Texte intégral
CFDT Magazine : Depuis le 15 juillet dernier vous êtes le président de la Caisse nationale d'assurance maladie. Quelles sont les raisons qui ont motivé la candidature de la CFDT à ce poste ?
Jean-Marie Spaeth : Pour comprendre ces raisons, il faut d'abord rappeler quelques événements passés. La CFDT milite depuis de nombreuses années – souvenez-vous des « états généraux de la Sécu » en 1987 – pour une réforme qui puisse permettre de maintenir la valeur fondamentale de la Sécu, c'est-à-dire la solidarité. Le congrès de Montpellier en 1995, avec une résolution générale qui consacre une large partie à cette question, le rassemblement populaire à Charléty en octobre dernier, on a chaque fois montré que la CFDT était unie derrière des positions longuement mûries. Que disions-nous alors ? Que si la santé n'a pas de prix elle a un coût, mais que la mécanique consistant à sans cesse augmenter les cotisations tandis que les taux de remboursement des soins baissaient, que cette mécanique-là était catastrophique. Alors évidemment, si les années 88-92 marquées par la croissance économique ont masqué les problèmes structurels de la Sécu, la crise qui sévit depuis 1992 en a révélé de manière criante tous les dysfonctionnements.
Il faut aussi se souvenir du débat présent dans les sphères gouvernementales durant l'été 1995 sur la nature des réformes à engager. Fallait-il séparer ce qui relevait de la solidarité nationale de ce qui relevait de l'assurance ? Autrement dit, devions-nous accepter cette Sécu à deux vitesses vers laquelle semblaient tendre les discours du candidat Chirac ? Force est de constater que le président Chirac n'a pas suivi le candidat Chirac. Il a opté, dans son discours du cinquantième anniversaire de la Sécu, pour une réforme qui maintient la logique des pères fondateurs. Ce fut un tournant majeur que FO n'a pas vu venir. Le président Chirac a été à contre-courant de ce qu'il disait pendant sa campagne. Il a infléchi son discours à l'épreuve des faits.
Plus tard, le plan Juppé a concrétisé le discours de Jacques Chirac. La CFDT a approuvé la partie du plan qui marquait l'avènement de l'assurance maladie universelle, qui consacrait la fin d'un système qui, profitant à tous, reposait sur un financement issu des seuls revenus du travail. Quant au RDS (remboursement de la dette sociale), dont on sait bien qu'il est douloureux, il était devenu nécessaire pour éponger les déficits. Le RDS est le résultat de l'absence de décisions antérieures. C'est la non gestion de l'assurance maladie qui l'a provoqué. Les trois ordonnances d'avril dernier déclinent la mise en oeuvre de ce plan. Mais une réforme ne vaut que par ses conséquences concrètes sur la vie des gens qui sont à la fois les financeurs de la Sécu et ses utilisateurs. Traduire concrètement cette réforme dans la vie quotidienne, c'est cela le rôle de la Cnam et de toutes les caisses locales.
La CFDT était donc dans la situation d'aller jusqu'au bout de la logique de ses propres revendications. Elle veut tenir les deux bouts de la chaîne : proposer et appliquer. On ne pouvait pas imaginer qu'elle allait se défiler devant ses responsabilités. Oui, nous voulons mettre en oeuvre nos revendications, même si nous ne sommes pas seuls acteurs dans la maîtrise de cette réforme.
Bref, si nous avons postulé à la présidence de la CNAM, ce n'est pas par opportunisme, c'est plus simplement parce que nous voulions aller jusqu'au bout d'un travail syndical de longue haleine.
CFDT Magazine : À propos de votre élection, et de la nouvelle répartition des présidences d'organismes paritaires, certains ont parlé de « marchandages », de « petits arrangements », voire de « Yalta syndical » en faisant allusion à la fin de l'emprise vieille de 29 ans de FO sur la CNAM. Le syndicalisme français sort ils grandi de cette partie de chaises musicales ?
Jean-Marie Spaeth : Ne nous y trompons pas, nous sommes dans la situation d'une réforme en profondeur de la Sécu. Il est donc normal que les syndicats aient des attitudes différentes. Chacun aura remarqué une divergence de taille entre FO et nous. FO considère qu'il doit y avoir un régime propre aux salariés, financé par les seuls revenus du travail. C'est une vision logique si l'on tient compte de la tradition de ce syndicat qui, par exemple, estime que l'Unedic doit servir à indemniser les chômeurs et ne pas se préoccuper de la politique de l'emploi, celle-ci devant être abandonnée au seul gouvernement. Au fond, FO fait de la séparation du champ syndical et du champ politique un dogme qui m'apparaît déphasé par rapport aux véritables enjeux de notre société. La CFDT a – c'est aussi sa tradition – une vision plus globale des problèmes, notamment en matière de politique de santé. Il ne s'agit pas là d'une divergence artificielle, mais d'un clivage culturel. Lorsque Marc Blondel dit « nous n'avons pas à être les gestionnaires de l'intérêt général », la CCDT affirme l'inverse.
Ce qui peut apparaître comme « un marchandage » n'est en réalité que l'expression d'un clivage syndical qu'il ne sert à rien de nier. Et ce clivage, encore une fois, renvoie à la question suivante : qu'est ce qui relève du syndical et qu'est ce qui relève du politique ? S'il y a eu « marchandage », il s'est fait à partir du moment où FO, malgré un vote au Parlement, c'est-à-dire de la représentation démocratique du peuple français, a annoncé qu'elle allait continuer d'utiliser la CNAM pour combattre la réforme. Sans doute est-ce logique de sa part, mais pour la CFDT il y avait péril en la demeure.
Du coup, il y a eu forcément un compromis entre ceux qui soutenaient la réforme. Il ne s'agissait pas de se dire : « Je te donne tel poste pour servir ton intérêt ». Alors, « marchandage » oui, mais à partir de considérations fondées et honorables. En revanche, je récuse le terme de « Yalta » : rien n'a été décidé contre une organisation. Yalta signifierait que deux adversaires se sont entendus pour se partager un domaine, ce qui est loin d'être le cas.
CFDT Magazine : La CFDT justifie sa candidature par sa volonté d'aller au bout de l'application de la réforme d'une Sécu bien malade. Ne craignez-vous pas qu'elle soit accusée de faire « le sale boulot » du gouvernement ?
Jean-Marie Spaeth : Je dénie le droit à quiconque de dire que la Sécu est la propriété du gouvernement ou du Parlement. La CNAM est un outil de propriété collective. Historiquement, c'est notre patrimoine à tous. La question ne se pose donc pas en termes politiciens comme vous le faites. Je réfute cette vision politicienne. La CFDT n'a pas à montrer ses brevets d'organisation syndicale indépendante dès l'instant qu'elle est accusée gratuitement de faire le jeu de tel ou tel gouvernement. Notre boulot consiste à être utiles à la collectivité, en rectifiant les inégalités, en mettant un terme aux gâchis. S'il faut réguler, s'il faut rétablir des équilibres, combattre des profits illicites, nous le ferons par sens de l'intérêt général. Je n'ai aucun état d'âme à faire ce boulot.
S'il faut faire le ménage, on le fera. Ceux qui espèrent que nous nous coulerons dans le confort d'un moule ou que nous nous déroberons, ceux-là se trompent lourdement. La CFDT n'occupera pas ce poste de présidence de la CNAM pour faire de la figuration. Qu'on ne s'attende pas à ce que je sois un président « pot de fleur » !
CFDT Magazine : Si cette réforme, destinée aussi et surtout à combler un déficit de plus de 36 milliards, devait rater, la CFDT ne risque-t-elle pas d'être associée à l'échec ?
Jean-Marie Spaeth : Il faut savoir que le déficit résulte de deux phénomènes : baisse des recettes et augmentation des dépenses. Nous n'avons pas dans l'idée de diminuer les dépenses de santé mais de limiter leur progression, bref, de mieux utiliser l'argent disponible.
Cela étant nous ne sommes pas dupes : on sait que les dépenses vont augmenter à cause du vieillissement de la population, à cause de l'évolution de technologies modernes mais onéreuses, à cause de l'émergence de maladies nouvelles et difficiles à combattre comme le sida. Pour faire face à ces nouveaux défis, qu'il serait criminel de ne pas prendre en compte, il n'existe pas d'autre choix que de mieux utiliser ce que la collectivité donne. Quant à la baisse des recettes, chacun sait qu'elle est liée directement à la situation économique et notamment à un fort taux de chômage. Rendre plus équitable et plus juste la contribution de tous (les ménages et les entreprises) est la seule voie possible, car évidemment la CNAM n'a aucune maîtrise sur la santé économique du pays. Reste que, sincèrement, je pense que la population veut bien payer plus à condition de bénéficier en retour d'avantages supplémentaires concrets et visibles.
CFDT Magazine : Comme c'est le gouvernement qui nomme les directeurs généraux des caisses, qui décide d'augmenter ou non les salariés des hôpitaux, de revaloriser ou non les honoraires des médecins ou le minimum vieillesse, quels sont les espaces de pouvoir ou d'arbitrage qui restent au président de la CNAM ?
Jean-Marie Spaeth : Le niveau des prestations (retraites, allocations familiales, remboursement des soins) relève du rôle de l'État. Les ordonnances ne changent rien sur ce plan. Par contre, le conseil d'administration de la CNAM pourra désormais faire tous les ans des propositions au Parlement, alors qu'auparavant il était seulement consulté par le gouvernement. C'est plus qu'une nuance car si le Parlement est réhabilité, les députés devront justifier leurs décisions devant leurs électeurs, sans possibilité de se retrancher derrière l'exécutif. Ils s'auront donc intérêt à bien prendre en compte ce que la CNAM leur dira.
Autre changement : les gestionnaires, parce qu'il y aura développement des rapports contractuels sur des périodes de trois ans, auront plus de liberté notamment dans l'appréciation des dépenses. La CFDT oeuvrera pour qu'il y ait des contrats d'objectifs entre caisses locales, régionales et nationale.
Au niveau local, les directeurs devront être plus « politiques » avec leurs administrateurs. Cela les forcera à contrôler les directeurs sur des objectifs sanitaires et sociaux. Je crois qu'au bout il y a une réhabilitation des conseils d'administration avec des directeurs chargés de la mise en oeuvre de décisions politiques qu'ils auront arrêtées. Soyez certains que le temps où les administrateurs de la Sécu « amusaient la galerie » avec des détails sera révolu.
Quant à mon rôle de président de la CNAM, je l'inscris dans la vision qu'a la CFDT de la politique de santé, qui repose sur des rapports nouveaux avec les professionnels de la santé. Au fond, ces derniers ont en quelque sorte un carnet de chèques délivré par la Sécu. Jusque-là, ils tiraient des chèques en blanc. Avec la CFDT à la tête de la CNAM, ils auront toujours un carnet de chèques, mais il faudra qu'ils justifient les débits.
Au-delà, ce que nous souhaitons développer, c'est une politique de santé qui laisse une plus grande place à la prévention des maladies par rapport à l'actuelle hégémonie du « tout curatif ». Bien sûr, la liberté de choix sera garantie à chaque assuré, mais sur les modes de rémunération des actes médicaux, sur le suivi de la santé des assurés, sur l'accès à une meilleure qualité de soins, nous ferons preuve d'imagination et de propositions dans l'intérêt de tous. Par exemple, le « carnet médical » dont on a beaucoup parlé n'est pas pour nous du « flicage » mais un service rendu au malade pour que les médecins qu'il consulte puissent disposer de la mémoire de sa santé.
CFDT Magazine : En occupant la présidence de la CNAM, la CFDT renforce son image de syndicat « gestionnaire ». Elle sera donc jugée sur les résultats. Justement, quelles sont les perspectives de redressement des comptes de la Sécu et à quand l'instauration réelle d'une assurance maladie universelle financée par tous les revenus, y compris ceux du capital ?
Jean-Marie Spaeth : Fin juin nous avons rencontré le Premier ministre et il a marqué sa détermination à aller au bout de la réforme, notamment dans son aspect financement de l'assurance maladie universelle. Un projet de loi sera déposé au Parlement à la mi-septembre, qui instaurera la cotisation maladie universelle dont la vocation est de se substituer à l'actuelle cotisation maladie. Elle reposera sur tous les revenus, y compris ceux du capital. Elle sera déductible du calcul de l'impôt avec une première étape prévue au 1er janvier 1997. L'assiette sera donc plus large que celle constituée par les cotisations actuelles. Elle sera élargie progressivement, notamment pour les retraités. Pour les salariés, cet élargissement de l'assiette doit se traduire par une diminution de leur cotisation actuelle, qui s'élève aujourd'hui à 6,8 % de leur revenu. Tous les revenus qui échappaient à la cotisation Sécu vont y contribuer, y compris les revenus du capital et de l'immobilier. Pour la CFDT, il s'agit d'une mesure de justice sociale.
À partir du moment où tout le monde bénéficie de la Sécu, il faut que tout le monde finance à la hauteur de ses revenus. C'est la solidarité dans les actes et plus seulement dans les beaux discours. Cela fera grincer ceux qui n'ont jamais payé, mais lorsqu'on prétend vouloir réduire la fracture sociale après s'en être lamenté, il faut un jour passer à l'acte. L'instauration de la cotisation maladie universelle doit être progressive. La CFDT veillera à ce que le rythme ne soit pas le même pour les retraites et pour les revenus de l'épargne. Dans les deux cas, la contribution augmentera et cela est normal. Nous souhaitons que cela se fasse rapidement pour l'épargne et plus progressivement pour les retraites.
Sur l'élargissement de la part nationale, le gouvernement ne renonce pas mais tergiverse. On sait que techniquement c'est difficile. Mais la CFDT ne baissera pas les bras devant ces difficultés techniques. Pour être certaine que cela se fera réellement, elle a même créé une commission d'experts chargés de faire des propositions sur ce dossier.
Quant à l'assurance maladie universelle, il faut prendre conscience qu'il s'agit d'une véritable révolution par rapport à cinquante ans d'histoire de la Sécu. Elle implique la réécriture de pas moins de 50 % du code de la Sécu, ce qui représente un sacré travail !
Au total, la CFDT veut que l'ensemble de la loi adoptée à la fin de l'année. Le gouvernement semble lui aussi y tenir.
CFDT Magazine : FO a décidé de faire de la résistance à la réforme. Elle présentera des candidats dans toutes les caisses primaires et déjà elle prête l'intention à la CFDT de vouloir licencier des salariés de la Sécu. Pas facile d'être président de la CNAM après 29 ans de gestion FO ?
Jean-Marie Spaeth : Les salariés de la Sécu sont des gens « légitimistes ». Je pense même qu'une majorité d'entre eux souhaitaient la réforme. J'en veux pour preuve le résultat aux élections professionnelles du 25 juin dernier où la CFDT est devenue la première organisation syndicale en nombre de représentants des salariés dans les conseils d'administration des caisses de Sécurité sociale.
Le président de la CNAM a une confiance absolue dans l'efficacité et le dynamisme des salariés de la sécu pour que celle-ci retrouve la place et le prestige qu'elle n'aurait jamais dû perdre, pour que la Sécu redevienne la bonne gestionnaire des assurés sociaux et des financeurs que nous sommes tous. Moderniser l'outil de gestion, mieux connaître les pratiques médicales, faciliter les relations avec les assurés, voilà des défis enthousiasmants à relever. Pour la CFDT il n'y a pas lieu de licencier. C'est un procès ridicule. Qu'il faille développer la formation et l'adapter aux nouvelles missions de la Sécu (techniciens de la santé, de la prévention, fonction accueil, etc.) avec l'émergence de nouveaux métiers, c'est probable et souhaitable pour tous, à commencer par les salariés de la Sécu.
Personne ne comprendrait que la Sécu reste dans un registre de gestion administrative avec des tâches répétitives et peu valorisantes. Évidemment, rien ne se fera sans concertation. De toute façon, le président de la CNAM n'a pas pour mission de gérer le personnel, mais en revanche il fera tout pour que les conditions de la négociation soient réunies.
CFDT Magazine : On a beaucoup dit que la CNAM servait de « pompe à fric » de FO. La CFDT saura-t-elle s'épargner une telle accusation ?
Jean-Marie Spaeth : On mélange deux choses : les fonds versés aux administrateurs syndicalistes et le droit syndical.
Il est légitime que, si les syndicats ont en charge l'intérêt général, il y ait un financement qui permettent de former et d'informer les 3 000 et quelques administrateurs de la Sécu. Ils assurent des sessions de formation, des animations de réseaux y compris en matière de prévention des accidents et maladies professionnels. Tous ces services qu'ils rendent à la collectivité ont un coût. Il existe d'ailleurs des règles transparentes.
Et puis il y a le droit syndical à la Sécu. Il relève des prérogatives des caisses qui sont en la matière autonomes. L'absence de cadre nation laisse la part belle à l'aléatoire. Elle profite à celui qui a le pouvoir. FO a tiré profit de cette logique.
La CFDT est pour que les confédérations syndicales aient les moyens de fonctionner dès lors qu'elles remplissent une mission de service public, ce qui est le cas pour la Sécu. Néanmoins, la CFDT veut négocier des règles pour qu'il y ait une transparence totale. La Sécu n'a rien à gagner de règles occultes, mais elle n'a pas non plus à faire du moralisme doctrinaire.