Interview de M. Luc Guyau, président de la FNSEA, dans "L'Information agricole" d'octobre 1996, notamment sur la baisse des prix de la viande et des fruits et les accords signés avec la grande distribution, et sur les enjeux de la loi d'orientation agricole et de la monnaie unique pour l'agriculture de demain.

Prononcé le 1er octobre 1996

Intervenant(s) : 

Média : L'Information agricole

Texte intégral

L’Information Agricole : Luc Guyau, après avoir annoncé un été chaud vous pressentiez une « rentrée incendiaire ». Qu’en a-t-il été et que faut-il en retenir ?

Luc Guyau : Je ne pense pas que nous ayons à un moment ou un autre relâché la pression syndicale. Il faut dire que les agriculteurs ont été plutôt servis pendant l’été. Pêle-mêle je citerai l’équarrissage les broutards, les fruits et légumes, la sécheresse… Maintenant, et bien que tous les problèmes précédents ne soient pas encore réglés, il vient s’en ajouter de nouveaux comme la réduction des budgets français et européens, la baisse du prix du lait, celles des compensations…

I.A. : D’où les nombreuses manifestations de ces dernières semaines. Prévoyez-vous, sur le front syndical, un hiver aussi chaud que l’été et la rentrée ?

L.G. : Le malaise est tel qu’il est difficile pour les agriculteurs de ne pas manifester leur mécontentement. La crise de la « vache folle » continue de faire des ravages. Que l’on ne s’y trompe pas : même si les cours de la viande bovine remontent un peu ces derniers temps, les éleveurs sont encore loin du compte. Les cours du broutard sont à un niveau jamais atteint ? en terme de chute bien entendu ? et Bruxelles tarde à mettre en place une politique de maîtrise de la production digne de ce nom. C’est pourquoi l’opération « coup de poing » de la fin août, avec le contrôle de plus de 2 000 camions, a eu beaucoup de succès. Et c’est pourquoi les manifestations de Rethel dans les Ardennes et celle de Clermont-Ferrand (NDLR : elle a rassemblé plus de 15 000 agriculteurs) ont été très suivies. J’ajoute que la chute des prix sur les fruits d’été risque bien de s’étendre aux fruits d’automne et notamment à la pomme. Les manifestations départementales qui ont eu lieu le 16 septembre, à propos de la baisse du budget européen, marquent le souhait des agriculteurs de ne pas être trompés. On voudrait nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Le calendrier syndical restera, je le pense, chargé. Quant à prévoir un hiver « chaud », il est encore trop tôt pour le dire, même s’il ne faut rien exclure…

I.A. : Au sujet des manifestations sur la viande bovine, on a eu l’impression que la FNSEA était un peu à la traîne des éleveurs de Charroux. Est-ce votre avis ?

L.G. : Trois remarques si vous le voulez bien. Premièrement, les éleveurs de Charroux ont souhaité demeurer indépendants des syndicats agricoles quels qu’ils soient. Tel était leur choix et à la FNSEA, nous l’avons respecté.

Deuxièmement, certains des marcheurs ne se sont pas privés de faire état de leurs penchants syndicaux. Je tiens à disposition de quiconque la fiche signalétique de chacun de ces marcheurs. Une fiche à partir de laquelle on aura du mal à reconnaître l’appartenance au syndicat dont ils se réclament.

Troisièmement : très objectivement, je me demande comment ces agriculteurs auraient fait pour rejoindre leur destination si les FDSEA-UDSEA et CDJA n’avaient pas été là pour les soutenir logistiquement tout au long de leur trajet.

Ni la FNSEA ni le CNJA ne s’en sont glorifiés. Nous ne cherchons d’ailleurs pas à le faire. Mais une fois pour toutes il est temps de rétablir la vérité sur cette opération.

I.A. : Quel bilan tirez-vous de votre conseil national des 5 et 6 septembre derniers ?

L.G. : Une grande satisfaction. Tant sur le plan de la participation que sur celui de la réflexion.

Toutes les fédérations départementales étaient représentées à l’exception de deux ou trois. Quant à la réflexion menée, je retiendrai trois qualificatifs : franche, large et constructive.

Tout d’abord franche parce que tous les participants ont exprimé leurs positions et leurs expériences, sans fard, sans arrière-pensée et sans langue de bois.

Large parce qu’il n’y a pas un sujet qui n’ait pas été abordé : de la vie syndicale à la loi d’orientation en passant par les dossiers d’actualité : viande bovine, équarrissage, fruits et légumes, budget européen, échéances internationales…

Et enfin constructive parce que la réflexion menée a été riche en propositions, en particulier sur la loi d’orientation. Nous avons aussi débouché sur un plan d’actions syndicales, un plan unitaire et solidaire sur les dossiers d’actualité dont je viens de parler. Et puis nous avons entamé la relance de la vie de notre organisation, avec la volonté exprimée par tous de faire jouer, plus que jamais, la carte de la proximité avec nos mandants.

I.A. : Justement, quelles orientations souhaitez-vous pour l’agriculture des dix ou vingt prochaines années ?

L.G. : Même si je ne pense pas que la loi d’orientation constituera une « révolution » dans les campagnes, les décisions qui seront prises contribueront à façonner le visage de l’agriculture du XXIe siècle, l’objectif principal demeurant toujours la parité de revenu avec les autres catégories sociales. Avec la possibilité de conditions de travail, de vie et de retraite équivalentes s’entend.

Notre réflexion, nos orientations, même si elles ne sont pas encore finalisées doivent tourner autour de trois axes : « des exploitations viables, des exploitations vivables et des exploitations durables ». Des exploitations réparties sur l’ensemble du territoire, remplissant à la fois une vocation économique et sociale et une fonction environnementale. Une « agriculture citoyenne » qui satisfasse les attentes de nos concitoyens.

I.A. : C’est-à-dire, plus précisément ?

L.G. : Quand je dis viable, je considère que les agriculteurs sont des acteurs économiques à part entière, qu’ils doivent répondre aux attentes du marché, des consommateurs et qu’ils doivent bénéficier d’un juste retour de la valeur ajoutée qu’ils créent.

Quand je parle d’exploitations vivables, il s’agit bien entendu, pour les paysans que nous sommes, de bénéficier de conditions de travail et de vie nous permettant d’être des professionnels et des citoyens indépendants, responsables et solidaires, respectueux de notre environnement agricole et rural et maîtres de la croissance de nos structures.

Enfin, j’entends par durable la mission pour les agriculteurs d’être les garants de notre territoire, en terme de transmission des exploitations, en terme de gestion de l’environnement, de préservation de la biodiversité, des paysages, des goûts… L’agriculture est un gigantesque patrimoine collectif. Nous avons la charge de le préserver et de le transmettre dans les meilleures conditions.

I.A. : Pensez-vous que ces objectifs soient vraiment compatibles avec la mondialisation des échanges, du commerce et la compétitivité effrénée qui règne sur les marchés ?

L.G. : Compatibles, je ne le sais pas. Conciliables sans doute. Ce dont les agriculteurs ont besoin, ce n’est pas d’une loi de modernisation bis mais d’engagements politiques clairs, que ces engagements viennent de Paris ou de Bruxelles. C’est pourquoi nous disons et répétons que cette loi d’orientation doit être un « manifeste » français à l’usage de nos partenaires européens, afin de leur dire le modèle d’agriculture à visage humain que nous voulons pour la France et l’Europe. Et ce n’est certainement pas celui que les Américains veulent nous imposer…

I.A. : La loi d’orientation est un sujet que vous avez abordé lors de votre entretien avec le président de la République le 10 septembre dernier. Quel est son sentiment à ce sujet ?

L.G. : Vous le savez, le chef de l’État reste très attaché au monde agricole et rural. Il nous a fait part, à Christiane Lambert, Joseph Daul et moi-même, de sa détermination à donner de l’essor à nos entreprises agricoles et agro-alimentaires. Les enjeux nationaux et internationaux sont de taille : le maintien des hommes, celui d’une économie qui rassemble des centaines de milliers d’emplois, la préservation des terroirs, du territoire, la conquête de nouveaux débouchés à l’intérieur de l’Union européenne et sur les marchés extérieurs… Nous n’avons pas de droit à l’erreur sur la détermination des choix futurs.

C’est pourquoi il n’y aura aucun tabou pour la préparation de cette loi qui devrait donner lieu, au sein de notre organisation, à une discussion très ouverte. Ce n’est pas un hasard si, au cours du conseil national, nous nous sommes penchés sur des questions déterminantes comme le statut des personnes, celui des entreprises, la place des groupements de producteurs, le rôle des interprofessions, la politique des structures, les droits à produire…

Certes, les questions posées n’ont pas toutes trouvé les réponses adéquates. Mais les derniers arbitrages devraient être rendus dans les semaines à venir et la FNSEA sera en mesure d’établir prochainement un état précis de ses propositions.

Ces choix déterminés nous montrerons une fois de plus que nous, agriculteurs français, restons le fer de lance de l’agriculture en Europe, et dans les négociations internationales.

I.A. : Vous évoquiez à l’instant l’Union européenne. Êtes-vous toujours un farouche partisan de la monnaie unique ?

L.G. : Plus que jamais ! Les agriculteurs, quelle que soit leur production, ont beaucoup à gagner, sinon à ne pas perdre, avec l’instauration d’une monnaie unique.

On voit aujourd’hui, comme on a pu voir hier, des distorsions financières immenses entre pays de l’Union. La lire italienne et la peseta espagnole ont été dévaluées respectivement de 25 et 30 % depuis 1992. Avec toutes les conséquences qui en résultent encore sur nos échanges avec ces pays, en particulier dans les secteurs fruitier, légumier et bovin. Il faut donc savoir tirer les leçons du passé et agir en conséquence.

La monnaie unique est aussi un levier économique face à nos concurrents sur les places internationales, notamment les États-Unis. J’ajouterai que l’engagement de la FNSEA pour la monnaie unique doit s’entendre comme un engagement en faveur d’une monnaie au service des hommes, des citoyens, permettant à l’Europe de libérer des forces de progrès économique et social.

Naturellement, nous ne sommes pas naïfs. Nous savons qu’il faudra édicter des règles claires pour ceux qui n’entreront pas dans la sphère de l’Euro, tout au moins au début. Il faudra aussi tenir compte de nos partenaires futurs. Et ils sont nombreux à frapper à la porte de l’Union.

I.A. : Vous voulez parler de l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale (PECO)…

L.G. : Oui. Nous voulons prendre une part active au débat sur l’élargissement de l’Union européenne aux PECO. Car nous sommes convaincus de partager le même intérêt : élargir le marché de l’Union, le faire passer de 350 millions de consommateurs solvables à 400 à 500 millions ou même plus, c’est la possibilité de conquérir de nouveaux débouchés. C’est aussi nous permettre d’être mieux armés face à nos concurrents internationaux.

Cela dit, nous souhaitons prendre toutes les garanties utiles quant à l’adhésion des PECO, une adhésion qui devra être négociée pays par pays, production par production. Le potentiel des PECO dans certaines productions (céréales, viande bovine, lait, volailles) pourrait en effet créer des déséquilibres sur les marchés si on n’y portait pas une attention particulière.

Mais avant tout, les PECO devront adhérer à notre philosophie du développement agricole qui repose sur l’initiative, la responsabilité individuelle, des exploitations à taille humaine réparties sur l’ensemble du territoire. Ne les laissons pas sombrer dans le fantasme d’une agriculture ultra-libérale, industrielle, à l’américaine. C’est pourquoi nous devons renforcer dès aujourd’hui notre coopération avec ces pays, les aider à moderniser leur économie en général et leur agriculture en particulier. Nous devons aussi leur faire partager nos valeurs. Et en cela, il nous incombe à nous, syndicalistes et mutualistes français et européens, une responsabilité particulière.

I.A. : Où en êtes-vous dans vos rapports avec la grande distribution ?

L.G. : Après deux premiers accords, l’un sur la moralisation des promotions et l’autre sur la valorisation de la qualité, nous comptons bien, à la FNSEA, ne pas nous arrêter en si bon chemin et faire en sorte que les agriculteurs récupèrent la part de valeur ajoutée qui leur revient.

Ce qui pourrait donner lieu à un troisième accord avec les grandes enseignes de la distribution et de la transformation.

Mais des résistances subsistent, tant chez les distributeurs qu’au sein des filières. Là encore, il faut tirer les leçons des tensions de cet été : est-il normal de voir des poires payées 1,5 F/kg au producteur ? Des poires que le consommateur achète entre 12 et 15 F/kg sur les étals des distributeurs ! Un tel constat se passe de commentaire.

Toute la vérité doit être faite sur la fixation du prix d’amont en aval. Comme tout un chacun, les agriculteurs ont droit à vivre décemment du fruit de leur travail.

I.A. : Et malgré tout, vous restez optimiste ?

I.G. : À la fois optimiste et pragmatique.

Optimiste parce que les crises connaissent toujours une fin, parce que je ne baisse jamais les bras devant l’obstacle et parce que rien n’est inéluctable.

Mais je reste aussi pragmatique, parce que je sais qu’à l’impossible nul n’est tenu et que de fortes contraintes économiques, budgétaires, sociales pèsent sur tous les débats que nous avons entre nous. Il faut toujours être en mesure d’évaluer les retombées économiques et sociales…

Je reste donc optimiste. Mais un optimiste « mesuré ».