Texte intégral
LE PARISIEN - 8 avril 1998
Le Parisien
- A une vingtaine de jours du terme fixé pour les examens des dossiers d'étrangers souhaitant être régularisés, combien le seront finalement ?
Jean-Pierre Chevènement. - Le processus de réexamen se prolongera en mai. Les dossiers sont examinés, cas par cas, par les services des préfectures sur la base des critères fixés par le collège des médiateurs de Saint-Bernard et précisés par la circulaire du 24 juin 1997. Ce qui était bon en 1997 n'est pas devenu mauvais en 1998. A la fin du mois de mars, 41 827 personnes avaient reçu un titre de séjour et 13 798 un récépissé. Par rapport à ces 55 000 personnes régularisées, 39 516 décisions de rejet ont été prises. Si cette tendance se poursuit, un peu plus de la moitié des demandeurs auront été régularisés à la fin du processus.
Le Parisien
- Quel sera le sort des recalés ?
Chevènement
- Les personnes dont la demande est rejetée sont invitées à quitter la France, dans un délai d'un mois. Il leur est proposé de bénéficier d'une aide à la réinsertion dans leur pays d'origine. Cette aide consiste en un ou plusieurs entretiens avec les intéressés, la prise en charge des frais de voyage et des excédents de bagages, une allocation de 4 500 F par adulte, une assistance aux démarches administratives liées au départ, une aide à la réinstallation dans les six principaux pays concernés (notamment le Mali et le Maroc) et la possibilité également d'aide à des projets économiques. Dans ce cas l'intéressé disposera de trois mois pour préparer son départ.
Le Parisien
- Comment pensez-vous parvenir à faire quitter le territoire à des milliers d'étrangers, si les reconduites sur les lignes aériennes régulières se heurtent à l'opposition de manifestants ou de passagers ?
Chevènement
- Vous savez, les 140 000 demandeurs qui se sont manifestés sont le legs du gouvernement précédent. Le principe de la reconduite n'est pas contestable, dès lors qu'on admet que ne s'installe pas en France qui veut, mais seulement ceux qui sont admis au séjour. Les reconduites sont des opérations que la police aux frontières sait mener normalement lorsqu'elle n'est pas confrontée à des manifestations d'hostilité comme cela a été le cas la semaine dernière à Roissy. Je tiens à dire qu'elle n'a pas le comportement inhumain décrit par certains médias, et s'est seulement efforcée d'accomplir au mieux sa mission, qui est de faire respecter la loi. Le gouvernement a souhaité sortir la question de l'immigration d'un débat politique empoisonné.
Je me demande si certains qui, tout en affirmant être d'accord avec le principe de la maîtrise des flux migratoires, font obstacle aux reconduites sur des vols réguliers ne cherchent pas, en fait, à pousser le gouvernement à organiser des charters.
Le Parisien
- Que répondez-vous à ceux qui, à gauche, vous accusent d'avoir durci, durant son élaboration, votre texte de loi ? Et à ceux qui, tels les pétitionnaires, vous accusent de marcher sur les plates bandes du FN ?
Chevènement
- Les amendements adoptés pendant la discussion parlementaire ne sont pas allés dans le sens d'un durcissement. Par exemple, la création d'une commission du titre de séjour, d'une carte de séjour pour les professions artistiques et culturelles, la suppression du certificat d'hébergement et d'autres tracasseries inutiles.
Quant au FN, je ne me détermine pas par rapport à lui dans une sorte de face-à-face complice, mais par rapport aux problèmes des Français. Ceux-ci ont besoin de règles et de repères clairs. S'il y a une réalité de l'insécurité, il faut la combattre, d'autant qu'elle frappe presque toujours les plus démunis. 92 % des Français souhaitent que nous soyons capables de maîtriser convenablement les flux migratoires. Cette proportion de 92 % se retrouve également chez nos concitoyens qui se reconnaissent dans la CGT, qui votent pour le PC ou se reconnaissent dans l'écologie. Ignorer cette demande, accepter la ghettoïsation de certains quartiers, ce serait les jeter dans les bras de l'extrême droite. Le gouvernement s'y refuse.
Le Parisien
- L'extrême gauche veut intensifier sa lutte contre les expulsions des sans-papiers. Redoutez-vous leur campagne ?
Chevènement
- Je ne la redoute pas, parce qu'elle se heurtera à l’indifférence des Français, L'immense majorité d'entre eux sont attachés à l’Etat de droit, et à l'application de la loi, démocratiquement élaborée. La loi proposée aujourd'hui au vote de l'Assemblée nationale est juste.
Elle permettra à la France de s'ouvrir davantage au monde tout en faisant respecter sa législation sur le séjour. Comment serait-il possible de faciliter l'octroi de visas de trois mois si nous ne nous donnions pas les moyens de reconduire à la frontière ceux qui ne respectent pas nos lois ? Le projet de loi gouvernemental établit la parfaite égalité des droits sociaux entre Français et étrangers en situation régulière. C'est normal, car ils ont cotisé à la Sécurité sociale et payé leurs impôts. C'est normal, mais cela n'avait pas été fait avant nous ! Le but du gouvernement c'est de faciliter l'intégration des étrangers en situation régulière. Mais ce n'est possible que si on n'ouvre pas les vannes. Les problèmes des pays du Sud doivent d'abord être résolus au Sud par la paix et par le développement. Les Irakiens d'origine kurde ne fuiraient pas leur pays si l'embargo maintenu depuis huit ans n'avait pas transformé leur pays en enfer. Voilà un beau sujet de pétition pour quiconque s'efforcerait de comprendre le monde !
France Inter - mercredi 8 avril 1998
S. Paoli
Y a-t-il une fatalité de la fonction de ministre de l’Intérieur ? Qu'il soit de droite ou de gauche, la question de la répression finit toujours par se poser. Avec elle, celle de la réaction, et donc des réactions. Alors que les députés s'apprêtent à voter définitivement le projet de loi Chevènement sur l'immigration, le ministre de l'Intérieur a mobilisé contre lui les Verts, une partie du PC, la Conférence des Evêques de France, à nouveau des cinéastes, et les associations de défense des étrangers. La gauche est ébranlée. Certains ironisent, en prénommant M. Chevènement « Jean-Louis », comme M. Debré, son prédécesseur, estimant ce qu'ils jugent être une politique de droite appliquée par un homme de gauche. La démonstration est faite depuis longtemps que s'agissant de l'immigration, le terrain consensuel est difficile à trouver. Nouvelle illustration aujourd’hui.
S. Paoli
Est-ce que la fonction de ministre de l'Intérieur est contraignante pour un homme de gauche ?
J.-P. Chevènement
- « C'est une fonction qui est quelque peu ingrate quelquefois, parce que le ministre de l'Intérieur est chargé de la sécurité des Français, de la sécurité de l’Etat, et que naturellement sur lui, retombent des responsabilités variées : lutter contre la délinquance, contre l'insécurité, contre les violences urbaines. C'est le problème de la Corse. C'est le terrorisme islamiste. C'est la préparation de grands événements, comme la Coupe du monde de football. C'est aussi l'application d'une loi raisonnable, sur l'entrée et le séjour des étrangers. Bref, je dirai que le service de l’Etat ne va pas sans quelque abnégation. »
S. Paoli
Et vous le mesurez ce matin ! Parce qu'il y a quand même beaucoup de monde, là, qui se dresse contre vous ! Que ce soit une partie des communistes, les Verts, les Evêques, les cinéastes…
J.-P. Chevènement
- « C'est une petite campagne... J'en ai vu d'autres. Je suis capable d'aller, quand il le faut, à contre-courant. Et quand je juge que c'est l'intérêt du pays. »
S. Paoli
Est-ce que justement, ce n'est pas votre ton, peut-être, au fond, plus la forme que le fond, qu'on est en train de vous reprocher ? Quand vous dénoncez, par exemple, les « trotskistes anglais », certains disent : « C'est marrant, il parle comme Pasqua, qui dénonçait les gauchistes de toute nationalités ».
J.-P. Chevènement
- « Mais non. J'appelle un chat un chat. Je ne suis pas dans le politiquement correct. C'est une réalité, personne ne peut le contester. Donc, je n'ai fait que dire quelque chose qui correspond à la réalité. Et je considère qu'il est grave que dans un pays, même un ministre de l'Intérieur, ne puisse plus nommer une réalité sans, qu'aussitôt, s'élève le hourvari du politiquement correct. C'est mauvais pour la démocratie ! »
S. Paoli
La question de fond, s'agissant de l'immigration, c'est le contrôle des flux migratoires, et donc, il faut poser la question des expulsions.
J.-P. Chevènement
- « D'abord, le projet que je porte, c'est le projet du Gouvernement. Je le rappelle. Donc, ceux qui me prennent comme bouc émissaire, s'attaquent en réalité au Gouvernement. »
S. Paoli
On vise M. Jospin à travers vous ?
J.-P. Chevènement
- « Je n'ai pas affaire à des enfants de chœur. Je pense que tout le monde comprend bien que ce déchaînement porte avec lui un certain nombre de critiques qui n'osent pas s'afficher à découvert. Il est tellement facile pour une gauche dite "morale", de faire ainsi oublier qu'elle a depuis longtemps déserté le terrain du combat social et politique. Donc voilà, c'est une façon de se refaire une virginité à peu de frais. »
S. Paoli
Juste une chose. Est-ce que, quand même, ce n'est pas dangereux, ce qui ressemble un peu à une théorie du complot. Parce que c'est aussi, un peu, le discours du Front national ?
J.-P. Chevènement
- "Non. Parce que je vais répondre au fond. Personne ne conteste sérieusement le principe du contrôle des flux migratoires. Aucun parti, ni les Verts, ni le parti communiste en particulier. Il y a eu des débats à l'Assemblée nationale, et les réponses ont été d'une grande clarté. C'est au Journal officiel. Maintenant, il faut passer à l'application. Le. Gouvernement, parce qu'il est ennemi de toute gesticulation inutile, a renoncé à faire ce qu'on appelait des charters. Les reconduites à la frontière, qui sont nécessaires, dès lors qu'un certain nombre de gens ne satisfont pas aux critères de régularisation, et je vous fais observer, quand même, que 55 000 personnes ont été mises dans une situation régulière au terme de la circulaire que j'ai publiée le 24 juin dernier… »
S. Paoli
Au bout du compte, cela fera à peu près un sur deux, quand les régularisations seront achevées ?
J.-P. Chevènement
- « C'est difficile, parce qu'il reste un peu plus de 40 000 dossiers qui n'ont pas encore été complètement examinés, auxquels il manque des pièces. Mais nous avons actuellement 42 000 titres de séjour qui ont été accordés, 13 000 récépissés qui correspondent à des dossiers incomplets. Donc 55 000 personnes dont la situation a été, en fait, régularisée. Et puis, il y a 39 500 rejets, qui s'appliquent, en général, à des célibataires, qui étaient là depuis un très petit nombre d'années, et qui ne manifestaient pas, à travers toute une série d'indices, une bonne insertion dans la société française. Donc, tout pays, et la France comme un autre, a le droit de dire qui elle accueille durablement sur son sol, et qui elle n'accueille pas. C'est un principe difficilement contestable. Nous avons étendu, par exemple, le principe de l'égalité des droits sociaux, dans le domaine de l'allocation aux handicapés adultes, personne n'en parle. Du front national de solidarité à tous les étrangers en situation régulière, qui sont au moins dix fois plus nombreux, selon moi, que les étrangers en situation illégale. Mais pour le faire, il faut bien que l'on trace quelque part une distinction. Et le principe des reconduites, il ne peut pas être discuté, parce qu'autrement, c'est une loi impuissante, c'est une loi qui n'a pas la possibilité de s’exécuter. »
S. Paoli
Est-ce que vous reconnaissez, quand même, peut-être, certaines maladresses ? A Roissy ? En Nouvelle-Polynésie, avec la question qui a été récemment posée par les Chinois ?
J.-P. Chevènement
- « Cela, c'est une affaire totalement distincte, qui se pose dans un contexte très particulier. Je ne veux pas m'étendre sur la Nouvelle-Calédonie, ce n'est pas directement de mon ressort. S'agissant de ce qui s'est passé à Roissy, tout se passe comme si des gens, dont certains affirment qu'ils sont pour le principe de la maîtrise des flux migratoires, en cherchant à exciter les passagers, s'opposent à l'embarquement par vols réguliers. Imaginez bien qu'il se dit beaucoup de choses, beaucoup de mensonges d'ailleurs. Car si les choses étaient aussi terribles qu'on les décrit, cela ne se ferait pas dans un vol régulier, cela ne se ferait pas au vu et su de tous les autres passagers. Donc en réalité, tout se passe comme si on voulait nous obliger à revenir à des vols spécialement affrétés. »
S. Paoli
Et que dites-vous aux pilotes d'Air France, qui disent ce matin, qu'ils en ont assez de faire ce travail-là ?
J.-P. Chevènement
- « Eh bien, effectivement, quand on en arrive à créer une certaine excitation, c'est ce qui peut se produire. Mais moi, je voudrais poser le problème à un niveau plus général. Qu'est-ce qui existe dans notre pays depuis maintenant une vingtaine d’années ? Une crise sociale, qui va sans cesse en s'approfondissant. Chômage, ghettoïsation des quartiers, violence, insécurité. Comment y répond-on ? La réponse républicaine, celle que je m'efforce d'apporter, c'est de dire qu'il faut définir des règles précises, des règles claires dans le domaine de la sécurité, dans le domaine de l'immigration, dans le domaine de la protection sociale, dans le domaine de l'identité nationale, qui, naturellement, est clairement une identité républicaine… »
S. Paoli
Face notamment au discours du Front national ?
J.-P. Chevènement
- « Face au discours du Front national, auquel on ne doit pas abandonner la Nation. Et c'est ce qui me vaut l'ire de certains. Et j'ai bien observé que, dès le lendemain des élections régionales, j'étais désigné comme un peu l'ennemi, pour avoir osé dire, le soir des élections : "Il ne faut pas abandonner le terrain de la Nation à Le Pen ». Parce que moi, j'en ai une autre idée que Le Pen. Le Pen développe une conception raciste, ethnique, de la Nation. Et l'idée qu'un certain nombre de gens développent, le Premier ministre et moi-même, c'est une conception républicaine de la Nation. C'est une communauté de citoyens. Chaque année, la France accorde la nationalité française à 100 000 étrangers. Y a-t-il un seul autre pays en Europe qui le fasse ? Non. La France est le seul pays à le faire à cette échelle, avec cette générosité. J'évoquais l'égalité des droits sociaux, que la loi que je présente au Parlement cet après-midi en dernière lecture, va consacrer. Je crois que nous sommes vraiment, là, dans le domaine de la perfection, de l'égalité des droits sociaux entre citoyens français et étrangers en situation régulière. Je dis bien régulière. Alors, où bien on fait comme si on pouvait effacer toutes les frontières, comme si les Nations n'existaient pas, mais à ce moment-là, on crée des peurs irraisonnées, et on jette certains de nos concitoyens, parmi les plus paumés, dans les bras de l'extrême droite. Ou bien on affirme des règles claires, et on dit que la Nation, c'est pour nous aussi, un moyen d'être responsables au monde. C'est une façon de créer des règles justes. Dans le domaine de l'immigration, un énorme travail a été fait par les préfectures. On a reçu plus de 100 000 personnes en situation irrégulière. Et je vous rappelais tout à l'heure les chiffres : 55 000 régularisés de fait, avec les récépissés, et puis 39 500 rejets. C'est une politique équilibrée : 92 % des Français se sont prononcés dans un sondage pour la maîtrise des flux migratoires. »
S. Paoli
Mais cela va être chaud tout à l'heure à l'Assemblée !
J.-P. Chevènement
- « Cela sera chaud. Mais pas de mon fait. Car ce n'est pas moi qui, comme je le lis dans quelques feuilles inspirées, allume le feu. Ce sont d'autres, qui paraissent pris de facilité, et parce qu'ils n'ont pas l'esprit d'abnégation qui va avec la citoyenneté, chercheront, à mon avis, à se positionner sur un problème qu'on aurait intérêt à faire sortir du débat politique. Parce que ce n'est pas rendre service aux immigrés, et particulièrement, naturellement, aux quatre millions et demi d'entre eux qui sont en situation régulière, que de vouloir toujours en faire l'enjeu des luttes politiciennes, des luttes franco-françaises. »