui meurt. Mais il souligne que pour bien réformer il faut tenir compte de l’esprit général du peuple, c’est-à-dire ne pas passer en force, ne pas passer outre certaines idées reçues.
Jean-Pierre Elkabbach : C’est comme un mea culpa, c’est-à-dire que si vous aviez relu Montesquieu quand vous étiez à Matignon, il y a des erreurs qui n’auraient…
Alain Juppé : C’est très curieux parce que quand un homme politique qui prend de la distance par rapport à l’événement, essaye de réfléchir, on dit qu’il s’auto-flagelle, ou qu’il fait son mea culpa. Je réfléchis, je ne me flagelle pas. La période que j’ai passée à Matignon est pour moi une période tout à fait positive, dont je garde d’excellents souvenirs parce que j’ai fait des choses passionnantes. Parmi ces choses passionnantes nous avons, grâce d’ailleurs à l’effort des Français, fait en sorte que la France entre dans l’euro, ce dont aujourd’hui on tire les dividendes. Donc ce n’est pas une période à laquelle je pense comme à une période de cataclysme, au contraire. Mais il n’est pas exclu de réfléchir et d’essayer de tirer les enseignements pour l’avenir. Voilà un des enseignements que je tire à la lecture de Montesquieu.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais le désert a quelquefois du bon, la preuve ce livre, qui est une réussite. C’est un va-et-vient entre son époque et la nôtre. Vous le faites descendre de sa statue.
Alain Juppé : Oui parce que quand on parle de Montesquieu, comme ça, et moi-même j’avais cette idée en tête, on voit quelqu’un d’un peu compassé, un érudit enfermé dans sa bibliothèque, un magistrat un peu coincé. Or c’est un homme plein de chair, qui aime…
Jean-Pierre Elkabbach : Les femmes ?
Alain Juppé : La vie, les femmes, bien sûr.
Jean-Pierre Elkabbach : Les voyages ?
Alain Juppé : Il est assez coureur. Les voyages. Il n’y a qu’une chose qui m’a déçu dans ses voyages, c’est le regard qu’il jette sur Venise. Il n’est pas tendre pour Venise.
Jean-Pierre Elkabbach : Il voit trop de putes.
Alain Juppé : Il n’y voit que des prostituées. Effectivement, c’était peut-être le cas. Il le dit souvent, ça revient beaucoup dans son récit de voyage. Il aime aussi sa terre, il aime son vin. C’est un vigneron très soucieux d’exporter son vin.
Jean-Pierre Elkabbach : Mais il préfère l’étude.
Alain Juppé : Les deux. C’est un va-et-vient permanent entre Bordeaux et Paris. Il aime les salons de la Régence, il aime aussi les salons intellectuels du XVIIIe siècle et puis c’est surtout quelqu’un, c’est pour ça que j’ai appelé ce livre « Montesquieu le moderne », qui nous dit aujourd’hui des choses importantes qui peuvent encore nous intéresser. Par exemple, que quiconque a du pouvoir a tendance à en abuser, et qu’il faut donc que le pouvoir arrête le pouvoir. Et ça, je trouve que c’est une réflexion extrêmement actuelle.
Jean-Pierre Elkabbach : Vous pensez que ça peut s’adresser aux juges ?
Alain Juppé : Non.
Jean-Pierre Elkabbach : Parce qu’aujourd’hui on a l’impression qu’un juge vaut plus et il vaut mieux que n’importe quel élu ou ministre ?
Alain Juppé : Non, c’est peut-être un point de vue un petit peu excessif et caricatural. Je crois qu’il est très bon que l’autorité judiciaire se soit affirmée, qu’elle soit aujourd’hui indépendante et qu’elle fasse appliquer la loi vis-à-vis de tout le monde. Ça pose effectivement un certain nombre de questions auxquelles on ne peut pas échapper. Montesquieu déjà les posait. Premièrement, est-ce que les lois sont toujours bonnes ? Ce n’est pas sûr. Montesquieu dit à un moment donné « ce n’est pas parce qu’une chose est la loi qu’elle est juste. C’est parce qu’elle est juste qu’elle doit devenir la loi.
Jean-Pierre Elkabbach : Alors applicable aux lois d’aujourd’hui.
Alain Juppé : Prenons en exemple la responsabilité pénale des élus locaux. Là, j’ai l’air d’être un peu juge et partie quand je parle de cela mais il y a un vrai problème. Est-ce qu’il faut tout de suite systématiquement mettre en examen sur le plan pénal un maire parce qu’un arbre est tombé dans une rue et a commis des dommages corporels ? Est-ce qu’il ne faut pas modifier la loi pour mettre en cause dans ce cas précis la commune en tant que telle, et puis si dans le cours de l’instruction on découvre que le maire a fait une faute personnelle, alors mettre en cause le maire. Je ne dis pas ça comme ça, en l’air. Vous savez que c’est aujourd’hui l’objet d’une réflexion très précise. Il y a une commission nommée d’ailleurs à ce sujet-là et je pense que c’est quelque chose dont il faudra tenir compte avant de réformer la Constitution pour modifier le système du Conseil supérieur de la magistrature.
Jean-Pierre Elkabbach : Vous voterez à Versailles le 24 janvier vous ?
Alain Juppé : Si la réforme est modifiée sur un certain nombre de points. Vous savez quand on touche aux libertés publiques, il est très important de le faire de manière aussi consensuelle que possible. Le Sénat a voté un certain nombre d’amendements à cette réforme à la quasi-unanimité. Donc je pense que le Gouvernement serait bien inspiré d’en tenir compte pour aller effectivement vers une réforme aussi consensuelle que possible.
Jean-Pierre Elkabbach : Vous dites, il faut le même traitement pour tous. Le journal Le Monde raconte qu’un procureur prive le Gouvernement et le pays d’un excellent ministre, D. Strauss-Kahn, et que vous avez eu la chance qu’un procureur qui n’était pas aux ordres, dit Le Monde, classe votre affaire.
Alain Juppé : C’est assez curieux. Moi je ne me prononce pas sur les décisions de justice. Elles ont eu lieu, elles sont comme ça, c’est tout.
Jean-Pierre Elkabbach : Vous citez le général de Gaulle, justement sur les juges, et en même temps ce qui est le souverain, il n’y en a qu’un : le peuple. Je cite : « Le peuple ne crée que deux pouvoirs, le pouvoir exécutif par l’élection du Président, le législatif par l’élection du Parlement. Il n’élit pas les juges. Les juges sont nommés par le Président selon les modalités qui garantissent leur indépendance. Ils appliquent la loi, ils exercent leur autorité en toute liberté, mais cette autorité est subordonnée à la loi. »
Alain Juppé : Oui. Je crois que c’est d’ailleurs le principe de toute démocratie. Ce qui pose à côté de la qualité des lois, parce qu’aujourd’hui on fait beaucoup trop de lois qui sont souvent de mauvaise qualité, le problème du fonctionnement du service public de la justice. Il faut qu’il soit indépendant, il faut que les juges aient tous les moyens de faire appliquer la loi et à l’encontre de quiconque, personne ne doit être protégé, entre guillemets. Je le répète, ça c’est un grand progrès de la démocratie, et j’y suis personnellement très attaché, mais il faut s’assurer que ce service public fonctionne bien. Or ce n’est pas toujours le cas. Il est très long. Montesquieu, pour en venir encore à lui, dit quelque part, l’injustice est souvent dans les délais. C’est un point très important. Il est exagérément coûteux et puis, parfois, il se trompe. Et donc, comme le Président de la République le disait récemment à l’occasion de l’anniversaire de l’École nationale de la magistrature, il faut que ce service public soit évalué et qu’en son sein le principe de responsabilité s’applique comme il s’applique partout ailleurs.
Jean-Pierre Elkabbach : Que dit A. Juppé, ancien président du RPR, ancien Premier ministre, ami constant de J. Chirac, à propos de la présidence du RPR ? Est-ce qu’il a un choix entre Mme Alliot-Marie, M. Delevoye, etc., Millon ?
Alain Juppé : Je vous ai dit que je fais confiance à nos militants. La démocratie a été instituée pour élire le président du RPR. C’est aux militants de se prononcer.
Jean-Pierre Elkabbach : Vous pouvez accepter ? Là c’est encore un peu facile, les militants, etc. ?
Alain Juppé : Non, mais c’est la règle. C’est curieux, quand on ne répond pas exactement ce qui est attendu c’est de la langue de bois. Pas du tout. C’est ma conviction personnelle. Je trouve que ce n’est pas le rôle d’un ancien président de donner des instructions pour voter pour tel ou tel. C’est à chacun de se déterminer.
Jean-Pierre Elkabbach : Acceptez un compliment. Vous avez donné envie de relire du Montesquieu, ou en tout cas de ne pas avoir peur de le lire. On va terminer avec un propos de Montesquieu : « Homme modeste, dit-il, venez que je vous embrasse ! Vous faites la douceur et le charme de la vie. » Est-ce que Montesquieu trouverait A. Juppé assez modeste pour avoir envie de l’embrasser ?
Alain Juppé : Il n’est pas là pour répondre, mais vous voyez que j’ai eu raison quand même de le relire.